De la (con)sidération
L’abeille et l’araignée. L’une vole, plonge, pique. L’autre, patiente, prend le temps de tisser et déployer sa toile. Les deux stratégies sont pareillement efficaces car le lecteur est dans les deux cas saisi et doit reconnaître qu’il est en présence d’un message qu’il ne peut ignorer. Sur le terrible sujet de la machine exterminatrice nazie, la demi-heure de Nuit et Brouillard de Jean Cayrol et Alain Resnais vaut les neuf heures de Shoah de Claude Lanzman. Si les deux perspectives, morales et esthétiques, ne sont pas similaires et qu’une trentaine d’années séparent les deux œuvres, répondant à des besoins du public différents, il demeure que les films ont exercé avec des moyens contraires un même effet sur leurs spectateurs, un éveil de conscience à la force émotive irrésistible.
Avec un livre petit format de 73 pages et un second alignant près de 270 denses pages, Marielle Macé et Corine Pelluchon, l’abeille et l’araignée, installent toutes deux et avec la même vigueur un champ éthique dont la pertinence écrase de son évidence toute conscience dans la situation actuelle, celle regroupant trop d’exclus, les migrants, les faibles, les démunis, au sein de sociétés qui possèderaient ce qu’il faut, et plus, pour les inclure. Cette injonction prend chez toutes deux le nom de considération. L’essai de Marielle Macé cible une question précise que son titre inclut : Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017. L’essai de Corine Pelluchon se donne davantage comme un « traité des vertus », de portée plus générale, que le titre, de même, indique : Éthique de la considération.
Me reprochera-t-on le recours métaphorique à deux animaux associés à l’inconfort et à la frayeur ? Je le maintiens car déranger le lecteur en secouant son apathie représente la visée des deux livres – et puis l’abeille donne son miel tandis que l’araignée protège d’insectes nuisibles, pas si méchantes que cela. La sidération équivaut à une paralysie devant les horreurs du monde qui pèsent tant qu’elles empêchent d’intervenir. Soit par lâcheté, soit par cynisme, soit par résignation. Lutter contre ces impasses morales passe par l’usage de la considération – l’étymon latin cum, avec, sonne la sortie de l’égoïsme (avec les autres, avec le monde, avec la nature) qui mène à l’action. Au nom de quoi ? D’une « transcendance » qui pour Corine Pelluchon est « transdescendance », à savoir une transcendance dans l’immanence, prenant en compte « l’ensemble des générations et des vivants » (p. 99), d’un « monde urbain qui vient et qui pourrait venir autrement » (p. 46) pour Marielle Macé.
La pensée de Corine Pelluchon se fait généalogie, sociologie, pédagogie, esthétique, avec pour chaque orientation un retour obligé vers le réel, le soin à porter aux individus écrasés dans les systèmes économistes, les animaux maltraités, la nature meurtrie.
Sur la couverture du livre de Corine Pelluchon, la reproduction d’un tableau de Berthe Morisot présente une mère qui regarde avec tendresse dans un berceau un bébé qu’on imagine le sien. Elle le regarde avec tendresse mais y perce aussi une préoccupation, les deux sentiments tramant la définition de la considération : être tourné vers l’autre et attentif à ses besoins en précisant que pour Corine Pelluchon l’altérité est humaine autant qu’elle s’applique à l’ensemble du monde dans lequel s’insère l’humain et qui comprend la nature et les animaux. « Visage de la considération » (p. 142), le nouveau-né est, via Arendt, l’emblème de l’entreprise intellectuelle de la philosophe car il symbolise la capacité de renouvellement et l’interdépendance, diachronique et synchronique, de l’humain. Éthique de la considération est un ouvrage de philosophie, structuré et argumenté comme tel. L’auteure y est tour à tour cistercienne – Bernard de Clairvaux lui fournit son matériau de réflexion initial –, spinoziste, kantienne, lévinasienne, arendtienne et, plus ponctuellement heidegerrienne. Reprenant les analyses qu’elle a précédemment développées pour défendre la cause animale ou la cause écologique, elle s’appuie également ici sur des mouvements proches de sa pensée tels que l’éco-psychologie ou l’éco-féminisme.
Ces sources montrent assez qu’il s’agit d’éthique mais la spécificité de la démarche de Corine Pelluchon est que cette éthique n’est jamais détachée de sa dimension concrète, la « chair » (p. 103) au niveau de laquelle lequel le sujet éprouve son rapport aux autres et au monde, le « corps vivant » qui déborde le « corps vécu » (p. 114) « la liaison ombilicale des vivants » (passim) selon l’expression empruntée à Ricœur, la corporéité qu’elle explora dans son livre Les nourritures. Philosophie du corps politique (2015). La pensée de Corine Pelluchon se fait généalogie, sociologie, pédagogie, esthétique, avec pour chaque orientation un retour obligé vers le réel, le soin à porter aux individus écrasés dans les systèmes économistes, les animaux maltraités, la nature meurtrie. Humilité et générosité, vulnérabilité et responsabilité, reconnaissance et attention, des binômes qui tentent de cerner les voies par lesquelles le sujet peut s’ouvrir à la convivance : « passer du “vivre de” au “vivre avec” et, dans l’idéal, au “vivre pour ” » (p. 148-149). L’éthique propre à aider le sujet à se constituer va se concentrer non seulement sur les individus mais en eux sur les affects et les sensations, un en-deçà du langage, une non-contractualité qui garantit un universalisme acceptant les aspects multiples de la condition humaine. Pour atteindre cet objectif, les individus doivent conjoindre leurs intérêts propres et l’intérêt général. Enoncée avec force détails conceptuels, l’éthique de la considération peut se résumer à une maxime : mieux habiter le monde aujourd’hui pour qu’il soit mieux habité demain. Une habitabilité à aménager selon notre sensibilité – d’où la part réservée à l’esthétique dans le livre – autant que selon notre morale ou notre intellect.
Un mode d’emploi pour une société future ? Corine Pelluchon préfère parler de cartographie (p. 256) et d’un cheminement où l’humain se guiderait en suivant la « constellation des vertus » (p. 257), une vingtaine, le disposant à ne pas craindre « l’incommensurable » car celui-ci l’ouvre à la diversité du monde commun. Cheminement pour Corine Pelluchon elle-même car l’ambition louable de son projet oblige à lui poser la question du « volontarisme politique » (p. 261) qui traduira « l’émancipation des individus » (Ibid.) en émancipation de l’humanité, le avec-les-autres en pour-les-autres au niveau intercommunautaire ou international.
D’une certaine manière, le souci de Corine Pelluchon pour le quotidien d’un vivre-avec-l’autre résonne avec l’attention que portait Marielle Macé au lien entre l’existence et les valeurs dans ses précédents livres, Façons de lire, manières d’être (2011) et Styles. Critique de nos formes de vie (2016) – le syntagme « style de vie », au demeurant, appartient aussi au lexique de la première. Toutes deux s’inscrivent, au côté d’une Judith Butler ou d’un Etienne Tassin, dans un second mouvement de la pensée éthique dans la philosophie moderne qui, après le premier, incarné par Lévinas, Ricœur ou Patočka, s’intéresse aux cadres d’action au sein desquels l’éthique trouverait son application.
Marielle Macé participe d’un courant, philosophiquement défendu par Martha Nussbaum ou Jacques Rancière, qui redonne à la littérature un pouvoir d’intervention dans le monde par l’imaginaire interactif qu’elle met en scène.
Le cadre pour Marielle Macé est précis, celui de notre réaction face au drame migratoire contemporain. Non plus tous les vivants mais celles et ceux qui arrivent et ne cesseront d’arriver en Europe, les exilés de nos villes et de nos campagnes. Dans son ouvrage, elle raconte, autant ce qu’elle voit que ce qu’elle pense, puissance du narratif comme saisie du réel. Le récit commence par une scène parisienne, un campement de migrants près de la Gare d’Austerlitz et l’évocation est prétexte à convoquer des figures d’écrivains-penseurs, Sebald, Benjamin, Derrida et d’autres pans de l’histoire, tant que la vision se fait kaléidoscopique et réunit ce qu’on accepte et ce qu’on refuse de voir : « […] là où un espace jouxte de tout autres espaces, là où un temps frôle de tout autres temps ; mais aussi, et évidemment surtout, là où des espaces et des temps et des groupes humains s’abstiennent les uns des autres, dans le confinement de quelques-uns au sein d’une étroite enclave et dans l’introuvable expérience du côtoiement » (p. 19-20).
Devant une confusion trop facile et trop facilement absolvante qui s’apparente à une paralysie morale, le résultat de la sidération, Marielle Macé en appelle à adopter un « mouvement non plus de sidération mais de considération […], c’est-à-dire d’observation, d’attention, de prévenance, d’égard, d’estime et par conséquent de réouverture d’un rapport, d’une proximité, d’une possibilité » (p. 23). Une méthode de vision, tel est l’essentiel du propos de l’essayiste : apprendre à voir au-delà de la distance, de la fermeture, du déterminisme. Retrouver le vivant et la vulnérabilité dans chaque situation et se sentir à cet égard « semblable-dissemblable » (p. 29) Et la littérature y aidera, la poésie notamment dans la compréhension qu’en possède l’auteure : « Poète est celui qui a mal là où le monde a mal » (p. 35). À ce titre, Marielle Macé – et ses précédents ouvrages l’ont montré – participe d’un courant, philosophiquement défendu par Martha Nussbaum ou Jacques Rancière, qui redonne à la littérature un pouvoir d’intervention dans le monde par l’imaginaire interactif qu’elle met en scène. Analysant longuement les actions du collectif PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines) ou l’œuvre de Jean-Christophe Bailly, Marielle Macé ne tombe pas dans le piège de l’esthétisme salvateur puisque son texte aboutit sur le terrain du droit en tant qu’instance assurant l’égalité. À la France de la Révolution et des Droits de l’homme, Marielle Macé rappelle : « Accueillir n’est pas faire acte de charité mais de justice : il s’agit de réparer le tort subi par ceux que l’histoire expulse » (p. 63).
Dans « considération », le cum étymologique peut trouver sa signification du côté du temps ou du côté de l’espace. Si le projet panoramique, sans être cependant systématique, de Corine Pelluchon semble privilégier le second, celui de Marielle Macé emprunte le tracé du premier. Quel que soit le cadre choisi, toutes deux visent l’humain et le vivant partout où ils sont menacés car, méritant notre considération, ils offrent la possibilité de notre dignité. Pourtant, j’émettrai une remarque qui ne doit pas me valoir le soupçon d’un manque de considération à l’endroit des auteures. Plutôt un appel à ne pas dogmatiser ce qui est mis en place avec justesse et ténacité dans les deux ouvrages. Quelque chose, donc, peut arrêter dans la considération si on la prend comme invitation à une prise de distance, par exemple lorsque la langue juridique emploie « Considérant que … » en tête de proposition ou lorsque la considération est corolaire de distinction : tel ou tel personnage s’attire une considération qui bien vite peut se transformer en place réservée sur l’échelle sociale.
Contre ces dérives, on peut être tenté de réhabiliter la sidération. Se souvenir que Joe Bousquet, le poète foudroyé, condamné à sa chambre et à la souffrance, commence ainsi son roman Il ne fait pas assez noir : « […] tout ce que je prémédite est de sidérer les désœuvrés qui me liront et de leur laisser un souvenir vide de toute aventure, mais qui voie ma faillite effacer derrière eux tous les chemins de leurs logis ». La sidération comme subversion, corrosion des intérêts mesquins. D’un autre auteur, non moins brisé, Georges-Arthur Goldschmidt, dans une recension critique récente (En attendant Nadeau, janvier 2018), fait de la sidération ce qui constitue l’essence de son écriture : « Rares sont les écrits qui atteignent ce degré de sidération où toute parole se défait et naît en même temps en un point de convergence en milieu d’être, car c’est bel et bien le point muet à partir duquel se fait toute parole ». Ce que Kafka dit, nul autre n’aurait pu le dire, et le dire autrement, ce qui entraîne son œuvre dans l’infiniment interprétable.
Contre le risque de fermeture de la considération, on peut aussi invoquer l’inconsidération. « La vie est un risque inconsidéré pris par nous, les vivants ». La première phrase d’Éloge du risque (2001) d’Anne Dufourmantelle se lit avec gêne lorsqu’on songe aux conditions de la fin de l’auteure, philosophe et psychanalyste, récemment morte sur une plage méditerranéenne en sauvant deux enfants menacés de noyade. C’est au nom de la considération que doit être saluée ici sa mémoire, exemple de sainteté non au sens du catholicisme mais de Lévinas. Inconsidération comme synonyme de liberté, le bris de la servitude permettant de « ne pas devenir soi-même ». Enfin, la « déconsidération de soi » peut être un autre nom de la honte et servir à éclairer les affres de l’intériorité comme l’a fait Jean-Pierre Martin dans La honte. Réflexions sur la littérature (2017) où il relit, entre autres, Rousseau, Kafka, Leiris, Camus, Gombrowicz, Duras, Levi, Antelme.
Toutefois, cette mise en perspective ne vise pas à déconsidérer la considération mais à en approfondir la compréhension et à en éclairer la nature : pas tant une valeur transcendante qu’un dispositif éthique, en ligne avec ce que disent Corine Pelluchon lorsqu’elle fait de l’humilité « le socle de toutes les vertus » (p. 35) car elle dévoile un souci de soi qui vient s’appliquer aux autres et au monde (p. 42) ou Marielle Macé lorsqu’elle enjoint : « Sidérer/considérer donc, comme un battement, une respiration qui conjoigne la colère et l’attention, l’être-affecté et le scrupule » (p. 39). En effet, la notion possède l’avantage de se prêter aisément à la dialectisation avec ses notions antagoniques, sidération ou inconsidération, une capacité qui en assoit précisément la potentialité éthique. Au demeurant, Marielle Macé elle-même revient à la toute fin sur la nécessité de conserver une capacité de sidération lorsqu’elle s’interroge sur la complaisance d’artistes ou d’intellectuels en la redoutant : « […] il faudrait garder en soi tant de peur, de peur de parler, en parlant de tout cela » (p. 66) et l’on comprend le titre Sidérer, considérer, non pas tant l’un versus l’autre qu’une invitation à conserver la force de la sidération pour pouvoir agir. De même chez Corine Pelluchon lorsqu’elle défend la nécessité de l’émotion esthétique qui, par sa communicabilité immédiate, révèle un « être-avec-les-choses-et-avec-les-autres » (p. 232).
D’où il ressort que la considération ne porte pas tant sur le sujet considérant que sur le sujet considéré – où qu’il se tienne dans un monde qui est monde d’être monde commun. Les deux ouvrages plaident en quelque sorte pour un droit à la considération qui accorderait à celui/celle qui le reçoit la reconnaissance d’une appartenance à l’humanité, le « droit aux droits » que théorisa Hannah Arendt. En somme, le « considérable » perle au croisement de la sidération et de la considération, celle-ci étant un dépassement de la première tout en en conservant sa force affective qui est de reconnaître qu’il y a un autre et qu’il mérite notre considération.
L’abeille et l’araignée, Victor Hugo les aimait toutes les deux et leur consacra des vers, leur accordant sa considération comme il procéda, dans Les Misérables, à une réhabilitation des exclus, une célébration des vaincus écrasés dans une société que la modernité bourgeoise avait déjà impitoyablement hiérarchisée. Elle n’a guère évolué et, compte tenu de son développement économique et technique, elle a davantage régressé. De même que Walter Benjamin affirmait que l’espoir ne fut donné que pour les désespérés, ces deux livres nous invitent à comprendre que la considération est à offrir aux déconsidérés.
Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France, Verdier, 2017.
Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil, 2018.