Théâtre

Tchekhov, indémodable ?

Journaliste

Le foisonnement des mises en scène de Tchekhov témoignerait-il de l’actualité de sa parole ? On a tendance à croire que cette hégémonie sur les planches rend compte d’une résonance entre sa mélancolie et celle du temps présent. Pourtant, c’est bien plutôt une tendance constante que l’on observe ces dernières années. Tchekhov, comme tout classique, invite aussi aux transformations, reprises et variations. Anatoli Vassiliev, metteur en scène russe vivant en France, s’empare ainsi de la nouvelle du Récit d’un homme inconnu.

Avec Récit d’un homme inconnu, d’Anton Tchekhov, Anatoli Vassiliev met en scène un triangle amoureux. Parmi les nombreuses pièces du dramaturge actuellement montées, ce spectacle atteste de la permanence de son œuvre. Depuis plusieurs mois, au gré de l’actualité théâtrale, journalistes et critiques relèvent, soulignent, interrogent l’omniprésence de Tchekhov sur les plateaux de théâtre. L’auteur russe (1860-1904), essentiellement connu en France pour son œuvre dramatique – cela alors qu’il a également écrit près de 240 récits et nouvelles – est, en effet, à l’affiche des théâtres privés comme publics, des grandes institutions (telles le Théâtre national de Strasbourg ou le théâtre national de l’Odéon) comme de salles plus modestes (théâtre de Belleville, à Paris avec Pour trois sœurs, Studio-Théâtre à Alfortville avec La Cerisaie). Connu pour mettre au jour les désillusions de personnages mélancoliques, empêtrés dans leur existence et vivant dans un monde en plein délitement, Anton Tchekhov est, également, autant monté dans le pur respect de ses textes qu’adapté, réécrit, transformé. Parmi les hypothèses expliquant cette récurrence, la journaliste Mathilde Serrel évoque l’actualité de sa parole, sa manière de dessiner « la fin d’un système qui n’en finit plus de s’essouffler, avec ses inégalités criantes, (…) la fin de tout modèle de réussite, de toute certitude. Pas de pragmatisme qui tienne. » Sauf que voilà. À consulter « Les archives du spectacle », il n’y a pas eu une explosion de mises en scène de pièces de l’auteur. Si le recensement des spectacles créés et joués chaque année, au niveau national, par ce site internet, n’est pas infaillible, s’il classe par années civiles et non par saisons, et s’il décompte les spectacles créés et non les reprises dans une même année, il constitue un bon baromètre pour dégager certaines tendances. Ainsi, en 2010 ce serait 27 spectacles de ou d’après Tchekhov qui auraient été créés, en 2011, 21 ; 2012, 29 ; 2013, 18 ; 2014, 22 ; 2015, 28 ; 2016, 29 ; 2017, 25. Plutôt qu’une forte recrudescence, il s’agit d’une constante – et c’est d’ailleurs en ces termes que la journaliste Joëlle Gayot l’aborde, évoquant « l’indémodable Tchekhov ».

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L’attention des commentateurs pour l’auteur pourrait, de ce fait, être nuancée. D’abord, par le fait que ce sont les grandes institutions théâtrales qui donnent le « la ». Dans ce cadre, la programmation de Tchekhov dans trois théâtres nationaux – Comédie-Française, Odéon (avec deux versions des Trois sœurs), Théâtre national de Strasbourg – ne peut qu’éveiller l’attention du journaliste. Ensuite, parce que le théâtre étant vu, parmi tous les arts, comme le lieu du politique, un « endroit de surdétermination politique » selon la critique Diane Scott, nous aurions tendance à y chercher le miroir des séquences traversées. Au début des années 2010, le grand nombre de pièces de Georges Feydeau – chantre du vaudeville – dans les théâtres publics et la boulevardisation qu’elles révélaient nous renvoyaient tristement au sarkozysme. Aujourd’hui, l’actuelle abondance de Tchekhov offre un écho aux multiples désillusions et trahisons contemporaines, et au sentiment d’éprouver la fin d’un système politique. Cette nuance est importante, car si l’on reprend le cas de Feydeau, il n’est pas moins joué qu’il y a huit ans – à titre d’exemple, en 2017, le metteur en scène Georges Lavaudant a présenté Hôtel Feydeau au théâtre national de l’Odéon, tandis que Vincent Goethals, a mis en scène La Dame de chez Maxim… ou presque au Théâtre du Peuple de Bussang, dans les Vosges (lieu emblématique par son histoire de la vision d’un théâtre populaire et émancipateur). Pourtant, il est moins commenté …

Montant Récit d’un homme inconnu, ce sont toutes ces questions de la désillusion et de l’abdication de convictions que travaille Anatoli Vassiliev. Le metteur en scène russe né en 1942, installé en France en 2006, a souvent, comme il l’explique, pratiqué l’écriture de Tchekhov, que ce soit « lors d’études, de travaux, de ‘laboratoires’, de stages. » Pour autant, c’est la première fois qu’il monte l’un de ses textes. Dans cette nouvelle publiée pour la première fois en 1893, Vladimir Ivanovitch se fait embaucher comme valet de chambre sous le nom de Stepan chez le haut fonctionnaire Guéorgui Ivanitch Orlov, cela alors qu’il est lui-même noble. Cette dissimulation est motivée par ses idéaux : intellectuel révolutionnaire, Ivanovitch espère approcher – et tuer – Orlov père, célèbre homme d’État. Le domestique se retrouve à assister à la vie oisive d’Orlov, ainsi qu’à l’installation chez lui de sa maîtresse, Zinaïda Krasnovskaïa.

Se saisissant de la nouvelle, Anatoli Vassiliev a retraduit le texte avec Natalia Isaeva, et recentré le récit autour des trois personnages d’Orlov (Sava Lolov), de Krasnovskaïa (Valérie Dréville) et d’Ivanovitch (Stanislas Nordey), dégageant trois périodes distinctes. Cela donne des phrases à la structure syntaxique parfois déroutante, mais qui rendent étonnamment concrètes les états traversés par les personnages.

Lorsque le spectacle débute, Zinaïda Krasnovskaïa entre, pour ne plus quitter ensuite le plateau. Femme gaie et spontanée, elle est toute à sa joie d’avoir quitté son mari pour vivre chez son amant. Elle danse, seule, avant de s’installer au salon où bientôt la rejoint Orlov. Placide et ironique, l’homme se concentre sur ses lectures, mi-amusé, mi-charmé de l’arrivée de cette femme dans son quotidien. Mais les relations se dégradent rapidement et Orlov devient de plus en plus distant. Goguenard, cynique, toujours sûr de lui-même, il moque avec froideur les empressements de Zinaïda. Se déroulant dans les appartements d’Orlov, à Pétersbourg comme le signale une toile représentant la ville en fond de scène, cette scène alterne entre des discussions de plus en plus âpres autour d’un thé servi par le valet et des danses. Étranges de prime abord, pouvant même sembler grotesques, ces chorégraphies disent à leur manière l’évolution des sentiments. Au fil des gestes désaccordés et distincts d’Orlov et Zinaïda transparaissent le désir mutuel initial, son extinction, le gouffre qui se creuse entre les deux conjoints et l’impossibilité de la relation. Si Vladimir Ivanovitch est un témoin muet de la dégradation à l’œuvre, son costume similaire dans sa coupe et sa couleur – même gris-marron uniforme – renvoie à son appartenance à ce monde.

Les deux nobles désormais identiquement vêtus de noir – ils ont en commun une même vie étriquée, sans ambition ni espoirs – dialoguent, ainsi, dans les niveaux inférieurs de la scène et de la salle.

Dans la deuxième partie, Ivanovitch, enragé d’avoir laissé passer une chance d’assassiner Orlov père, propose à Zinaïda Krasnovskaïa de fuir avec lui à Venise. Tandis qu’une vidéo projette une excursion en gondole du nouveau couple souriant – référence au film Mort à Venise de Luchino Visconti – nous assistons au délitement de leur rapport. Elle, enceinte d’Orlov, s’adonne au jeu et repousse Ivanovitch. Rejetant son affection et ses sollicitations, elle lui reproche son fatalisme, et l’abandon de ses idéaux politiques, qu’elle se disait prête à épouser. Cette scène où à nouveau se joue l’échec d’une concorde se termine par l’accouchement de la jeune femme. Cru dans sa mise en scène, il lui offre l’occasion de danser pour la dernière fois. Une danse de mort primitive, à laquelle elle ne survit pas.

Dans la troisième séquence, quelques années ont passé. Ivanovitch, malade et sentant sa mort proche, est revenu à Saint-Petersbourg, et il se rend chez Orlov. L’échange se déroule dans un appartement désormais dévasté, portant les stigmates des remous des scènes précédentes. Plus rien n’est ici habitable, tous ces espaces sont hantés par la mémoire de Zinaïda, soupçonnée de s’être suicidée. Les salons occupant la scène appartiennent au passé, et seule y demeure Valérie Dréville immobile, assise le dos tourné à la salle. Les deux nobles désormais identiquement vêtus de noir – ils ont en commun une même vie étriquée, sans ambition ni espoirs – dialoguent, ainsi, dans les niveaux inférieurs de la scène et de la salle. Mais cette ultime rencontre est un nouveau raté : alors qu’Ivanovitch, souhaitant assurer l’avenir de la fille de Zinaïda, vient demander à Orlov de la reconnaître, ce dernier, comme à son habitude se dérobe. Il raille Ivanovitch et refuse d’endosser toute responsabilité, préférant sa liberté absolue.

Entre ces trois scènes, interprétées avec une rigueur et une précision soutenues par les acteurs, Ivanovitch intervient par deux fois, pour reprendre en main « son » récit. La première, il raconte son arrivée dans cette maison. La seconde, il détaille les raisons de sa fuite. Cette mise en exergue de la parole d’Ivanovitch – Stanislas Nordey est alors vêtu simplement en jean et chemise –, tout comme le choix d’évacuer les autres protagonistes de la nouvelle, recentre le récit sur le triangle amoureux, les divergences et les relations avortées. Si Orlov est dès le début cynique et détaché, Ivanovitch, en n’ayant pu convertir ses idées en action, ne vaut guère mieux. Face à ses deux hommes semblables dans leur absence de sincérité, Zinaïda reste intègre et enthousiaste, dans ses sentiments comme dans ses idées. Mais elle n’y survit pas … L’entrechoquement de ces corps, leur incapacité à dialoguer, à partager la moindre vision commune, passe, également, par le jeu des comédiens. Chacun, par sa présence singulière, puissante, entière, rend avec virtuosité compte d’un rapport au monde différent.

Des moments d’un monde révolu, et qui sont à l’origine de la fuite du compositeur à Venise. Se redit aussi dans cette filiation la fin d’un monde, miné par la maladie, traversé de violence et de tension.

L’idée d’une société corrompue, peuplée d’êtres dénués d’espoir, résonne, également, avec les diverses références à Mort à Venise. Sorti en 1971, le film raconte le séjour du compositeur et chef d’orchestre Gustav von Aschenbach dans un hôtel de luxe. Malade, solitaire, assailli par ses souvenirs – trois d’entre eux ponctuent le récit – l’homme se prend de fascination pour un jeune homme à la beauté saisissante, tandis qu’autour d’eux la ville subit une épidémie de choléra. Outre la vidéo de l’excursion en gondole, une berceuse de Modeste Moussorgski utilisée dans le film et chantée durant la scène vénitienne, des extraits de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler (utilisée par Visconti) scandent telle une ritournelle tout le spectacle. Surtout, en structurant en trois scènes Récit d’un homme inconnu, Vassiliev renvoie aux trois flashbacks vécus par Gustav von Aschenbach. Des moments d’un monde révolu, et qui sont à l’origine de la fuite du compositeur à Venise. Se redit aussi dans cette filiation la fin d’un monde, miné par la maladie, traversé de violence et de tension.

Ce ne sont plus les trois sœurs russes qui veulent repartir à Moscou, mais Agnès Bourgeois et ses deux sœurs, dont l’une manque, suicidée.

Pour terminer, citons un autre spectacle, attestant de cette « constante : Tchekhov inspire », et qui part également d’un texte en se centrant sur trois personnages. Il s’agit de Pour trois sœurs, joué une poignée de jours seulement à Paris – le très bon accueil qui lui a été réservé promettant une reprise prochainement. La metteuse en scène et comédienne Agnès Bourgeois est partie des Trois sœurs, entremêlant son histoire personnelle à la pièce. Il ne reste plus qu’Olga, Macha et Irina dans ce théâtre au dispositif simple, essentiel. Allant du canapé au petit banc face au public, de la table où il faudrait veiller le père mort au fond de scène, les comédiennes (Valérie Blanchon, Agnès Bourgeois et Muranyi Kovacs) vont, viennent. Elles se parlent, racontent les espoirs et les désillusions, les décisions qu’il faut prendre, les départs impossibles. Mais le récit régulièrement échappe, s’engouffre dans les souvenirs, intimes. Ce ne sont plus les trois sœurs russes qui veulent repartir à Moscou, mais Agnès Bourgeois et ses deux sœurs, dont l’une manque, suicidée. Dans ce va et vient d’une sororité à l’autre se déplie un sensible travail d’enquête tenaillé par la question de la perte. L’œuvre devient autant le lieu d’un témoignage que la possibilité de retraverser une période révolue, et de s’interroger sur ce qui a échappé, ce qui échappe. « Comment rejoindre la fin de la pièce ? Comment partir ? » interroge frontalement la comédienne à la fin du spectacle. Lorsque la vie fait défaut, et que les espoirs comme les certitudes s’effritent, le théâtre de Tchekhov se révèle le puissant et touchant espace pour travailler cette interrogation.

 

Récit d’un homme inconnu, nouvelle d’Anton Tchekhov, mise en scène d’Anatoli Vassiliev.

Théâtre national de Strasbourg, jusqu’au 21 mars 2018.

MC93, Bobigny, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville de Paris, du 27 mars au 8 avril 2018.

Théâtre national de Bretagne, Rennes, du 13 au 21 avril 2018.

Pour trois sœurs, d’après Anton Tchekhov et Agnès Bourgeois, mise en scène d’Agnès Bourgeois – compagnie Terrain de jeu.


Caroline Châtelet

Journaliste, critique