« Madame Hyde » : l’étrange cas du professeure Géquil
Certains enseignants auraient une forme d’autorité naturelle, tandis que d’autres en seraient tout à fait dépourvus. Et madame Géquil, professeure de sciences en lycée technologique, appartiendrait de toute évidence à la deuxième catégorie. L’opinion selon laquelle l’aura pédagogique d’un.e professeur.e dépend d’un étrange pouvoir magique, comme s’il s’agissait d’un fluide mystérieux à maîtriser, est largement partagée, souvent par le corps enseignant lui-même. Et c’est là un des sujets intéressants abordés par le film de Serge Bozon, à travers une déconcertante fable fantastique.
Le cinéma français s’est emparé récemment de la figure de l’enseignant.e pour en faire l’héroïne ou le héros d’un certain nombre de films intéressants, entre autres : L’avenir de Mia Hansen-Love (dans lequel Isabelle Huppert incarnait déjà une professeure), La Mélodie de Rachid Hami avec Kad Merad en professeur de violon, ou L’atelier de Laurent Cantet, avec Marina Foïs. Mettant en scène respectivement une philosophe, un musicien, une romancière, ces films idéalisaient joliment le rôle de l’enseignant, intellectuel ou artiste.
Son registre volontairement dissonant mêle la tonalité comique des chahuts scolaires, le fantastique de métamorphose, une sorte d’excentricité poétique, à des considérations sociales réalistes et profondes.
Le film de Serge Bozon est un objet étrange qui a le mérite de pousser beaucoup plus loin la réflexion sur le métier d’enseigner. Cette fable fantastique se passe dans un lycée de banlieue qui comporte à la fois des sections technologiques et des sections générales. Son registre volontairement dissonant mêle la tonalité comique des chahuts scolaires, le fantastique de métamorphose, une sorte d’excentricité poétique, à des considérations sociales réalistes et profondes. De fait, ce film surprend. On comprend que Madame Hyde enseigne une matière scientifique un peu floue qui ressemble aux sciences physiques (quand elle ne s’égare pas dans les sciences naturelles) à des lycéens de section technologique, près de la « Cité des 2000 ». Elle habite près de là dans un pavillon avec son mari, charmant homme au foyer incarné par José Garcia. Et elle est en échec, comme ses élèves.
« Il y en a qui arrivent vite à être profs, d’autres non », dit-on à madame Hyde. Cela fait 35 ans que celle-ci essaie et n’y parvient pas, mais elle ne se décourage pas, elle est tenace, malgré les humiliations de ses élèves, de leurs parents, de sa hiérarchie et de ses collègues. Comme elle pense que pour faire des expériences et utiliser des machines, il faut de la maturité, elle ne fait jamais faire de travaux pratiques à ses lycéens, elle leur décrit de façon abstraite et théorique les phénomènes physiques et techniques du programme. C’est la peur qui la retient, la peur qui est aussi celle de son stagiaire, un ex-premier de classe terrifié par la banlieue.
Au-delà de la métamorphose fantastique du personnage, le film offre une analyse assez subtile de la réussite pédagogique de madame Hyde.
La métamorphose de madame Géquil en madame Hyde est marquée par la disparition de la peur, aussi bien dans sa salle de classe que devant les deux chiens peu avenants de sa voisine. Certes cette transformation advient après une expérience dans son laboratoire de fortune, dans un petit préfabriqué, où elle est frappée par une mystérieuse force électrique qui vient l’habiter de l’intérieur et la métamorphoser secrètement, la nuit, en femme de feu : les trucages sont jolis et voilà l’enseignante qui fustigeait justement les super-héros qu’admirent ses élèves devenir une super-héroïne lumineuse et dangereuse à la fois. Il est amusant de savoir qu’en réalité le « rayonnement » est justement un des critères traditionnellement évalués par les proviseurs dans la note administrative qu’ils attribuent aux professeurs. Mais au-delà de la métamorphose fantastique du personnage, le film offre une analyse assez subtile de la réussite pédagogique de madame Hyde.
Cette réussite imprévue est associée à la prise de risque. Madame Hyde, en échec, était celle qui voulait tout contrôler, évitant toute expérience avec ses élèves, dans l’idée naïve que le professeur construit sa dignité par le magistral. En fabriquant avec les lycéens une cage de Faraday, en les exposant de façon provocatrice à l’électricité, tout en les en protégeant, c’est justement la mise en danger qui la sauve. Cette audace périlleuse se double d’un lâcher-prise dans la gestion de classe : la professeure qui faisait seule le cours, s’efface complètement lors de son inspection, et ce sont les élèves qui prennent la parole pour raisonner brillamment entre eux. On pourrait presque penser que le cinéaste a lu les œuvres complètes de Dominique Bucheton, la spécialiste en didactique des postures enseignantes : madame Hyde passe donc de la posture classique du contrôle et de l’enseignement magistral à l’accompagnement et au lâcher-prise où les élèves deviennent acteurs du cours.
La classe est un espace où se déploie une « écologie de l’attention » : pour obtenir celle de ses élèves, l’enseignante doit aussi leur en donner, car c’est un système réciproque. Le film de Serge Bozon l’illustre.
Pour imposer les connaissances dans sa classe, la professeure pourtant habituée au chahut s’est appuyée sur la médiation d’un élève très particulier, Malik, affecté par un handicap ambulatoire, qui l’émeut depuis le début du film. Comme elle, qualifiée par son propre stagiaire de « faible », Malik est moqué par ses camarades : tous les deux, professeure et élève, sont des êtres empêchés, entravés. Le père de Malik a expliqué à son fils qu’il était dangereux de viser des études trop hautes. En effet, il va se brûler, mais c’est à ce prix qu’il parvient à s’émanciper. L’une des plus belles scènes du film est une démonstration de géométrie dans le petit laboratoire de la physicienne. Le problème proposé a l’air minimaliste : sur le tableau, il n’y a qu’une ligne et deux points, et il faut trouver le moyen le plus court d’aller d’un point à l’autre en passant par la ligne. Il se dégage du raisonnement subtil une vraie beauté, celle de l’évidence, et entre l’enseignante et son élève, c’est un moment authentique de plaisir partagé. C’est à cette seconde où il comprend la démonstration que bascule vraiment Malik : et la vraie magie qui se joue dans le laboratoire est bien celle de la transmission des connaissances plutôt que celle du fantastique. En isolant Malik pour ses cours particuliers, madame Hyde ne se conduit pas en professeure modèle, c’est même une faute professionnelle, comme le détectent les deux filles de la classe. Pourtant, c’est aussi grâce à cet élève que progressivement madame Hyde ne considère plus la classe comme un groupe compact hostile et rétif, mais s’adresse à des individus, qu’elle peut valoriser. La classe est un espace où se déploie une « écologie de l’attention », comme l’analyse Yves Citton : pour obtenir celle de ses élèves, l’enseignante doit aussi leur en donner, car c’est un système réciproque. Le film de Serge Bozon l’illustre.
Il soulève aussi au passage d’autres aspects réels du système scolaire, comme la déconsidération des filières technologiques. Madame Hyde s’insurge contre le mépris dont ses élèves sont l’objet : elle considère anormal le fait qu’ils n’aient pas de TPE (travaux pratiques encadrés) à leur programme, d’où son idée de leur faire construire une cage de faraday. Elle-même est exclue de la salle où a lieu une scénette théâtrale ridicule mise en scène par des élèves de première générale dans le cadre de leurs TPE officiels à laquelle elle n’a même pas le droit d’assister. Il y a tout au long du film une sorte de dédoublement parallèle du mépris : celui dont est victime l’enseignante est finalement l’écho de celui sont victimes ses élèves. Mais ce n’est pas une fatalité : ils seront bien plus brillants, face au proviseur et à l’inspecteur, que ne l’ont été les élèves de première générale, tout comme l’échec professionnel de madame Hyde n’était pas aussi définitif que chacun pouvait le penser.
Le film met aussi en scène de façon originale la concurrence pour Malik entre le modèle de l’école et celui des délinquants qu’il veut rejoindre la nuit. Le film se transforme même en comédie musicale rappée et la violence de cette rivalité entre les modèles culturels en présence sera transcendée par le fantastique.
Le rôle du proviseur, joué par Romain Duris, tout au long du film, est amusant : censé incarner l’institution, la raison, il s’avère plus saugrenu que madame Géquil, présentée comme le maillon faible du lycée avant d’en devenir l’héroïne. C’est un personnage parfois poétique, parfois inquiétant quand il abuse de son autorité. Le fait que l’inspecteur annonce la fin des inspections et une évaluation des enseignants par les proviseurs ne correspond pas encore à la réalité mais repose sur des projets de réforme qui ont déjà été émis par certains politiques : le cinéaste montre en filigrane qu’il s’agit d’une proposition peu rassurante.
Les personnages secondaires ont ainsi tous leur poésie ambiguë : le mari de madame Hyde la préférait quand elle était faible, mais il est aimant avec constance. Sa gentillesse, son désœuvrement étrange sont presque inquiétants aussi. La voisine trop curieuse a une allure malveillante et les deux filles de la classe fonctionnent en duo assez menaçant : elles relèvent de façon implacable tous les manquements de madame Hyde, et parlent en chœur de façon complètement irréelle. Ces effets de va et vient constants entre réalités de banlieue et déréalisation poétique confèrent au film son esthétique propre, au même titre que ses couleurs singulières : le rouge et le bleu pâle complémentaire de la salle de cours offrent les mêmes contrastes étranges.
Ce film extravagant et singulier présente le chahut comme un phénomène réversible et non comme une fatalité, et considère l’enseignement comme une alchimie. Les professeures de banlieue, en réalité, sont des femmes lumineuses et puissantes. C’est la vérité.