Littérature

Elena Ferrante, plus belle l’amie

Sociologue

Si les raisons du succès d’un best seller demeurent largement mystérieuses, rien n’empêche de risquer des hypothèses pour tenter de saisir en quoi un livre entre en résonance avec l’époque. Au moment où paraît enfin « L’enfant perdue », quatrième et dernier tome de « L’amie prodigieuse », que peut bien nous dire la saga d’Elena Ferrante de la situation des femmes aujourd’hui ?

Le quatrième et dernier tome de la saga d’Elena Ferrante L’Amie prodigieuse est sorti. Sur un réseau social bien connu, une amie, plus prompte à compter les jours qui la séparent du mois de mai et des apéros en terrasse qu’à se coucher tôt, déclare ne plus être là pour personne, mettre les enfants au lit à 20h25, et se coucher elle-même à 20h45, pour lire. Je ne lui jetterai pas le premier Poche à la tête, moi qui, après avoir lu les deux tomes en français, et pour ne pas à avoir à attendre la traduction de la suite, ai envisagé d’apprendre l’italien, et, faute de temps pour une telle entreprise, les ai lus… en anglais. Pour échapper à l’addiction, pour en finir avec l’obsession pour Elena Greco et Raffaella Cerullo.

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Mon amie et moi n’étions certes pas les seules, à en juger par les piles de livres dans les kiosques de gare, et au nombre de lectrices (dans ce féminin universel, on dénombrait certes peu d’hommes) des transports en commun plongées dans les aventures de ces fillettes napolitaines, dont l’histoire accompagne celle de l’Italie de la deuxième partie du vingtième siècle.

Les best-sellers remportent un tel succès parce qu’ils entrent en résonance avec les préoccupations, valeurs, fantasmes ou angoisses d’une époque, auxquels ils amènent des réponses.

Dans Hard Romance, Eva Illouz tentait de comprendre l’engouement pour une série d’un autre genre, Cinquante nuances de Grey. Rien de commun apparemment : aucune réputation sulfureuse pour L’Amie prodigieuse, où on peinerait à trouver une scène de sexe BDSM. Contrairement à Cinquante nuances de Grey, le pivot de la saga n’est pas une histoire de séduction, d’amour, d’érotisme  – quel que soit le terme que l’on veuille employer – entre un homme et une femme, mais une histoire d’amitié (compliquée), tout au long de la vie de deux filles. Les titres le signalent : centré autour de Grey, d’un côté, et de cette amie prodigieuse, incroyable, solaire et extraordinaire qu’est Raffaella, surnommée Lila. Ce sont d’ailleurs les deux amies qui illustrent les couvertures des divers tomes : sur les photos en noir et blanc des éditions de poche, éclats de rire et mines effrontées de l’enfance (tome 1), sourires complices et maillots de bain vintage (tome 2), imprimés vichy et à fleurs, l’une, jambes écartées, sur le porte bagage de l’autre (tome 3), et, pour le dernier tome, les mains de l’une enserrant celles de l’autre, comme pour la conseiller, comme pour la consoler. Le noir et blanc, l’ambiance surannée, le logo Gallimard, tout va bien, la légitimité est sauve, on est loin des menottes, des masques et des nœuds de cravate de Cinquante nuances de Grey, ou même des couvertures très colorées des éditions originales.

Pour Eva Illouz, les best-sellers remportent un tel succès parce qu’ils entrent en résonance avec les préoccupations, valeurs, fantasmes ou angoisses d’une époque, auxquels ils amènent des réponses. Ainsi, selon la sociologue, la saga érotique incarnerait « le triomphe final d’un point de vue féminin dans la culture, centré sur l’amour et la sexualité, sur les émotions, sur la possibilité (ou l’impossibilité) de vivre une relation amoureuse sur le long terme avec un homme, ainsi que sur l’entremêlement de la souffrance et du plaisir dans les relations amoureuses et sexuelles » (p 11).  Le succès vient également de ce que l’autrice, E.L James, pimenterait ses réflexions sur les apories des relations hétérosexuelles contemporaines de quelques petits conseils pratiques en matière de sexualité, l’époque étant à la littérature self help (la hausse des ventes des accessoires décrits dans les livres en étant d’ailleurs un signe concret).

Eva Illouz le souligne à juste titre, « expliquer rétrospectivement pourquoi un livre est devenu un best-seller est un exercice délicat, puisqu’il nous expose à un reproche possible : celui de sembler expliquer un succès comme s’il avait été inévitable, alors même que personne n’avait pu le prédire » (p 25). Elena Ferrante n’est en effet pas une nouvelle venue dans le paysage littéraire, et ses romans précédents étaient restés – du moins en France – plutôt confidentiels, même s’il est assez fascinant d’y retrouver, en germe, ce qui se déploiera dans les quatre tomes de la saga qui a fait son succès. S’il faudrait bien évidemment mener toute une enquête pour pouvoir parler des réceptions effectives, quelles hypothèses pouvons-nous esquisser afin de comprendre en quoi les aventures d’Elena et Lila entrent en « résonance » avec les préoccupations contemporaines ?

Certes, le livre emporte par son ampleur, qui embrasse un demi-siècle d’histoire italienne, toujours racontée selon la perspective d’Elena, qui grandit dans les quartiers où sévit la Camorra, fréquente les milieux féministes et gauchistes, tandis que Lila tente d’organiser la révolte prolétaire dans l’usine où elle travaille. La dimension cinématographique est indéniable, tant ça parle haut, ça parle fort le dialecte napolitain dans les rues du quartier, tant les personnages se bousculent, leurs prénoms ricochant de surnoms en diminutifs, tandis que chacun des tomes se clôt par un cliffhanger digne des séries télévisées les plus addictives.

Si L’Amie prodigieuse a un tel succès, c’est ainsi peut-être parce que la saga est centrée sur ces deux femmes, qu’elle offre, enfin, un récit initiatique, un « Bildungsroman » au féminin.

Mais ce n’est pas tout : le livre – a priori – a été écrit par une femme, met en scène deux femmes, autour desquelles gravite toute une série de personnages, et est principalement lu, sans doute, par des femmes (en tout cas dans les transports en commun…). La saga s’ouvre avec la disparition de Lila. Elena, pour lutter contre l’effacement de son amie, l’évanouissement des traces et des souvenirs, se met à écrire. C’est donc cette recherche du temps perdu, cette quête éperdue de la disparue que l’on lit. Mais Lila, cette fois encore, sera la plus forte : tout comme le dernier tome s’intitule L’enfant perdue, le livre se clôt sur la constatation de la perte irrémédiable, l’amie, comme le temps, ne seront pas retrouvés.

Si l’absence est l’événement qui enclenche la narration, ce sont bien les personnages de ces deux femmes qui habitent tout le livre, traversant les tomes et les décennies. Il existe en sociologie de l’éducation un terme qui désigne tout ce que l’école enseigne de façon implicite, sans que ce soit inscrit dans les programmes : le « curriculum caché ». La critique féministe a montré combien la littérature enseignée à l’école participe de ce curriculum caché : les filles parcourent leur scolarité en lisant – de façon majoritairement écrasante – des romans écrits par des hommes, mettant en scène des héros masculins : une femme passera la plupart de son temps à s’identifier aux personnages de garçon ou d’homme, ou à adopter la vision masculine sur les femmes. Est-ce pour cela que se détachent de mon enfance de grande lectrice Les quatre filles du docteur March, de Louise Alcott, L’Histoire d’Helen Keller, de Lorenaa Hickok, Jane Eyre, d’Emily Brontë, et plus tard, la Mrs Dalloway de Virginia Woolf ? Si LAmie prodigieuse a un tel succès, c’est ainsi peut-être parce que, tout simplement, la saga est centrée sur ces deux femmes, leurs trajectoires, et leurs préoccupations, qu’elle offre, enfin, un récit initiatique, un « Bildungsroman » au féminin.

Il ne s’agit pas d’essentialiser les façons d’écrire ou de voir le monde. Mais l’écriture, comme les représentations, est socialement située, et, sauf à croire encore au Génie ou au Créateur incréé, on écrit de là où on a été éduqué.e, et à partir des expériences vécues, qui différent selon que l’on soit – entre autres – un homme ou une femme. Or, celles-ci ne se résument pas aux hommes : ce sont en effet, chacune à leur façon, et avec leurs moyens, des femmes qui veulent s’émanciper : Elena le fera par les études, Lila, dont les parents ont refusé qu’elle poursuive au collège, par sa capacité d’agir, cette « agency », concept difficilement traduisible et qui désigne les ressources, les marges de manœuvre et d’action des individus, même en situation extrêmement contraintes, comme un espace de jeu dans l’étau des déterminismes. La saga passerait en effet haut la main le test de Bechdel, inventé par l’autrice de bande dessinée Alison Bechdel du même nom pour évaluer la portée féministe des films : dans l’Amie prodigieuse, ce sont les femmes qui parlent, et elles ne parlent pas que des hommes. Malgré les mariages, malgré les liaisons passionnées de l’une et de l’autre, c’est l’amitié qui est au cœur du livre. On est loin de la vision irénique d’une sororité utopique : jalousies, reproches, disputes émaillent, tout au long de leur vie, la relation complexe des deux femmes, bien plus importante que celles qui les lient aux hommes -finalement bien falots ou décevants- qu’elles croisent au long de leur trajectoire.

Si leurs destins entrent en résonance avec notre époque, c’est bien également parce que l’une comme l’autre, on l’a dit, tentent, comme elles peuvent, de s’émanciper. Janice Radway comme Eva Illouz le remarquaient quand elles étudiaient l’une la réception des romans sentimentaux, l’autre celle de Cinquante nuances de Grey. Ces romans, à leur façon, mettent en scène les injonctions paradoxales dans lesquelles sont prises les femmes aujourd’hui : recherche de l’autonomie et souci des autres, épanouissement individuel et perte de soi dans l’amour – pour un amant, pour les enfants, désir de rompre et de maintenir les liens tout à la fois. Elena, toute bardée de ses diplômes, peine à trouver un lieu à soi, pour reprendre la traduction faite par Marie Darrieussecq du fameux « room of one’s own » de Virginia Woolf. Et parce que les enfants pleurent, parce qu’on culpabilise de les laisser, petit à petit, dans la fatigue et l’amertume, se cristallise le plafond de verre, se rétrécit l’espace des possibles, même en dehors des limites du quartier. On a beau avoir beaucoup lu, avoir beaucoup refait le monde, les choses se compliquent quand c’est – au quotidien – son propre monde qu’il s’agit de changer.

Il est bien plus simple de s’identifier, quand on est une lectrice, à Elena, à ses doutes, et à son perpétuel manque d’estime d’elle-même, persuadée qu’elle est d’être une usurpatrice, de n’être que l’ombre portée et laborieuse de la solaire Lila.

Mais la condition de femme n’est pas la seule facette de cette identité qui colle aux semelles, même quand on voudrait s’envoler  : l’une fait des études, devient universitaire, l’autre, pourtant la plus brillante, reste dans le quartier, mais, en véritable entrepreneure, enchaîne les innovations. Et pourtant, même celle qui fuit ne peut échapper à sa socialisation d’origine : Elena, face aux héritiers qu’elle côtoie dans son nouveau monde, se sent toujours empotée, empruntée, bêtement et terriblement scolaire, dépourvue de l’aisance acquise par les générations antérieures, seconde nature qui se lègue de façon bien plus sûre que les patrimoines. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la narration soit portée par Elena : elle est – ou se pense –  la plus commune des deux, celle qui a eu la chance de faire des études, tandis que Lila, elle, est extra-ordinaire, au sens fort du terme. Janice Radway et Eva Illouz le remarquaient sur les corpus qu’elles étudiaient, aux héroïnes finalement banales : il est toujours difficile de s’identifier aux personnages trop beaux, trop brillants. Il est bien plus simple de s’identifier, quand on est une lectrice, à Elena, à ses doutes, et à son perpétuel manque d’estime d’elle-même, persuadée qu’elle est d’être une usurpatrice, de n’être que l’ombre portée et laborieuse de la solaire Lila.

En une mise en abyme finale, Elena s’interroge sur le rôle dans la disparition de son amie du roman qu’elle a écrit sur leur enfance, concluant ainsi en une sorte de pirouette le livre que le lecteur ou la lectrice tient entre les mains. D’autant que le mystère demeure sur l’identité de la romancière, et sur la portée autobiographique de la saga, puisque la narratrice porte le même prénom, et qu’elle ne cesse de livrer ses monologues intérieurs. Ces questionnements perpétuels sur ses états d’âme peuvent irriter, et certaines critiques sur les blogs de lecture déplorent que ces fréquents passages dessinent une héroïne souvent mesquine, souvent jalouse, perpétuellement en quête de ce qui la définirait, et lui permettrait d’échapper à l’emprise et la fascination pour celle qui, malgré tout, est son amie. Contre l’illusion biographique, qui trouve des logiques et cohérences rétrospectives, on peut y lire au contraire les errements et tâtonnements dans la définition de soi, cette sensation d’avancer dans le brouillard, si manifestes dans les écrits ordinaires de l’intime, qu’il s’agisse des journaux intimes ou des correspondances. Et c’est jusqu’à l’écriture qui porte cette ambiguïté : façon de se délivrer, ou au contraire, de se laisser habiter par l’absente, tentative, en tout cas, de mettre les mots sur sa propre histoire, d’avoir voix au chapitre.

La saga est terminée. Le quatrième tome a été traduit et je peux tout relire en français, même si j’ai patienté en lisant les romans précédents d’Elena Ferrante. Je me souviens avoir pleuré, adolescente, parce que je venais de finir Sarn, un roman que j’avais adoré, et dont j’ai totalement oublié l’histoire. J’ai grandi, je ne pleure plus quand je termine un livre. Mais je suis heureuse que dans un coin de ma tête, Jo March et Helen Keller aient dû se pousser pour faire une place à leurs nouvelles grandes sœurs napolitaines.

Elena Ferrante, L’Enfant perdue, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 560 pages, 23, 50 €


Christine Détrez

Sociologue, Professeure à l'ENS-Lyon

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