Cinéma

« Black Panther » ou le retournement du signe africain

Philosophe et historien

Comment interpréter cette apparition de l’Afrique dans la conscience techno-cinématographique de notre temps ? Pourquoi maintenant et pourquoi sous cette forme ? Qu’est-ce qui explique que des foules en Afrique, aux États-Unis, au Brésil et ailleurs soient prises dans un tel engouement pour ce qui, après tout, n’est qu’un film ?

En Afrique et aux États-Unis comme partout ailleurs, il faudra plus qu’un film pour changer la roue de l’histoire. Raison pour laquelle il faut le rappeler, Black Panther est d’abord une œuvre fictionnelle. D’autres diraient un produit commercial, et ils n’ont pas tort. Ceci dit, l’humanité ne vit pas que de pain. Elle vit aussi de petits et de grands mythes. L’incompressible demande de contes, fables et récits demeure l’un des mystères de l’existence humaine, peut-être le seul qui, en dernière instance, explique les origines de la parole. Aujourd’hui comme hier, ce besoin de contes et de fables, d’allégories et de métaphores demeure un aspect structurant de notre condition humaine aussi vital que le besoin d’eau, de nourriture et de respiration.

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Au demeurant, une part de plus en plus croissante de l’économie contemporaine a pour objet l’interminable production, consommation et dissémination d’images, l’assouvissement de cette irrépressible demande qu’est finalement la demande d’imaginaire, le désir brûlant de quelque chose qui ne se ramènerait pas à la brutalité de la réalité crue et sans médiation. Loin d’éliminer ce désir, le capitalisme sous sa forme financière n’a fait que l’accentuer. Certes, un certain nombre de religions continuent de prendre en charge la fonction onirique indispensable dans toute société. Mais cette fonction onirique est de plus en plus déléguée à des industries culturelles en voie de transformation accélérée et à des quantités impressionnantes de nano-objets.

Il se trouve que l’époque est dominée par des techno-récits. Les techno-récits sont des méga-légendes d’allure cosmique et planétaire, mises en image et projetées sur des scènes gigantesques. Leur fonction est de recréer le merveilleux et de ré-enchanter l’univers en ces temps blasés. La production de techno-récits, ou encore de récits d’allure cosmique, requiert la mobilisation des technologies les plus sophistiquées, les toutes dernières technologies de la guerre et de la vitesse, de l’image et du virtuel, du son et de la lumière.

En cet âge post-héroïque, il s’agit de récits qui revêtent les héros putatifs d’habits quasi-prométhéens et leur délèguent la charge qui, autrefois, incombait à tous les êtres humains, celle de produire eux-mêmes leur propre histoire. En effet, tout se passe comme s’il fallait décharger désormais sur l’imagination la responsabilité de déchiffrer l’énigme qu’est devenue l’histoire elle-même. La substance de l’histoire est, quant à elle, ramenée à un conflit manichéen entre le Bien et le Mal. Les êtres humains en tant que tels, bien que présents sur la scène de cette histoire, n’y jouent en dernière instance que le rôle de figurants. Le protagoniste en dernière instance de l’histoire, c’est la technologie elle-même, le sujet par excellence, fêlé et divisé, mais toujours conquérant, dont le cinéma célèbre la parousie.

Black Panther fait partie de ces techno-récits que nous venons de définir comme des réalités imaginaires de notre temps, ces réalités dont la langue maîtresse est le cinéma, l’un des principaux modes d’apparition, voire d’existence, sur la scène contemporaine du monde. En Black Panther, c’est le signe africain qui fait l’objet d’un retournement spectaculaire. La question se pose donc de savoir comment interpréter cette apparition de l’Afrique dans la conscience techno-cinématographique de notre temps? Pourquoi maintenant et pourquoi sous cette forme? Qu’est-ce qui explique que des foules en Afrique, aux États-Unis, au Brésil et ailleurs soient prises dans un tel engouement pour ce qui, après tout, n’est qu’un film?

 

Convergence diasporique et utopie de la “nation nègre”

 

L’une des raisons est la manière dont Black Panther convoque et remobilise, de façon subliminale, l’utopie d’une “nation nègre”. Le terme “nation nègre” fait partie du vocabulaire des mouvements d’émancipation noirs depuis l’époque de l’esclavage atlantique, celle de la « grande dispersion ». Parce que le mouvement et la mobilité (souvent forcée) ont constitué des facteurs structurants de leur expérience historique, les descendants d’Africains ont été disséminés sur toute la surface de la Terre.

Au coude à coude avec d’autres rebuts de l’humanité (expropriés de l’enclosure des communs, péons et criminels déportés, marins pressés à bord des marines marchandes et militaires, réprouvés des sectes religieuses radicales, pirates et boucaniers, insoumis et déserteurs de tous les noms), on les retrouve, à partir du XVIIème siècle, le long des nouvelles routes commerciales, des ports, dans les bateaux, partout où il faut faire reculer les forêts, produire du tabac, cultiver du coton, couper de la canne à sucre, fabriquer du rhum, transporter lingots, fourrures, poisson, sucre et autres produits manufacturés.

Véritables soutiers de la modernité, en conjugaison avec la multitude d’autres anonymes, les esclaves africains sont au cœur des forces quasi cosmiques libérées par l’expansion coloniale européenne à l’aube du XVIIème siècle et par l’industrialisation des métropoles atlantiques au début du XIXème siècle. Si leur inscription dans le cours de l’histoire moderne s’effectue sous le voile de l’anonymat et de l’effacement, elle conserve cependant une triple dimension planétaire, hétéroclite et polyglotte qui marquera profondément leurs productions culturelles et esthétiques.

Black Panther fait signe à cette archive. Le film reprend le débat concernant la possibilité d’un nationalisme planétaire qui sous-tend maints courants intellectuels africains depuis le XIXème siècle. Wakanda, le pays imaginaire au cœur du film est, de ce point de vue, la métaphore de la « nation nègre » puissante et souveraine dont rêvèrent, à des époques et sous des formes différentes, Marcus Garvey ou, plus près de nous, Cheikh Anta Diop et maints penseurs dits afrocentristes.

Loin s’en faut, ce rêve d’une Afrique qui serait son propre centre et sa puissance propre ne s’est guère évanoui. Au contraire, il est plus présent que jamais. Il est porté par les nouvelles générations, au sein d’un mouvement caractérisé par la convergence relative des différentes diasporas nègres.

Aux États-Unis en particulier, de nouvelles couches diasporiques sont venues s’ajouter aux couches historiques datant de l’époque de l’esclavage. Elles viennent de partout: Nigeria, Kenya, Ouganda, Tanzanie, Zimbabwe, Cameroun, Ghana, Sénégal, Congo, Éthiopie, Soudan etc… Une nouvelle intelligentsia existe, des communautés nouvelles se forment. Un trafic d’un genre nouveau existe désormais avec l’Afrique continentale.

En Europe émergent d’innombrables réseaux. Des professionnels formés à l’étranger retournent en Afrique. Des communautés afro-américaines s’établissent dans des pays tels que le Ghana, le Nigeria, le Kenya ou l’Afrique du sud. Des circulations neuves ont cours et ont ouvert la voie à une nouvelle période d’ébullition culturelle et artistique. La plupart des acteurs et actrices de Black Panther ont été formé.e.s dans les grandes universités américaines où ils ont été à un moment ou à un autre exposés à divers courants de pensée (afrocentrisme, afrofuturisme, afropolitanisme, féminismes noirs, pensées décoloniales) au sein des départements d’études africaines et afro-américaines ou dans d’autres sphères de la vie culturelle.

Un retournement du signe africain est donc en cours, que ne manquera pas d’amplifier ce film. Le même retournement peut être observé dans d’autres domaines tels que la production musicale, la peinture et la sculpture, la mode, le théâtre, l’industrie du vêtement, l’architecture, la littérature, la danse, et surtout la pensée critique. Derrière l’orgie des formes, des couleurs, des costumes, la beauté des corps et la puissance de la matière, y compris la matière ailée et la matière liquide, de nouvelles configurations d’idées sont mises en mouvement. Le pouvoir de séduction de Black Panther réside dans la manière dont Ryan Coogler parvient à mettre en image et en scène cette ébullition culturelle, et à la traduire dans le langage cinématographique de notre époque, celle des techno-récits.

Ce faisant, il fait signe à toute une tradition de réflexion d’origine africaine et diasporique entamée pour l’essentiel vers la fin du XVIIIème siècle – la réflexion sur la possibilité d’un nouveau monde, d’une communauté nègre qui ne serait ni avilie, ni frappée du sceau de la souillure. Depuis lors, par embranchements successifs, cette réflexion a continué de s’interroger sur les conditions de formation d’un monde proprement humain que le sujet se donnerait lui-même à partir d’un idéal d’où la vie tirerait sa résilience. Face à la montée du racisme en Occident et à la réhabilitation des rêves suprémacistes, cette réflexion est plus que jamais d’actualité.

Humanisme et désuétude

 

Un autre réservoir de signes qu’exploite Black Panther est l’afrofuturisme. L’afrofuturisme est un mouvement littéraire, esthétique et culturel qui émerge dans la diaspora au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Il combine science-fiction, réflexions sur la technologie dans ses rapports avec les cultures d’origine africaine, réalisme magique et musiques techno-chamaniques dans le but d’interroger le passé des peuples dits de couleur et leur condition dans le présent. Ce courant rejette d’emblée le postulat humaniste. L’humanisme occidental, affirme-t-il, ne peut se constituer que par relégation de quelque autre sujet ou entité au statut mécanique d’un objet ou d’un accident. Pour certaines variantes de l’afrofuturisme, la figure du Nègre met en échec l’idée même de l’humain. Le Nègre est cet humain qui aura été forcé de revêtir les habits de la chose et de partager le destin de l’objet et de l’outil. Ce faisant, il porterait en lui le tombeau de l’humain. Il serait le fantôme qui hante le délire humaniste occidental.

Le courant afrofuturiste déclare que l’humanisme est désormais désuet. Si l’on veut nommer de façon adéquate la condition contemporaine, il va falloir le faire à partir de tous les assemblages d’« objets-humains » et d’« humains-objets » dont le Nègre est, depuis l’avènement des Temps modernes, le prototype ou la préfiguration. Il est l’objet-humain ou l’humain-objet solaire et cosmique, dont la voix et les sons sont eux-mêmes fictifs. Car depuis l’irruption des Nègres sur la scène du monde moderne, il n’y a plus d’« humain » qui ne participe d’emblée du non-humain, du plus qu’humain ou de l’ailleurs de l’humain. L’humain, on ne saurait désormais en parler qu’au futur, est toujours couplé à l’objet, son double ou encore son sarcophage. Ce futur, le Nègre en serait la préfiguration en tant qu’il renverrait, de par son histoire, à l’idée d’un potentiel de transformation et de plasticité quasi infini. Prenant appui sur la littérature fantastique, la science-fiction, la technologie, la musique et les arts performatifs, l’afrofuturisme tente de réécrire cette expérience nègre du monde en termes de métamorphoses plus ou moins continues, d’inversions multiples, de plasticité y compris anatomique, de corporalité au besoin machinique.

La Terre à elle seule ne saurait être le lieu d’habitation unique de cette forme à venir du vivant dont le Nègre est la préfiguration. Au fond, la Terre dans sa configuration historique et géologique n’aura été qu’une vaste prison pour cet homme-métal, cet homme-argent, cet homme-bois et cet homme-liquide voué à une infinie transfiguration. Vaisseau à la fois métamorphique et plastique, sa demeure ne saurait, en dernière instance, qu’être l’Univers tout entier. À la condition terrestre se substituerait donc la condition cosmique, la scène de réconciliation entre l’humain, l’animal, le végétal, l’organique, le minéral et toutes les autres formes de la matière et du vivant, qu’elles soient solaires, nocturnes ou astrales.

Reprendre ce matériau souillé et avili qu’aura représenté l’Afrique – et les Africains – et le transformer en matériau astral, voilà où réside la puissance de ce film et telle est la raison pour laquelle il suscite tant d’effervescence.

Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.


Achille Mbembe

Philosophe et historien, Enseigne l'histoire et les sciences politiques à l'université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (Etats-Unis)

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