Littérature et féminicide – sur « 2666 » de Roberto Bolaño
J’ai lu jusqu’à ce jour deux fois les 1 012 pages de 2666. Une première fois dans l’ordre et puis une deuxième fois dans le désordre ou plutôt dans un autre ordre, en commençant par la cinquième partie du roman, puis en relisant la quatrième puis en reprenant la première jusqu’à la troisième. J’en ai lu aussi de très nombreux fragments en espagnol. Car l’espagnol de Bolaño est très beau, très simple, d’une grande fluidité. « En diciembre, y éstas fueron las ùltimas muertas de 1996, se hallaron en el interior de una casa vacìa de la calle Garcìa Herrero, en la colonia El Cerezal, los cuerpos de Estefania Riva, de quince años, y de Herminia Noriega de trece [1]. » Magnifique espagnol, si simple, si pur qu’un hispaniste très moyen comme moi peut en lire des pages et des pages sans beaucoup de difficultés. Et l’on se demande d’ailleurs du fait de cette limpidité presque racinienne, anti-baroque, pour quelle raison la traduction – qui globalement donne l’impression de fonctionner – est si souvent marquée d’incompréhensibles barbarismes ou contresens, erreurs de lecture…
Si 2666 est devenu très vite un livre mythique ce n’est pas seulement pour des raisons de façade – œuvre ultime, œuvre posthume, œuvre énorme, faux mystères sur les intentions de l’auteur – un seul volume monstrueux ou cinq volumes séparés –, mythe à la Kafka sur la pseudo-trahison des dernières volontés de Bolaño par son éditeur, chef-d’œuvre inachevé… bref ce scénario mythologique – toujours le même – qui prescrit que le livre devient mythique quand il est un chef-d’œuvre qui échappe à son auteur par les manigances de deux protagonistes traditionnels, la mort et la société. Il faut que l’écrivain, par un tragique manque à jouir, ait été privé, par ces deux complices, de pouvoir tirer de son écriture, bénéfices, rentes, droits d’auteur, contrôles sur le bon à tirer, propriété littéraire, jouissances de la notoriété… Le mythe le prive de tout cela pour lui donner en compensation un autre prestige, l’immortalité, dont on comprend bien qu’il ne repose que sur un sacrifice, un rite sacrificiel, le sacrifice de l’écrivain. Le même peut-être que raconte 2666, les viols et les meurtres de centaines et de centaines de jeunes filles de Santa Teresa (Mexique) dont la quatrième partie du roman nous dévide les descriptions sans répit, sans affect, dans une neutralité atonale. Elles aussi accèdent à une forme de mythe, nommées ou innommées, additionnées les unes aux autres, scrupuleusement décrites, elles forment la grande pyramide des corps, des muertas qui constituent le centre du roman, car ce roman a un centre. Le centre est la mort, déployée dans son intensité et sa définition la plus aiguë, le meurtre. Car peut-être toute mort est un meurtre.
C’est pourquoi il est sans doute indispensable de lire et de relire 2666 dans l’ordre que j’ai indiqué. C’est l’un des cheminements grâce auquel on entrevoit par quelle spirale chacune des quatre parties conduit à celle des muertas. Il y a d’ailleurs à ce point un centre à ce roman que celui-ci possède même une circonférence, et que cette circonférence a un nom, un nom qui est une illusion de nom, mais un nom tout de même et ce nom c’est celui de Benno Von Archimboldi, écrivain mythique, sans véritable visage, un peu à la Pynchon ou à la Blanchot, et qui fait vraiment circonférence puisqu’il est l’objet de la première et de la dernière partie du roman, les reliant donc en un cercle.
Objet de la première partie qui raconte les tribulations de quatre universitaires européens spécialistes de son œuvre. Objet de la dernière partie qui lui est entièrement consacrée, qui est le récit de sa vie depuis sa naissance en Allemagne en 1920 jusqu’à ses multiples confrontations avec la littérature, par exemple sa découverte du journal de l’écrivain juif russe, Ansky, qu’il découvre pendant l’occupation de la Russie soviétique par la Wehrmacht dont il est soldat, confrontation avec la mort comme meurtre, avec le meurtre de masse, avec le meurtre de masse comme génocide, celui de juifs, pendant cette même séquence, et qui précède donc dans l’ordre de l’histoire, tout en lui succédant dans l’ordre de la lecture, le féminicide mexicain, de Santa Teresa. Génocide des juifs auquel Archimboldi n’aura eu finalement qu’une réponse, celle d’un autre meurtre puisqu’il assassinera, en l’étranglant, l’un des innombrables responsables de la Chose, qu’il a croisé, et qu’il retrouve en 1945 juste après la défaite de l’Allemagne. On notera que ce meurtre est décisif aussi parce que c’est lui qui oblige le jeune Hans Reiter à prendre donc le pseudonyme de Benno Von Archimboldi.
En quoi Archimboldi est-il le nom qui fait circonférence et pourquoi sous la forme d’une illusion ? Eh bien parce que ces deux parties, la première et la dernière se rejoignent en se terminant toutes deux par un voyage vers le centre de l’œuvre, vers Santa Teresa, vers le lieu du meurtre, vers l’espace noir du féminicide qui inaugure une nouvelle ère : 2666. Cette nouvelle époque qui n’est plus celle biblique du fratricide comme origine des sociétés humaines, qui n’est plus celle du génocide, celui des Juifs, comme achèvement d’une civilisation, la civilisation européenne, mais qui donc, par le meurtre de femmes, meurtre sexué, ouvre à un nouveau temps vers quoi donc la littérature se précipite, le temps chaotique d’un réel sans loi. Les universitaires vont à Santa Teresa car on leur a signalé la présence, pourtant improbable, du vieil Archimboldi dans cette ville. Ils ne le trouveront pas, mais se sentiront pourtant au plus près de lui en raison même de cette invisibilité, seule manière peut-être alors, pour eux et pour nous, d’être en mesure de frôler, d’approcher tout près de ce monde des muertas, des centaines de mortes anonymes ou nommées…
Les deux parties externes se rejoignent en un point qui les situe à équidistance du centre. C’est en effet à la fin de la cinquième partie qu’on trouve confirmation de cette présence improbable d’Archimboldi à Santa Teresa, mais surtout qu’on y trouve son élucidation. Si l’écrivain-meurtrier Archimboldi a rejoint Santa Teresa, comme la fin de la première partie nous l’avait annoncé énigmatiquement, si le vieillard au nom et à l’œuvre improbables accomplit ce grand et sans doute dernier voyage, – qui est aussi le moment où se vérifie et, s’expérimente concrètement par le discours universitaire son invisibilité réelle et non plus mythique –, c’est qu’il est requis de l’accomplir. C’est en effet là que nous découvrons qu’un personnage, que nous avons déjà longuement fréquenté dans les parties précédentes, Klaus Haas, emprisonné à Santa Teresa, car principal suspect des innombrables meurtres de femmes de la ville, est le neveu d’Archimboldi. On l’a vu mille fois ce fils de la sœur de l’écrivain, qui est en quelque sorte son sosie jeune, géant blond comme son oncle, apparaître comme la figure même du coupable puis du bouc émissaire tant, malgré son étrangeté et sa violence, le roman, insinue, puis affirme et, en quelque sorte démontre son innocence.
Si le nom d’Archimboldi, ce nom qui fait circonférence pour le roman, est aussi un nom d’illusion, ce n’est pas seulement en raison de l’invisibilité de l’écrivain qui le porte, ce n’est pas seulement en raison du pseudonyme peu raisonnable dont il s’est affublé comme un sobriquet, c’est parce que son œuvre est comme nulle, non au sens d’une médiocrité, mais nulle au sens propre, constituée seulement de titres, mais humoristiquement vide de tout contenu.
Ce vide n’est nullement une dépréciation de la littérature, ce vide est la condition même de 2666 dont le centre est le féminicide. Ce vide est la condition à l’exposition tempérée du féminicide. Exposition tempérée au sens d’un système musical qui accorderait la même régularité d’expression pour chaque morte comme Bach le fait pour chaque fugue et prélude de son œuvre majeure Le Clavier bien tempéré.
Ce vide archimboldien est le silence par lequel la littérature s’absente à proportion qu’elle élabore ce système par où la nature monstrueuse du meurtre trouve la formule de son écriture. Cette formule nous est donnée par l’épigraphe choisie par Bolaño : Baudelaire, un vers du dernier poème des Fleurs du mal, vers très racinien, le Racine de Bérénice, ou un vers très sadien : « Une oasis d’horreur au milieu d’un désert d’ennui. »
Folie d’une fin du monde, d’une dérision post-moderne des fins, dérision du sens, auxquelles la littérature répond par une autre folie, le ressassement d’une cruauté mélancolique sans fin, ritournelle pour un massacre : une oasis d’horreur dans un désert d’ennui. Forme ultime, forme contemporaine de la compassion dans un monde qui ne peut même plus tout à fait croire à sa destruction si sa destruction est toujours recommencée.