Télévision

La piste aux étoilés

Sémiologue

Construite sur la notoriété et la légitimité traditionnelle de chefs étoilés, l’émission Top Chef donne néanmoins une piètre représentation de leur pratique, ne parvenant qu’à souligner spectaculairement l’écart entre télé et réalité.

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D’un côté le guide Michelin vient d’attribuer ses prestigieuses étoiles ; de l’autre M6 lance la nouvelle saison de Top Chef. Deux faces et deux interprétations pour le moins différenciées de la gastronomie. Avec toutefois, au milieu, des chefs étoilés, figures se trouvant ainsi incarner le point de convergence des deux cultures. Venu des États-Unis, l’émission s’est, en effet, exportée en France grâce au soutien de grands chefs, à la fois marques de fabrique et cautions qualitatives du contenu. Ainsi pour cette neuvième saison — qui s’annonce déjà comme un succès avec 3 millions de téléspectateurs, soit 14,7 % de part d’audience mercredi dernier — les candidats sont encadrés et évalués par les étoilés Hélène Darroze, Philippe Etchebest, Jean-François Piège et Michel Sarran.

En utilisant les codes et les ressorts de la télé-réalité et en inscrivant l’émission dans ce genre télévisuel, la production construit un horizon d’attente, fait une promesse, celle de donner à voir la réalité, ou du moins certains aspects de la réalité du travail d’un chef. Mais il s’agit finalement moins de représenter des univers symboliques, qui mobilisent une richesse sensorielle, que de valoriser l’exploit gastronomique et la dimension émotionnelle. Les contraintes les plus dramatiques et le caractère extrême des conditions de production sont accentués (on court), les confidences et les sentiments des candidats sont sur-valorisés (on pleure). Et, comme dans toute télé-réalité, l’aspect compétitif s’avère central, sans cesse mis en scène à travers les différentes épreuves qui rythment le programme. Ces dernières servent non seulement à éliminer des candidats, mais surtout à faire monter la tension dramatique de l’épisode qui se construit autour de pics d’émotions plus intenses.

A priori omniprésente, la dimension gastronomique est alors finalement broyée par la mécanique de la télé-réalité, et ce programme nous laisse sur notre faim.

Cette construction fragmentaire permet aussi de rythmer un programme relativement long, puisque des décrochages et raccrochages sont régulièrement possibles, la construction dramatique ne reposant pas sur l’ensemble de l’émission mais sur des séquences indépendantes. A priori omniprésente, la dimension gastronomique est finalement asservie par la mécanique de la télé-réalité, et c’est assurément une faiblesse du programme. Beaucoup d’emprunts sont d’ailleurs faits à d’autres émissions du genre : on retrouve par exemple le côté « extrême » et la mise en danger de Koh-Lanta, ou encore les échanges sur-joués entre membres du jury et la mise en concurrence des chefs, qui font songer à The Voice. Le téléspectateur se trouve pris en tension entre le sujet — la gastronomie — , et la forme — la télé-réalité —, et ne se trouve jamais en mesure d’enrichir ses connaissances culinaires : aucun geste technique n’est explicité, aucune information n’est donnée sur les produits ou les assemblages.

Pas surprenant alors de constater que les commentaires qui émanent des professionnels de la gastronomie, extérieurs au programme, soient souvent peu enthousiastes. En effet, le lancement de cette neuvième saison a donné l’occasion à certains chefs de s’exprimer sur cette transposition d’un univers, le monde de la gastronomie, à un autre, celui de la télévision. Ils pointent le décalage entre la promesse de départ et le résultat, ce qui produit de facto une réception déceptive pour ceux qui connaissent la réalité. En regardant Top Chef, j’ai repensé à une discussion avec Michel Troisgros, au cours de laquelle il m’a confié déplorer l’image donnée par cette transposition. Pour lui, le programme n’était absolument pas représentatif de ce qui se passait en cuisine. Peu de temps après, je croisais les propos de Bruno Verjus, chef engagé du restaurant La Table à Paris, qui partageait l’opinion de Michel Troisgros, ajoutant que cette mise en spectacle organisée par la production faisait appel « aux instincts les plus basiques » du téléspectateur. Il est vrai que la compétition induit une tension dramatique sans cesse renforcée par la réalisation : musique omniprésente accentuant les climax, effets de niveaux sonores grandiloquents, spectacularisation à outrance, pression, déstabilisation, les ressorts de la télé-réalité sont bien mobilisés. Les enjeux évoqués relèvent du danger du décalage entre télé et réalité.

Si l’on aborde la question en se demandant si une telle mise en scène est représentative de la réalité, on ne peut que remettre en question la pertinence du programme. Effectivement, l’ambiance ne correspond pas à ce qui se joue en cuisine et elle donne une fausse image d’un univers très codifié. Dès le générique, la production fait un pas de côté par rapport à cette réalité attendue : les portraits des candidats, devenus des archétypes de personnages de fiction, se succèdent sur une musique datée, et la réalisation emprunte davantage à l’esthétique d’une série adolescente qu’à l’univers de la gastronomie. La lecture est d’emblée brouillée, et le téléspectateur se trouve projeté dans un univers plus fictionnel que réel.

À partir de ce constat, la question de la transposition d’un univers dans un autre doit être interrogée. Donner à voir le monde de la cuisine tout en intégrant les contraintes de la télévision provoque une tension liée aux enjeux de performativité de celle-ci. L’imaginaire du goût regroupe une multitude d’univers symboliques qui font appel aux cinq sens, et en raison de ses contraintes techniques, la télévision se trouve dans l’impossibilité matérielle de partager goût, odeur, et toucher. Malgré cela, de nombreuses émissions font le pari de transmettre l’intransmissible. Selon l’angle choisi, la mise en scène change, et du plus didactique au plus poétique, la performance sensorielle se déplace.

Cette confusion permanente contribue à placer le téléspectateur dans une position ambiguë, entre proximité et éloignement, entre compétence et incompétence.

La représentation des cuisiniers en action est ainsi une constante de cette émission : elle se place à la frontière d’une logique d’accessibilité (on nous montre les techniques de réalisation des plats) et d’une logique d’expertise (le niveau requis pour réaliser les plats est élevé). De plus, les phases de préparation se situent entre logique de temps réel et logique de résumé visuel, l’ellipse étant préférée à l’exhaustivité par un important travail de montage. Avec agilité et sous les yeux du téléspectateur, chaque cuisinier professionnel procède à l’agencement des ingrédients exposés, à la réalisation effective. La particularité de cette émission repose sur le fait que les participants sont tous des professionnels, le savoir-faire étant alors pas posé comme un objectif accessible pour le spectateur-amateur. Le processus d’imitation s’en trouve donc considérablement freiné, et renforce l’idée que l’objectif premier n’est ni la transmission de compétences ni l’invitation à la reproduction de gestes spécifiques mais bien seulement la spectacularisation. Là encore, insistons sur la tension entre facilité apparente de la réalisation et remise en question immédiate de cette facilité. En effet, cette apparente simplicité, exprimée par les gestes rapides et aisés des chefs, est relativisée par la sophistication des plats réalisés, par le statut du professionnel, mais également par les imprécisions pédagogiques. Cette confusion permanente contribue à placer le téléspectateur dans une position ambiguë, entre proximité et éloignement, entre compétence et incompétence.

L’intérêt majeur du programme n’est donc pas d’apprendre à cuisiner mais plutôt de susciter un intérêt pour l’alimentation et la gastronomie, de remettre celles-ci au cœur des préoccupations, de donner le goût et l’envie de faire soi-même. Il reste pourtant des contradictions inhérentes au média en lui-même car si les chefs étoilés se doivent d’être les garants de la qualité, d’un travail sélectif sur le produits, d’un échange de proximité avec les producteurs, ils se retrouvent acteurs d’un programme interrompu par des publicités proposant régulièrement des produits issus de l’industrie agro-alimentaire, peu valorisable en termes de qualité. Enfin, malgré la présence de chefs renommés, il manque à cette émission une ampleur gastronomique, ainsi qu’une véritable valorisation du geste technique et du produit de qualité. Même les critiques formulées par les chefs lors des dégustations manquent de complexité, de saveurs, restent indigentes, laissant bien souvent le téléspectateur sur sa faim.


Camille Brachet

Sémiologue, Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication à l'Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis (Laboratoire DeVisu/LSC)

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