Cinéma

« La Caméra de Claire », rencontre avec la fée Solitude

Journaliste

Par contraste avec le sombre Jours d’après, présenté au même moment à Cannes, d’aucuns ont voulu voir La Caméra de Claire comme un film léger et mineur du toujours très prolixe Hong Sang-soo. C’est passer à côté d’une nouvelle œuvre complexe et subtile, obscurément mais profondément minée par la solitude, du Bergman coréen.

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Lors de sa présentation au Festival de Cannes 2017, dans la section Un certain regard,  La Caméra de Claire a été perçu d’une manière particulière, en grande partie due au fait de la présence en compétition officielle d’un autre film de Hong Sang-soo, Le Jour d’après. Exceptionnelle, cette présence d’un réalisateur sur la Croisette avec deux longs métrages soulignait l’étonnante fécondité de ce cinéaste qui, depuis ses débuts en 1996, est parvenu à proposer un long métrage par an en moyenne, et pas moins de 11 en durant les 8 dernières années, les deux cannois succédant à la sélection à Berlin quelques mois plus tôt de Seule sur la plage la nuit. Si beaucoup ont salué « l’exploit », du type Livre des records, peu nombreux sont ceux qui ont souligné que loin d’être une performance en soi, cet enchaînement de réalisations fait sens par la logique artistique qui préside au travail de Hong, à cette forme très particulière de créativité par reprises et déplacements, où l’économie est une composante pleine et entière d’une stratégie de cinéaste. Pas à pas, avec des accidents en chemin, il a construit la viabilité et la continuité de son activité, elles sont les effets heureux (qui bien entendu n’avaient rien d’assuré) d’une approche générale de la mise en scène présente depuis le début, et qui n’a pas varié lorsqu’il a été parfois difficile de poursuivre cette quête de film en film qui est la marque même de ce grand artiste. La productivité de ce réalisateur fait partie de ce qui définit sa mise en scène, elle est au diapason de son style, de l’idée du cinéma qu’il incarne et qui fait de lui le réalisateur coréen le plus important aux yeux de très nombreux admirateurs, dans le monde entier. Et il faut se réjouir, en en souriant, de ce que cette production quantitativement hors-norme ait aidé à attirer une large attention sur ce qui importe véritablement, la délicatesse précise, toute irisée d’humour et de cruauté, qui caractérise chacun des films de manière toujours singulière.

Au-delà de la reconnaissance de cette prolixité record, il ne fait pas de doute que le sombre Jour d’après a paradoxalement fait de l’ombre à l’apparemment lumineux Caméra de Claire. La beauté complexe du film en compétition aura incité les festivaliers souvent pressés à considérer par comparaison « l’autre film » comme mineur. Sa relative brièveté (69 minutes), les couleurs pastels s’opposant au noir et blanc vibrant du Jour d’après, un ton joueur et jusqu’au fait que La Caméra de Claire ait été tourné à Cannes, durant l’édition précédente du Festival, a tendu à le faire apparaître comme un clin d’œil amusé, avec le concours d’Isabelle Huppert supposée être là à titre amical, 5 ans après son rôle mémorable dans In Another Country, pour donner la réplique à l’actrice désormais habituelle de Hong, Kim Min-hee. Une petite affaire entre proches, un à-côté un peu blagueur, avec passage obligé par les situations-types du cinéma de ce réalisateur, crises conjugales, personnage de réalisateur infidèle et maladroit, longues scènes de disputes autour de tables généreusement servies en bouteilles d’alcool. Sans être inexacte, cette perception est loin de rendre justice à la richesse de La Caméra de Claire, et surtout elle en méconnaît la profonde noirceur.

D’emblée, le film se situe dans de multiples registres à la fois. Il semble une chronique souriante et paisible lorsque la jeune Man-hee (Kim Min-hee) et sa patronne, Nam Yang-hye (Chang Mi-hee), discutent amicalement dans le bureau provisoire de la société de ventes de films que l’une dirige avec l’aide de l’autre. Et encore dans la scène suivante, où Man-hee retrouve une ancienne collègue à la terrasse d’un café, dans une rue de Cannes. Mais entre les deux a eu lieu une autre scène, à la terrasse du même café, mais qui n’est montrée qu’ensuite – scène d’une grande brutalité sous ses dehors policés, où madame Nam licencie sa collaboratrice, avec effet immédiat alors qu’elle se trouve à des milliers de kilomètres de son pays. À ce conflit ouvert et inégal – Man-hee, sans voix, ne peut que subir – se mêlent deux dimensions supplémentaires : d’une part le recours de la part de la patronne à un argumentaire moral emberlificoté, opposant innocence et honnêteté au service d’une théorie aussi fumeuse que péremptoire, d’autre part l’ouverture d’une énigme, Nam Yang-hye refusant obstinément d’expliquer pourquoi elle vire une assistante dont elle n’avait jusqu’alors qu’à se louer, en l’accusant sans aucun argument ni preuve de malhonnêteté. Apparaît alors un être porteur d’une nouvelle dimension, un énorme chien gris, dont la présence est tout à la fois très simple (c’est le chien du café) et fantastique, par la taille et l’apparence de l’animal et par le sentiment d’une force mystérieuse, archaïque, qui émane de sa présence pourtant nullement menaçante. Le chien, qui offre à Man-hee un prétexte pour se sortir de la situation insupportable face à la patronne qu’elle ne peut affronter, devient une sorte de divinité en même temps puissante et distante, mi-protectrice mi-indifférente.

À ce moment, à peine de 5 minutes du film sont écoulées, mais Hong Sang-soo, avec des moyens d’une extrême simplicité, a déjà installé une situation complexe, jouant sur plusieurs claviers simultanément. Encore seuls deux des quatre protagonistes principaux sont-ils entrés en scène. On se retrouve à la plage où Nam Yang-hye passe un savon plus ironique et affectueux que furieux à So, le réalisateur dont elle vend les films, et qui est par ailleurs son compagnon. À peine si on peut dire qu’elle lui reproche d’avoir couché avec une jeune fille, dont il est clair qu’il s’agit de Man-hee. So, en bon personnage masculin de chez HSS, avoue tout et se défend mollement, avec pour tout argument qu’il était ivre. On est alors dans une situation classique de vaudeville, avec adultère, accusation, révélation, dissimulation… sauf que rien ne se passe comme prévu, chacun suit sa petite musique intérieure, celle de ses besoins et de ses angoisses, d’où un effet de vague comique décalé. En effet, le comique ne tient pas aux situations, ni originales ni drôles, mais aux écarts constants entre ce que les personnages disent et font et ce qu’ils étaient supposés dire et faire. Avec ses plans fixes laissant libre champ aux mots avant de rétablir toute l’importance des corps et des visages par son utilisation très personnelle du zoom, Hong Sang-soo fabrique toute un arsenal d’écarts, entre les protagonistes, et entre chacun d’eux et ce que celui-ci ou celle-ci devrait dire ou faire.

Dans La Caméra de Claire, on retrouve sous une forme beaucoup plus sophistiquée le principe qui organisait de manière remarquable, et remarquée, le premier film de Hong Sang-soo, Le jour où le cochon est tombé dans le puits.

Encore la figure la plus féconde de toute l’affaire n’est-elle pas apparue, elle arrive, c’est donc cette Claire (un prénom choisi en hommage du réalisateur à son amie Claire Denis) qu’interprète Isabelle Huppert. On avait jusqu’alors affaire à un microcosme coréen en pleine ville de Cannes, voici que débarque quelqu’un au statut encore différent, à la fois plus locale (une Française en France) et plus étrangère, elle ne connaît rien au Festival ni au cinéma, à la différence des autres personnages qui sont des professionnels participant à une grande manifestation du secteur dans lequel ils travaillent.

Claire n’arrive pas seule, elle déboule munie de son appareil photo – la « caméra » du titre, qui n’est donc pas, techniquement, un appareil de prises de vue cinématographique mais d’images fixes, et encore, d’un type très particulier, aujourd’hui quasiment disparu : un polaroïd. Si on prend un tant soit peu au sérieux la situation mise en place avec les trois premiers personnages, Man-hee,  Yang-hye et So, il est évident que Claire est d’une autre nature. Elle ressemble à ces elfes ou à ces lutins qui, dans les contes ou chez Shakespeare, viennent faire sortir les humains de leurs usages et de leurs conventions, révéler sinon leur vérité, du moins une face méconnue y compris d’eux-mêmes. La baguette magique de l’elfe Claire, c’est donc le fameux appareil photo, auquel elle attribue explicitement la vertu de « changer les choses ». Et c’est, en effet, ce qui va se produire, mais de la plus étrange manière. Suite aux interventions intempestives, quoique toujours amicales et pleines de bonne volonté de cette étrangère qui interfère avec les relations entre les trois protagonistes coréens, chacun suivra un chemin inattendu. Il y aura des crises et des ruptures, des mots très durs même si énoncés avec une sorte de détachement. Ce qu’il adviendra du couple que formaient So et Yang-hye, de la relation entre So et Man-hee et de celle entre Man-hee et Yang-hye, ce seront les péripéties romanesques du scénario, scénario remarquablement concis et cohérent. Mais ce n’est pas l’enjeu du film, au fond ça n’a guère d’importance. Les films de Hong Sang-soo ne racontent pas à proprement parler des histoires, même si il y a toujours une trame narrative. Ils émettent une sensation, ou un ensemble de sensations, il distillent des émotions qui ont le pouvoir de faire regarder le monde, notre monde, un peu différemment.

Dans La Caméra de Claire, on retrouve sous une forme beaucoup plus sophistiquée le principe qui organisait de manière remarquable, et remarquée, le premier film de Hong Sang-soo, Le jour où le cochon est tombé dans le puits. Celui-ci suivait quatre personnages chacun animé de sa propre logique, de ses propres motivations. Ici on assiste à ce qui a l’air d’une histoire à trois qu’activerait et dévierait l’intervention d’un corps étranger, ce dispositif de récit n’est que l’apparence de ce que mobilise La Caméra de Claire. En réalité, chacun des trois, Man-hee, Yang-hye et So, suit sa propre trajectoire, il arrive à chacun une histoire qui n’est pas celle des deux autres, mais personne ne le sait. D’où le sentiment de grande tristesse qui émane du film, alors qu’il ne s’y passe rien de bien tragique. Comme beaucoup d’autres films de son réalisateur, mais selon une construction particulièrement subtile, le vingt et unième long métrage de l’auteur de Oh ! Soo-jung et de Hill of Freedom est un film non pas sur la solitude, mais hanté de l’intérieur, miné obscurément mais profondément par la solitude. À cela la fée Isabelle Huppert n’aura apporté aucun remède, avec ses habits jaunes citron tout solaires, ses sourires et ses réparties naïves et amicales, elle aura plutôt fait se découvrir un peu plus, un peu autrement ce qui était de toute façon là – ce qui est partout là, suggère Hong Sang-soo : l’enfermement de chacun dans son récit, sa représentation de soi et des autres, ses pulsions et ses phobies.

Il devient dès lors logique que la déesse ex machina porte le prénom d’une cinéaste, que l’outil dont elle se sert soit désigné d’un terme qui vaut aussi pour la machine à faire du cinéma. Car ce que fait Claire est au fond de la mise en scène, par des moyens empruntés à d’autres registres, théâtre de boulevard, comédie de dialogues et tours de prestidigitation. Elle déplace chacun en partageant des images (elle distribue les polaroïds qu’elle a pris), elle rend un peu plus perceptible ce qui sépare, et ce qui anime ces trois personnes. Elle est une figure particulièrement subtile mais juste de ce que font de grands cinéastes observateurs de leurs frères et sœurs humains, avec un mélange de lucidité et de compassion sans mièvrerie. En quoi, plutôt qu’à Eric Rohmer auquel on a trop souvent comparé Hong Sang-soo, c’est plutôt du côté d’Ingmar Bergman qu’il faudrait se tourner pour lui chercher une parenté dans l’histoire du cinéma.

 


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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