Livres

Tsing, sur la scène du genre non-humain…

écrivain et philosophe

Le matsutake est le héros d’un livre majeur de l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing. Le Champignon de la fin du monde fait partie de ces ouvrages qui ne peuvent être compris, mais qui doivent être traversés ; des livres au-delà du savoir, qui parlent d’une réalité sans le savoir, et impliquent donc pour en faire l’épreuve de sortir de ce que l’on sait, de s’aventurer.

Publicité

Il faudrait parler ici d’animisme. Dans Comment pensent les forêts – autre ouvrage majeur sur lequel nous reviendrons peut-être un jour dans cette série Sur la scène du genre non-humain – Eduardo Kohn l’affirme sans ambages  : « Le monde est animé, que nous soyons ou non animistes. » Autrement dit : toi qui n’es pas animiste, abandonne tout espoir d’entrer en relation avec les non-humains.

Après donc Gell, Kohn, Descola, Harraway, Latour, Viveiros de Castro, et j’en passe[*], ce que fait Anna Lowenhaupt Tsing dans son livre Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme – fruit d’un travail de terrain, mené entre 2004 à 2011, de l’Amérique du Nord à l’Asie en passant par la Scandinavie – est de reconnaître les vivants non-humains (animaux, champignons, forêts, ou œuvre d’art) comme des protagonistes à part entière de leur histoire. Et donc de la nôtre. De ce point de vue, les paysages sont des outils radicaux pour relativiser la place de l’espèce humaine. Les paysages ne sont pas l’arrière-fond d’actions historiques, ils sont eux-mêmes actifs. Il s’agit alors de raconter une histoire dans laquelle les hommes ne sont qu’un genre de participants parmi d’autres, et non plus les héros. C’est reposant. Après tout, la chose est assez simple : la survie collective appelle des interactions spécifiques. Ici, les pins, avec les champignons comme partenaires associés – ledit matsutake, le champignon héros de ce livre – fleurissent le plus souvent dans des paysages incendiés par les humains ; pins et champignons travaillent alors ensemble pour tirer avantage de ces larges espaces lumineux ; humains, pins et champignons nouent enfin leur mode de vie respectif les uns aux autres, autant pour leur bien propre que pour celui des autres : ce sont des mondes multi-spécifiques. En colonisant ces paysages perturbés, matsutakes et pins font histoire ensemble ; ils montrent que la fabrication de l’histoire s’étend au-delà de ce que


[*]. À partir du travail sur les objets de Marcel Duchamp (Duchamp déchets, 2014), j’ai pu montrer que la question propre au XXe siècle est celle de l’impossible indifférence devant le corps d’autrui : blessé, torturé, exterminé. Ou désirable. Mieux vaudrait dire aujourd’hui : de l’impossible indifférence eu égard à ce qui vit, humains et non-humains. Dans cet essai, m’appuyant sur Alfred Gell, je considère les œuvres de Duchamp comme des vivants (non-humains). Dans son ouvrage Art and Agency: an Anthropological Theory (L’art et ses agents, trad. française, 2009), l’anthropologue n’aborde pas l’œuvre d’art en terme de beauté mais propose de la situer à l’intérieur d’un réseau de relations entre agents et patients qui manifestent une certaine « agentivité » (agency) par l’intermédiaire de l’œuvre. Il s’intéresse alors aussi bien aux ignames décorées de Nouvelle-Guinée qu’aux ready-made. Dès lors l’œuvre d’art relève d’une causalité propre à la sorcellerie : à travers l’objet d’art nous inférons la présence d’une personne disséminée.

 

Hadrien Laroche

écrivain et philosophe, chercheur à l'INHA

Rayonnages

Livres

Notes

[*]. À partir du travail sur les objets de Marcel Duchamp (Duchamp déchets, 2014), j’ai pu montrer que la question propre au XXe siècle est celle de l’impossible indifférence devant le corps d’autrui : blessé, torturé, exterminé. Ou désirable. Mieux vaudrait dire aujourd’hui : de l’impossible indifférence eu égard à ce qui vit, humains et non-humains. Dans cet essai, m’appuyant sur Alfred Gell, je considère les œuvres de Duchamp comme des vivants (non-humains). Dans son ouvrage Art and Agency: an Anthropological Theory (L’art et ses agents, trad. française, 2009), l’anthropologue n’aborde pas l’œuvre d’art en terme de beauté mais propose de la situer à l’intérieur d’un réseau de relations entre agents et patients qui manifestent une certaine « agentivité » (agency) par l’intermédiaire de l’œuvre. Il s’intéresse alors aussi bien aux ignames décorées de Nouvelle-Guinée qu’aux ready-made. Dès lors l’œuvre d’art relève d’une causalité propre à la sorcellerie : à travers l’objet d’art nous inférons la présence d’une personne disséminée.