La tectonique du pouvoir – Larnaudie et la génération Macron
Tout part d’une image. Les premières pages du livre saisissent, à nouveau, ce que nous, qui avons suivi l’intronisation de l’actuel président de la République française, avons vu : la marche d’Emmanuel Macron, sous les siècles qui, depuis le Louvre, le contemplaient. Face aux caméras de télévision. Sous nos yeux.
Tout part de deux images. Celle du jeune homme en majesté, dans son manteau, seul face aux ors de la République incarnés dans le symbole double et paradoxal de la royauté (le palais et la pyramide de verre, émanation de la volonté d’un président de la République qu’on avait pu, en d’autres temps, comparer au prince de Machiavel). Et l’autre image, une photographie de la promotion de l’ENA baptisée promotion Senghor, reproduite sur le bandeau ceignant le livre, et clignotant comme il faut aux yeux du lecteur. Emmanuel Macron, mais cette fois au milieu de ses pairs, du temps où il en avait encore. Ceux-là mêmes qui viendraient irriguer les veines du pouvoir économique, étatique, décisionnel et médiatique de leur sang neuf.
Le livre de Mathieu Larnaudie, impeccablement intitulé Les jeunes gens, tient tout entier dans l’écart entre ces deux images. Écart symbolique, écart géographique. Écart temporel. Il observe le maillage d’une image à l’autre. La toile sur laquelle les constructeurs impatients de nos destinées se déplacent aujourd’hui. Il en défait les fils un à un. Car les années qui séparent les deux images sont celles d’une conquête. Comment un bataillon de jeunes personnes plus ou moins bien nées (plutôt plus, évidemment) s’est-il placé à la tête de l’État ? Et comment, ce faisant, est-il devenu l’incarnation idéale de ce que Pierre Bourdieu en avait appelé la noblesse ?
Cette geste moderne de l’ascension des ambitieux est racontée dans un récit où le narrateur, et l’on aurait aussi envie d’écrire le récitant, recompose un paysage. Où se mêlent réseaux, idées, affects, composition sociale, stratégie langagière. Stratégie tout court. Où s’articulent désirs singuliers et pulsions collectives, solidarités et trahisons, individus et corporations, à travers les multitudes de signes qui les masquent autant qu’ils les dévoilent (images, discours, analyses). Les jeunes gens se présente en effet comme un récit-enquête. La qualification désigne et dénonce la nature double de son entreprise. On ne sait, au départ, si elle sera simplement duelle, ou duplice.
D’abord, donc, un récit, avec un narrateur que Mathieu Larnaudie a l’honnêteté, sinon la prudence, de mettre en scène dans l’ouvrage. Manière de rappeler qui parle et depuis où, c’est-à-dire de s’appliquer à soi-même le traitement réservé aux pensionnaires de cette antichambre de la puissance qu’il interroge et décrit. Une enquête ensuite, avec ce que le mot a de familier mais aussi d’inquiétant, dans sa tâche de dévoilement de la vérité pour éclairer un crime ou un forfait dont on ignore la nature comme le résultat.
La grande question est de savoir si ces corps-là, ces quelques corps de personnes isolées au sommet du fameux classement de sortie de l’ENA, surnommé « la botte », forment dans leur agrégat, leurs échanges et leurs écarts, un corps.
Répondant parfaitement à la double définition qu’il s’assigne, le livre se donne également un objet double. Il y a l’objet de l’enquête, ces jeunes gens à qui il doit son titre et son existence, qu’il objective en les observant. Il y a aussi ce qu’il voit de lui-même en les regardant : son écriture propre. Si elle est discrète, la réflexivité à l’œuvre dans le livre est tout de même ce qui le meut et le fait vivre. Et les références littéraires, intellectuelles, philosophiques qui le parcourent, Shakespeare, Benjamin, Bourdieu, Saint-Simon, Bossuet et bien sûr, et surtout, le maître en matière d’images et de signes, Roland Barthes, en sont les balises réfléchissantes.
Retour au premier objet, à ces fameux jeunes gens. La mention de la jeunesse est fondamentale ici. Elle désigne une génération tôt arrivée aux affaires, fière de sa précocité et de sa puissance intellectuelle. Fière, de surcroît, de sa puissance physique. La façon dont Mathieu Larnaudie les décrit, dans leurs gestes et dans leurs corps, est en équilibre entre une forme de fascination (pour la puissance de travail, pour la détermination, pour ce désir pratiquement impossible à arrêter) et la frayeur (et l’on saluera les passages humoristiques, où il déplore sa propre inaptitude à être aussi mobilisable, à pouvoir soumettre son propre corps à la nécessité symbolique et sociale qu’il se serait imposée).
La grande question est de savoir si ces corps-là, ces quelques corps de personnes isolées au sommet du fameux classement de sortie de l’ENA, surnommé « la botte », forment dans leur agrégat, leurs échanges et leurs écarts, un corps. Celui des hauts fonctionnaires, les soldats sans peur et sans reproche de l’État, les garants de l’intérêt général. Et ce qu’ils en font. À cette question le livre ne répond pas. Elle est son prétexte, dont Mathieu Larnaudie expose les présupposés et les développements. Il les tient dans la main, les observe avec pour armes le recul, le matériau (entretiens, souvenirs, lectures), la distance critique et affective qui nimbe l’ouvrage d’une neutralité apparente.
Mais son sujet véritable est le pouvoir. Le livre, dès lors, s’en tient à l’exposé du comment, et ne se penche jamais sur le pourquoi, qui serait déjà une réduction de son sujet. Car le pouvoir jamais ne commente. Le pouvoir, par définition, est, et il apparaît dans son être. L’écrivain le sait, d’abord parce qu’il est écrivain et que l’acte d’écrire est en soi une variation sur le premier des pouvoirs, celui de la nomination. Il le sait aussi, parce qu’un certain nombre de prédécesseurs grandioses ont pris soin de le lui exposer. L’auteur choisit ainsi de clore le livre avec l’un de ses plus extraordinaires représentants, Saint-Simon. Enfin il le sait parce que cette présidence Macron a peut-être ceci de neuf qu’elle assume absolument, sans le moindre état d’âme, son être de pure image.
C’est dans cette réflexion sur l’articulation des images et du langage que tient le véritable projet du livre : peut-on écrire le pouvoir ? C’est-à-dire, peut-on le fixer dans une image ou dans une analyse ? L’agilité de Mathieu Larnaudie se manifeste précisément ici, à ce point de jointure entre l’impuissance de l’enquêteur et la toute-puissance de l’écrivain.
Nous n’aurons pas « du Macron ». Nous aurons les autres, célèbres ou pas, tous brillants, et avec eux la grisaille des structures, des archives et des corporations.
Comme en écho à cette exposition paradoxale, un personnage est évidemment absent et c’est le personnage principal, dont le nom éclate sur le bandeau. La promotion Senghor, ici rebaptisée « promotion Macron », est littéralement sur le livre qu’elle entoure, et qu’elle masque peut-être. En tout cas, face à cette photo, on est pris d’envie qu’un graphiste compatissant ait entouré ou désigné d’une flèche la tête du président, car il faut avoir de bons yeux pour la chercher. En cela, et ironiquement, ce défaut d’information dans une image saturée de personnes annonce la malice du livre.
Car Emmanuel Macron, l’homme de la première image, celui qui a réussi plus vite et plus fort et en tout, est toujours évoqué indirectement. Les personnages interviewés et portraiturés par l’auteur, qu’il avait d’abord rencontrés au moment d’un reportage pour Vanity Fair, quand le président était encore ministre, sont les témoins d’une chose qui ne peut se dire complètement. Mais qui peut se voir.
Et de même que Macron brille par son absence, par la dilution de son image dans les discours des autres, le livre, lui, brille par ses silences, parfois brièvement fendus. Mathieu Larnaudie tient jusqu’au bout la leçon apprise de ses maîtres en politique. Le pouvoir est. L’écrivain laissera le texte être, sans jugement ni arbitrage. Tout au plus peut-on deviner chez lui une forme de sympathie pour ce qu’il appelle, à la suite de Chantal Jaquet, les transclasses, ces énarques venus d’un autre monde, boursiers qui sont presque, à eux seuls, l’archive survivante de ce que fut la méritocratie à la française. Et dont Mathieu Larnaudie précise fort justement qu’elle, la méritocratie, n’est pas et n’a jamais été l’objet de l’ENA.
Assumant l’exercice du pouvoir narratif jusque dans la liberté d’être un écrivain dégagé, c’est, in fine, avec son lecteur que l’auteur joue. Nous n’aurons pas « du Macron ». Nous aurons les autres, célèbres ou pas, tous brillants, et avec eux la grisaille des structures, des archives et des corporations.
Cette manière de passer en-dessous du désir du lecteur est le point de dégagement du livre en même temps (formule que Mathieu Larnaudie se plaît à s’approprier jusque dans la dernière phrase de l’ouvrage) que sa véritable performance : Les jeunes gens convertit un désir d’images en un désir de mots. En cela on aurait presque envie de remercier l’auteur pour s’être attaqué aux pulsions de notre époque, à notre goût, à nous tous et si respectables que nous soyons ou souhaitions être, de voir. Car c’est ce goût qui nous fait voir ce que d’autres veulent que l’on voie.
Ainsi le livre, dans la lutte sourde entre son titre (une aventure) et son bandeau (une gloire médiatique), parvient-il à approcher, avec une grande impavidité, le spectacle du pouvoir en France.