Rêveries du critique solitaire
Avant de rédiger ce texte, je décide de faire une sieste, afin de trouver réponse à quelques questions que me pose L’Iguane, rétrospective partielle de Louise Hervé et Chloé Maillet au Crédac d’Ivry. Comme l’exposition convoque à la fois le spiritisme et Rousseau, j’ai même pensé à chercher un gros chien danois et à l’obliger à me renverser, afin de faire un mini-coma et perdre toute « notion distincte de mon individu », comme l’écrit l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire. Mais c’était trop compliqué.
Deleuze spirite
Dans l’état léthargique de la sieste (de Léthé, fleuve des Enfers où les âmes boivent l’oubli avant de retourner sur terre), je trouve la confirmation, en remontant à mes premières expériences de dessinateur, vers l’âge de cinq ans, que le remplissage de la feuille et l’itération maniaque de motifs sont le signe qu’on ne dessine, à cet âge-là, qu’une partie d’un tout infini et qu’en plus, on fabrique des effigies et des caractères cabalistiques qui ne représentent pas le monde mais sont un monde en soi, sur lequel on a tout pouvoir et auquel on fait subir nos désirs. Bref, que le dessin est performatif. Sans aucune vergogne, j’applique cette anamnèse aux tableaux d’art brut, fractals ou remplis à bloc, que Hervé & Maillet ont rassemblés dans la première salle de l’exposition, d’autant qu’il s’agit plus précisément d’art médiumnique. Le peintre spirite, qui prête sa main à un esprit, fait peut-être un peu comme moi mioche : il donne forme, par la répétition et le débordement, à un monde infini.
Tous les jours ont lieu des performances, variant selon les heures et selon les deux « actes » de l’exposition. Le jour du vernissage, j’assiste au Phalanstère de Mars, qui met en rapport les cercles spirites d’Allan Kardec (1804-1869) et les utopies sociales de Fourier et Saint-Simon. Je lis plus tard un article de Nicole Edelman [1] qui clarifie ces rapports : les esprits qui s’expriment à la fin des années 1850 ont les mêmes idées que « les premières féministes saint-simoniennes ». Pourquoi ? D’abord parce que les médiums sont essentiellement des femmes, et qu’elles prennent parfois la plume sans la dictée des esprits… Ensuite, parce que la réincarnation « peut s’effectuer dans le corps d’un homme ou d’une femme, d’un Noir ou d’un Blanc » et que cela « oblige les croyants spirites à réfléchir à ce que signifie l’égalité ». Dans les premières sociétés spirites, qui « se développent (…) dans un milieu populaire », les femmes (et les esprits) sont ainsi favorables au divorce et à l’avortement.
Pourtant aucun discours de type féministe n’est manifeste ici, alors que le duo avait ouvertement travaillé le sujet du matriarcat et de la réclusion domestique en 2012. Chloé Maillet m’indique que le sujet est pourtant là, mais souterrain. Pour l’instant, j’en reste à la question du collectif et du « peuple » qui permet de passer d’une salle à l’autre, du phalanstère aux artistes médiumniques et à Rousseau. Entretemps, je me dis que ma méthode critique habituelle, qui consiste à essayer de me glisser, y compris par la sieste, dans le geste créateur de l’artiste (tel l’amateur de foot qui se lève et crie devant sa télé, comme s’il allait sauter dans le corps du joueur pour marquer le but à sa place) n’est pas sans rapport avec le spiritisme et sa croyance que nous sommes tous un même Esprit. Je tiens cette méthode d’un Deleuze vaguement phénoménologue. Je relis sa définition du percept (le percept est ce que crée l’artiste) : « un ensemble de perceptions ou de sensations qui survit à celui qui les éprouve [2]. » Soudain, je bute sur le mot « survit » qui ne m’avait jamais frappé jusqu’ici. Une relecture spirite de Deleuze semble s’imposer. D’autant que le rhizome est une figure fractale, comme les dessins des médiums.
Quelques jours après, je tombe sur l’un des trois passionnants articles que Thomas Golsenne, professeur d’histoire des arts visuels et directeur de recherche à la Villa Arson, a consacré à Hervé & Maillet. Il reprend l’analyse des rapports entre arme, bijou et runes qu’on trouve dans Mille plateaux. Ainsi, écrivent Deleuze et Guattari, les petites plaques ornementales en or et argent « constituent des traits d’expression de pure vitesse (…) Elles donnent aux couleurs la vitesse et la lumière, faisant rougeoyer l’or, et faisant de l’argent une lumière blanche. Elles appartiennent au harnais du cheval, au fourreau de l’épée, au vêtement du guerrier, à la poignée de l’arme ». Bon sang, me dis-je, moi qui n’avait préparé pour commenter les deux autres salles de l’expo que « Les maladies du costume de théâtre » de Barthes, me voilà gros-jean comme devant.
Interlude
Pour ne pas vous perdre, voici le plan de l’exposition. Elle s’organise en trois parties, plus un petit cinéma, et aussi une « salle sans nom » qui n’ouvre que lors des performances. La première salle, donc, expose des peintres spirites et une vidéo en cours de tournage, L’Iguane. Dans la deuxième, Spectacles sans objet (2016), installation comportant film, diaporama et disque vinyl, traite de l’interdiction des costumes de théâtre sous la République de Cromwell, du spectacle selon Jean-Jacques Rousseau et de la reconstitution de l’antique chez les révolutionnaires français et le peintre David. La dernière salle est consacrée à Pythagore et les monstres avec deux projecteurs super 8 alternant deux fragments (?) du film Pythagoras and the monsters (2012). Dans le cinéma du Crédac, quatre films de Hervé & Maillet. Et par ailleurs, donc, huit performances-conférences réactivées.
Pour ne pas me perdre, je liste ce que je dois articuler :
— la communauté et le théâtre, mais aussi le roman feuilleton et le film de genre ;
— le costume, la musique et la performance, mais aussi désormais la question de l’ornement et du nomadisme ;
— la proximité du cinéma de Hervé & Maillet avec ceux de Serge Bozon et Emmanuel Mouret (qui joue dans Ce que nous savons…, 2007, et Un projet important, 2009), via Laurent Lacotte, leur acteur fétiche.
— le fait que ces deux femmes filment les fesses des garçons comme si elles étaient des hommes gays – mais c’est peut-être moins important, quoique.
Pythagore bisexuel
Sur la communauté, c’est assez facile : la vidéo l’Iguane, dont un extrait est visible dans un coin de la pièce, sur un écran vertical, montre un groupe de jeunes gens, filmé en top shot, qui semble chercher les meilleures positions pour réaliser quelque chose ensemble. Peut-être participent-ils à une fête rousseauiste[3] où chacun « se voit et s’aime dans les autres ». La Lettre à d’Alembert revient dans Spectacles sans objet, film tourné en partie à Ermenonville, dans le parc Jean-Jacques Rousseau, parmi les folies de Girardin et devant la tombe du philosophe. Cette œuvre amène au moins deux questions. La première, c’est celle donc de la communauté. Rousseau s’oppose, on le sait, au théâtre et propose un « spectacle sans objet » : « donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ». On ne peut s’empêcher d’y voir une définition de la performance, ou du moins de celles d’Hervé & Maillet : leurs performeurs racontent une histoire mi-vraie mi-loufoque où l’on apprend toujours quelque chose.
Il est pratique ici d’aller chercher le célèbre « Conteur » de Walter Benjamin[4]. Seul le conteur est capable de réenchanter la communauté quand « tous les matins nous sommes informés des nouvelles du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires curieuses. » Curieuses, les histoires d’Hervé & Maillet le sont en effet. Les deux artistes ont publié en 2012 dans Le Républicain lorrain un roman-feuilleton de genre gothique : Attraction étrange. Et leur œuvre se nourrit du cinéma de genre, de préférence série B, cf. Pythagoras and the monsters. La description que fait Benjamin du partage narratif convient assez aux performances du duo : « Ce que le narrateur raconte, il le tient de l’expérience, de la sienne propre ou de l’expérience communiquée. Et à son tour il en fait l’expérience de ceux qui écoutent son histoire. (…) Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte ». Si l’on ajoute à cela que « le grand narrateur aura toujours ses racines dans le peuple et tout d’abord dans les classes artisanales », nous voilà peut-être rendus aux ouvriers spirites affabulant d’autres mondes.
La deuxième question que soulève Spectacles sans objet est celle du costume : « Pourquoi les costumes de théâtre ont-ils été interdits en Angleterre sous la République de Cromwell ? Qui étaient les jeunes méditateurs révolutionnaires qui pensaient en 1799 que la reconstitution historique allait changer l’humanité ? Pourquoi les saint-simoniens chantaient-ils l’habit nouveau, qui dise à tous espoir, espoir ? » On pourrait gloser sur le mensonge théâtral et renvoyer la reconstitution historique à la problématique du conteur : « il y a toujours un campement d’histoire vivante en arrière du champ de bataille, explique une des voix off du film. Pendant deux jours, ils font la cuisine, ils lisent, ils écrivent des pamphlets, ils bavardent, ils jouent à la balle. Cela peut paraître insignifiant, mais c’est là que se joue le plus important de la reconstitution ».
La remarque de Golsenne sur Deleuze et l’ornement ouvre pourtant une autre voie : « Pourquoi les armes sont-elles ornées ? demande le chercheur. Parce que l’ornement a pour effet d’intensifier son support, parce que l’éclat des matières précieuses transforme la lourde matière de l’objet en lumière rapide ». Et d’invoquer une « « sémiotique affective », comme disent encore Deleuze et Guattari à propos des runes, écriture ornementale par excellence, qui transmet non pas un message mais un désir. »
Pour les runes, on peut se rapporter au dessin répétitif et performatif du spirite. Si l’apport de Golsenne, antérieur à Pythagore et les monstres, me paraît par ailleurs si pertinent, c’est parce que dans la troisième salle, le héros grec dévoile sa mythique cuisse en or, entre deux plans de préparatifs au combat. Aussi bien, me dis-je rétrospectivement, ce n’est pas tant le costume qui importe dans Spectacles sans objet que ce qui « fait costume » : l’ornement en tant que « pure vitesse ». Le costume ici ne représente rien : il est un moyen, un désir, un véhicule révolutionnaire (ou une « machine de guerre nomade »). C’est sans doute le sens de la dernière phrase de Spectacles sans objet, que le scénario met dans la bouche du personnage de Maurice Quays, peintre néoclassique fondateur de la secte des barbus : « Il faudra au moins deux cents ans à l’homme pour concevoir le costume qui saura le guider vers cette transformation » (à savoir une vie totalement artistique).
Quant à savoir pourquoi Hervé & Maillet filment les garçons comme si elles étaient des mecs homos (et raccordent, dans Spectacles sans objet, des membres masculins et féminins comme s’ils étaient un même corps), cette demi-boutade me permet de revenir à Walter Benjamin, et à la réincarnation chez les spirites. « L’homme juste » en qui se reconnaît le conteur, analyse Benjamin, possède chez Leskov « un trait maternel qui s’élève parfois jusqu’au mythique ». Et de prendre l’exemple d’un personnage de paysan dont la « bisexualité devient le symbole de l’homme-dieu. À ce degré Leskov croit voir atteinte l’apogée de la créature et comme un pont entre le monde terrestre et supraterrestre. » On ne sera pas étonné de lire sous la plume d’Etienne-Jean Delécluze, camarade de jeunesse de Quays, que ce dernier était « le plus beau type de l’organisation humaine » et « l’homme que la divinité avait marqué d’un véritable sceau d’apostolat ». Quant à Charles Nodier, il compare Quays… à Pythagore.
Coda
Pour finir très vite, Pythagoras et les monstres me semble renvoyer à une dernière partie de la question spirite et communautaire : les strates d’une mémoire anthropologique. Ce très bref film ressemble à un found footage : il n’y a aucun récit, uniquement des gestes inachevés, des moments d’attente. C’est la bonne « histoire » selon Benjamin, geste artisanal immémorial débarrassé « de toute explication ». Dans leurs autres films, on se met aussi soudain à chanter et danser, ou bien on déclame, statufié, comme dans Mods (2003) de Bozon : confluent du conte, du rite et de la fête rousseauiste. La filmographie de Hervé & Maillet emprunte par ailleurs au grand écran ses comédiens (Brigitte Rouän, Lolita Chammah,…). Cette façon de « doubler » le cinéma se rapporte sans doute plus largement à la structure en « poupée russe » de leur œuvre : une référence renvoie toujours à une autre.
Je reviens à l’anamnèse : c’est l’effet que me fait particulièrement Pythagore et les monstres, mais certains autres de leurs films aussi. Comme s’ils étaient des fragments de mythes manifestes, dont le contenu latent reste sur le bout de la langue. Dans Un projet important (2009), une société implante des souvenirs dans le cerveau de ses clients et dans Un passage d’eau (2014), « des archéologues amateurs plongent sur les sites d’anciens naufrages, et tentent de préserver leurs découvertes subaquatiques des outrages du temps » tandis qu’un « groupe de retraités a formé un club dont l’objet principal est d’accéder à la vie éternelle. » Dans cette guerre entre l’immémorial et la mémoire, il reste heureusement la solution Hervé & Maillet. Elles ont fondé l’I.I.I.I., « International Institute for Important Items », une version ludique de l’archéologie, où tout ce qu’on a oublié se réinvente automatiquement en autre chose, ajoutant au grand fonds commun de la création humaine.
L’Iguane, jusqu’au 25 mars au Crédac d’Ivry
http://iiiiassociation.org/