Représenter la face humaine (sur le daguerréotype de M. Huet)
Jean Baptiste (dit Constant) Huet n’est l’auteur d’aucun chef-d’œuvre. Et pourtant, les historiens de la photographie connaissent son visage. La raison en est simple. Ce graveur parisien, né en 1796 dans une famille de peintres naturalistes, a laissé ses traits sur une plaque de métal poli. Un acte photographique que l’on doit au célèbre Louis Daguerre. L’épreuve ? Elle a été réalisée dans le Cabinet d’histoire naturelle, rue du Jardin-du-Roi, au matin d’une journée d’été 1837. Une pièce que le marché de l’art évalue aujourd’hui à plus d’un million d’euros.
Mais ce n’est pas la côte financière ni l’expertise technique qui singularise un tel cliché. Sa valeur tient avant tout à ce qu’il fait voir. Que montre ce daguerréotype, sinon par opposition ce que furent les conditions du développement du portrait bourgeois, celui de la ressemblance et de la figuration. Un genre qui ne fera, lui-même, que recycler les conventions de la peinture pour représenter la figure humaine. Des conventions qu’André Félibien avait au XVIIe siècle théorisé sur un principe : « la figure humaine est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre ». Avec la photographie, le visage semble prendre sa revanche sur le portrait. Les artifices picturaux ? Ils vont progressivement disparaître au profit d’une mise en scène spécifique : celle du face-à-face. En réalité, c’était là une autre illusion. Car ce qui va se développer, sous les apparences d’une réalité sans médiation, c’est ce que j’appelle une interface. Cette image frontière est posée entre deux entités, l’émetteur et le récepteur. Hier simple plaque de métal ou verre, elle est devenue un écran au-delà duquel les apparences seront rationalisées mais cette fois par la communication. Ce dispositif permet de réguler les échanges de regards. Il le fait toutefois avec infiniment plus de puissance que les images publiques du passé. Peintes ou sculptées, celles-ci magnifiaient les princes ou les « grands hommes » lors de cérémonies mobilisant quelques milliers de personnes. Avec les images d’interface, l’influence s’exerce sur une toute autre échelle.
Visage ou portrait ?
Il faut le relever : en 1837, Daguerre n’avait pas pour intention de faire le portrait d’une célébrité. Son idée était plus prosaïque. Il voulait tester un dispositif technique. C’est pourquoi il s’est tourné vers l’un de ses garçons d’atelier. Sur la plaque, se découvre un homme rechignant à la pose. Ses cheveux sont en désordre, son front plissé, ses sourcils froncés. Comme si ce modèle n’avait guère accordé d’importance à ce que « place soit faite au spectateur » (Mickaël Fried). Comment d’ailleurs aurait-il pu prévoir l’usage qui serait fait de la photographie ? La tradition du portrait peint ou gravé ne fournissait aucune clef en la matière.
L’apparence, elle-même, n’était pas encore réglée par une mise en scène spécifique, celle dont la commercialisation de ce nouveau procédé optique allait justement s’enticher. En somme, l’art de faire bonne figure s’était arrêté en chemin, là quelque part à la lisière des impératifs techniques qui assuraient la viabilité de la « prise ». Cela ne veut pas dire que, sur la plaque, une physionomie se montre enfin à nu.
Devant l’appareil, Constant Huet a conservé le dehors d’un homme tenant son rôle. Le point doit être souligné. Et déjà pour ne pas encourager une fausse nostalgie, celle du « visage vrai ». Rien à voir ici avec la « personne naturelle » dont parle Thomas Hobbes, ni « l’homme de l’homme » cher à Jean-Jacques Rousseau. Constant apparaît pour ce qu’il est socialement : un artiste déclassé. Et s’il se prête, de plus ou moins bonne grâce, à une expérimentation, c’est parce que, son employeur, Daguerre lui a demandé.
En d’autres termes, cette photographie est une « surface trouée » (Deleuze et Guattari). Elle met au jour une relation de domination. J’ai voulu mettre en mouvement cette surface hiératique, celle d’un homme dont Daguerre avait annexé la présence pour ses premiers essais photographiques. Une enquête sociohistorique d’où est né un livre : Le Premier portrait photographique. Paris, 1837. Adosser ce visage à une biographie, l’inscrire dans un contexte social et politique, ce n’était pas réhabiliter une mémoire. C’était faire droit à une condition iconique.
Un individu collectif
Ne nous y trompons pas : le visage de Constant est celui d’un prolétaire. Que l’on prenne le mot au sens antique (le « citoyen pauvre qui n’existe pour la république que par ses enfants ») ou au sens moderne (l’homme qui « ne possédant absolument rien, vit du fruit de son travail quotidien, quel qu’il soit »), il qualifie avant tout autre « M. Huet ». D’ailleurs, l’image l’indique. Ses habits ? Ils sont élimés. Sans doute de ceux que l’on pouvait acquérir pour 20 ou 25 francs chez les fripiers de la porte Saint-Martin. Quant à son paletot au drap regratté, sans gilet, il laisse voir le haut d’une chemise sans plastron.
Le contraste est saisissant si on compare ce cliché avec un autre daguerréotype, resté, lui, anonyme. Attribué à Daguerre deux ans plus tard, ce dernier fut réalisé avec le même objectif à six pouces. Est, cette fois, montré un jeune bourgeois. Avec son gilet de flanelle à boutons de nacre, sa montre à gousset, ses cheveux gominés, il pose mais pour un portrait de commande. L’antagonisme de ces deux images ne se limite pas aux « effets » portés par chaque modèle. Le travail de la face (le face work cher à Erving Goffman) en rend compte tout autant.
Au final, le daguerréotype de 1837 est un document singulier. Il prend place dans une histoire qui ne l’est pas moins. On connaît la thèse de Walter Benjamin : « dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, les photographies anciennes font place à l’aura, une dernière fois ». Une beauté mélancolique qui est surtout le reflet de nouvelles formes du paraître. Le pouvoir des images photographiées ? Il tient d’abord au statut qu’y recouvrent les apparences.
Du visage à la face médiatisée
Avec la photographie, puis le cinéma ou la vidéo, l’artiste doit désormais composer avec des empreintes visuelles, c’est-à-dire avec des images indexées sur le réel. Dénoncées comme « vulgaires », elles vaudront à leurs praticiens de vigoureux anathèmes. Pourtant, ces formes du paraître finiront par être rattrapées par l’art. Au XXe siècle, elles gagneront même les salles de musée. Un sort qui précipita l’annexion de l’image photographiée par l’esthétisme.
Quant au visage, le voilà maintenant au cœur d’une fascination toute moderne. Les médias n’en ont-ils pas fait une politique ? La frénésie pour se portraire en témoigne. Elle est encouragée : par les plateaux de télévision, par la presse populaire, par les campagnes électorales. Nombre de regards y succombent. De la plus simple des façons : en assimilant l’existence à la faculté d’apparaître, ou pour être plus précis, à la capacité à « se tirer en avant » (du latin protrahere, d’où dérive le mot portrait). Et si ce qui était consacré là n’était qu’une sorte d’« animisme postindustriel » ? C’est la formule du sociologue allemand Thomas Macho.
Dans un monde où les médias se comportent comme des «usines à visage», écrit-il, tout s’achète et se vend par ces traits mis en scène. De sorte que s’efface un antique pouvoir, celui de voir par soi-même comment on est vu. C’est ce que permet le regard de et dans la rencontre. Au face-à-face succède le règne de l’interface. Une gigantesque mise en écran des rapports sociaux qui marginalise une expérience, celle des visages se portant l’un au-devant de l’autre.
L’image de Constant Huet ? Elle ouvre finalement sur une histoire désenchantée, l’histoire d’une société où la puissance est contrôlée par des visages ultra médiatisés. Tournés vers les masses, ces faces sont l’objet de savoir de plus en plus méticuleux. Ne sont-ils pas là pour habiliter et influencer grâce à la démultiplication des écrans ? Le daguerréotype de 1837 n’est donc pas qu’un objet d’antiquaire. C’est une trouvaille archéologique. Son importance tient à ce qu’elle préfigure un mode de représentation qui est encore le nôtre.
L’industrialisation des images puis la « société du spectacle » l’ont depuis asservi à multiples fonctions : l’identification policière, la collection anthropologique, l’album de famille, le reportage de presse, l’animation télévisuelle… Il n’empêche. Le dispositif mis au point par Daguerre peut aussi aider à « regarder la face de la vie » comme l’écrit l’écrivain D.H. Lawrence. Certes, c’est un œil purement mécanique. Mais il délivre une leçon qui, à l’heure de la « globalisation du visage » (Hans Belting), pourrait s’avérer essentielle.
Loin de n’être qu’un accessoire, la face humaine reste une alternative. Elle est un refuge, et déjà contre la politique qui fait du visage devenu interface un outil de contrôle de l’information. Les photographes August Sander (1876-1964) ou Walker Evans (1903-1975) ont su le montrer en leur temps en renouant avec l’acte photographique, celui justement qui libère le visage du portrait. Grâce à quoi, au nom de l’anonymat contre la notoriété, du passant contre le grand homme, la représentation s’était démocratisée. De nos jours, cette dignité du visible demeure un rempart. Contre le divertissement des masques et les spectacles de cour.