Quand Brautigan rêvait à Babylone
Que la propriétaire de l’appartement se rassure, les arriérés de loyer seront bientôt réglés, l’argent est en route, il arrivera d’un jour à l’autre, c’est juste que le fourgon blindé est bloqué à Phoenix, Arizona à cause d’un . . . brouillard de cactus. L’argent inespéré ne devrait plus tarder, issu de l’héritage d’un oncle ayant fait fortune dans les puits de pétrole providentiels du . . . Rhode Island. Du pétrole dans le Rhode Island ? Un brouillard de cactus ?
Un Privé à Babylone, de Richard Brautigan, longtemps épuisé en France, reparaît ces jours-ci dans l’épatante traduction de Marc Chénetier. Le roman, qui se présente sous la forme de soixante-dix-neuf vignettes de tailles souvent brèves, narre une aventure du détective C. Card, mais c’est peut-être autant l’histoire d’un petit rigolo dérangé dans la dèche ( he’s such a card peut se traduire par « quel drôle de numéro ») que celle du démontage en bonne et due forme du roman policier. L’action se déroule à San Francisco, en 1942, au moment où l’Amérique vient d’entrer en guerre contre l’empire du Japon et, bonne nouvelle : C. Card ne sera pas appelé sous les drapeaux. Il faut dire qu’il a déjà combattu pendant la guerre d’Espagne, dont il est revenu avec un improbable double « trou dans le cul » (il a glissé pendant qu’il était en train de chier, s’est assis sur son pistolet et le coup est parti, la balle lui a traversé les fesses). C. Card, version pique-assiette du célèbre Sam Spade, héros des romans noirs de Dashiell Hammett, s’était engagé en 1936 dans le conflit ibérique dans l’espoir que l’Espagne ressemblerait à Babylone, où habite Nana-Dirat, la petite amie de notre privé. Babylone ? Dreaming of Babylon, titre original de ce roman poilant à gratter, c’est l’imagination sans le pouvoir, ou plutôt la bataille de chaque instant pour que la rêverie paralysante ne prenne pas définitivement le pouvoir sur la vie de C. Card. Babylone lui a déjà fait louper le concours de police : au début, tout se passait bien, jusqu’à ce que Card se mette à rêver à Babylone et ne traite plus aucune des vingt dernières questions de l’examen ; il n’est donc jamais devenu flic.
Devenir manchot, ce n’est tout de même pas l’idéal quand on est magicien jongleur.
Mais aujourd’hui, le détective privé C. Card a enfin une affaire, il ne lui reste plus qu’à trouver des balles pour son flingue et se rendre au rendez-vous à dix-huit heures. Le sergent Rink, son ex-futur collègue qui, lui, a réussi le concours de police, refuse d’armer Card. En revanche, le copain à la jambe de bois, Pilon, sorte de capitaine Macchab tâchant de maintenir le cap dans la morgue de San Francisco dont il est le gardien, accepte de lui prêter un pistolet et des balles. La mission de Card est simple : subtiliser une morte à la morgue pour la livrer le soir même, au cimetière, à la singulière cliente chic, une « riche blonde » capable de boire six, huit, dix bières sans jamais aller pisser : dans cette intrigue frappée du sceau de la noire trinité unité de temps / unité de lieu / unité de mouise, cette curiosité vésicale est sans doute le plus grand mystère de cette mystery story.
Il y a des hauts et des bas dans l’existence, nous dit Card, mais là, dans cette partie de polar menteur où tout le monde baratine et se fait baratiner, il ne peut plus guère que remonter la pente. « Pour être plus bas que moi, il fallait être mort. » On sent bien que tout à chaque instant peut dégénérer. Plus tard, la situation risque de « ressembler à l’enfer un jour où ça barde ». C. Card bluffait déjà, en juin 1933, lorsqu’il demanda au coach de base-ball qu’on lui confie la batte. Bilan, il s’est pris le projectile en pleine tête et a eu droit à son premier aller-retour San Francisco-Babylone-San Francisco. Après avoir tapé de la thune à tous ses proches et ses moins proches, C. Card réussit à sortir à sa propriétaire un bobard gros comme le Rhode Island et se fait offrir au passage du café lavasse et un beignet rance. Il parvient aussi à embrouiller Sam, son vieux copain de la guerre d’Espagne, pour lui soutirer cinq dollars de plus, Sam qui, lui aussi, a perdu la main depuis belle lurette : devenir manchot, ce n’est tout de même pas l’idéal quand on est magicien jongleur. « Eh bien voilà un tour que je ne suis pas près de pouvoir recommencer », s’est exclamé Sam en voyant son bras arraché gisant à terre.
S’exhortant à regarder le bon côté des choses pour « ne pas se laisser abattre », Card alterne bons mots douteux et poésie déconcertante. Face à la femme qui accapare la cabine téléphonique, il officialise les épousailles : « Je vous déclare maintenant téléphone et femme. » Plutôt que de tenter la rebiffe, Card-le-cave préfère se convaincre que la chance est en train de tourner, c’est la méthode C. Card, C comme Coué. « À mon avis, se persuade-t-il, la chance, c’est comme la marée. Quand ça monte, ça monte. » Ce qui ne l’empêche pas, au fil de son enquête, d’énoncer certaines vérités essentielles sur l’art de fabriquer une histoire à énigme que Raymond Chandler n’aurait sans doute pas contestées. « Je me suis dit : C’est curieux toutes ces coïncidences ; un vrai régal pour amateurs de polar. Pas de logique apparente. . . Enfin. De toute façon, c’est pas mes affaires. »
Tandis que l’Europe et le Japon découvrent l’auteur génial, en Amérique, le « dernier des beatniks » est passé de mode.
Poète sans le sous débarqué au milieu des années 1950 (il est né en 1935), Brautigan a connu la pauvreté. Selon son biographe William Hjortsberg dans Jubilee Hitchhiker (non traduit en français), il passe à un moment donné de sa vie au moins une heure par jour à scruter le sol ou fouiller dans les cabines téléphoniques à la recherche de petites pièces. Il lui est même arrivé de vendre son sang au tarif de vingt dollars la pinte. Il commence par lire ses poèmes dans les bars, The Place, The Co-Existence Bagel Shop, The Vesuvio… Mais en 1957, au moment de la San Francisco Renaissance, lorsque convergent l’underground Beat et la culture populaire, Allen Ginsberg le prend de haut et le traite de neurotic creep (pauvre névrosé). L’année 1958 est celle du succès de Howl de Ginsberg et de Sur la route de Kerouac.
Il n’empêche, pour Richard Brautigan, soudain la roue tourne : porté par l’effervescence du San Francisco du milieu des années 1960, les initiatives de type free shops et le déclencheur que fut le mouvement free speech à Berkeley, le voilà en phase avec l’esthétique psychédélique qui s’immisce dans les arts et les consciences. Il connaît avec La Pêche à la truite en Amérique un succès phénoménal. Il atteint un statut de pop star : auteur « commercial », il est adulé par ses fans nombreux mais dédaigné et/ou incompris par une bonne partie de la critique littéraire qui passe sous silence la spécificité de son art (se cantonnant pour l’essentiel à évoquer les thèmes qu’il traite sans décortiquer les rouages de son écriture) et à côté de sa sophistication perçue comme de la naïveté typiquement hippie. D’autant qu’au lieu de donner lectures et conférences sur le circuit des campus universitaires, comme bon nombre de ses collègues écrivains, William Burroughs ou Tom Wolfe par exemple, il préfère aller s’enivrer dans les bars.
Après avoir dans les années 1960 taillé un short au roman pastoral (Le Général Sudiste de Big Sur, La Pêche à la truite en Amérique, Sucre de Pastèque), Richard Brautigan se lance durant les années 1970 dans des expérimentations ambitieuses et comiques sur les genres littéraires, mêlant roman sentimental et série B (L’Avortement), western et gothique (Le Monstre des Hawkline), érotisme et whodunnit (Willard et ses trophées de bowling), avant de détourner le roman japonais (Retombée de Sombrero) puis de laminer le genre policier avec Un privé à Babylone, donc. Pourtant, dans les années 1970, Brautigan a beau être au sommet de son art littéraire, le vent tourne à nouveau ; tandis que l’Europe et le Japon découvrent l’auteur génial, en Amérique, le « dernier des beatniks » est passé de mode. Le succès aura pour lui été brutal mais bref.
D’ailleurs, à Babylone, « l’affaire en cours est résolue ».
Ce qui intrigue et séduit dans Un privé à Babylone, c’est la dynamique cocasse que notre tordant pied-nickelé nomme « Babylone ». Ni simple lutte entre imagination et réalité, ni même opposition entre rêve et quotidien, « Babylone » désigne plutôt un emboîtement de clichés déclinables à l’envi, comme autant de poupées russes, un imbroglio de récits stéréotypés – infinies variations sur les mêmes thèmes – enchâssés les uns dans les autres. C. Card doit s’efforcer de ne pas y penser s’il veut arriver à l’heure à son rendez-vous, rester concentré sur sa mission, ne pas manquer son arrêt de bus et faire cesser le ratage lamentable de sa vie.
« Il fallait que je me surveille de très près, surtout dans la mesure où j’avais un client, pour ne pas me laisser de nouveau déborder par Babylone. » « Chaque fois que j’essaie de faire quelque chose et que Babylone commence à m’arriver dessus, j’essaie de me concentrer sur la première chose qui puisse l’empêcher de s’approcher. C’est toujours très dur parce que j’aime vraiment beaucoup rêver à Babylone. » Oui, mais ça se complique car Babylone est à la fois point de départ, point d’arrivée et zone de transit. « Ah, le paradis ! C’est possible, le paradis sur terre, quand on est vedette de base-ball à Babylone. »
À Babylone, C. Card vit des aventures bien plus palpitantes que dans les rues de San Francisco : il y possède, juste sous les Jardins Suspendus, une agence florissante de détective privé, avec sa splendide secrétaire Nana-Dirat. D’ailleurs, à Babylone, « l’affaire en cours est résolue ». À une époque, C. Card fut cow-boy à Babylone, et Nana-Dirat était institutrice. En d’autres temps, C. Card était général à Babylone, Nana-Dirat infirmière. Babylone, lieu de la divagation systématiquement bridée, de variations risibles autour des récits populaires convenus, qu’ils soient à l’eau de rose, de guerre ou de cow-boy. L’histoire d’amour, par exemple, ne peut avoir lieu qu’avec la secrétaire. « Tout finirait pour le mieux… j’aurais un bureau, une secrétaire et une voiture, comme avant ; mais ce coup-ci ce serait une secrétaire que je pourrais baiser à m’en décrocher les oreilles. »
Depuis les trente-six chandelles de son premier trip à Babylone, C. Card se laisse gagner par l’obscurité.
Néanmoins, ça se complique encore, car C. Card ne se contente pas de vivre à Babylone, il y puise l’inspiration pour peaufiner le feuilleton de sa vie à Babylone, sous forme BD ou télé, livresque ou théâtrale, voire cinématographique. Mais tout d’abord, il lui faut trouver un prénom à M. Smith, le héros de l’histoire dans l’histoire. Finalement, ce sera Smith. Oui, Smith Smith, le nom le plus banal qui soit, mais bégayé. Quant au méchant, facile : il suffit d’emprunter Ming, le vilain ennemi du célèbre Flash Gordon, et de le rebaptiser pour qu’il devienne le mal babylonien incarné : ce sera le vil docteur Abdul Forsythe. Smith Smith devra donc lutter contre les ombres-robots du diabolique docteur grossissant la nuit artificielle qui déferlera en armée maléfique sur le monde.
L’ombre qui plane sur Un privé à Babylone c’est bien sûr The Shadow, le plus célèbre des héros de pulp des années 1930, 1940, des feuilletons radiophoniques aux comic strips et comic books. Ce sont d’ailleurs ces « grandes ombres noires que les gens traînent sur les couvertures » des revues et livres policiers qui effraient tant la mère de Card. « As-tu trouvé un vrai travail ? » ne cesse-t-elle de lui demander dans l’espoir qu’il rembourse l’argent qu’il lui a emprunté. Au cœur des ténèbres, C. Card s’enfonce. Depuis les trente-six chandelles de son premier trip à Babylone, C. Card se laisse gagner par l’obscurité. Son appartement est dans un tel état de décrépitude que C. Card réduit l’intensité lumineuse en remplaçant toutes les ampoules 75 watts par des 25 watts. « Heureusement, il n’y a pas de fenêtre. » Et il fait désormais si sombre dans l’appartement qu’on dirait « l’ombre d’un appartement ».
Pendant ce temps, on observe une drôle de porosité entre les morts et les pas-encore-morts : le tueur à la hache, abattu de huit balles dans le corps, s’est réveillé à la morgue, voilà pourquoi Pilon garde toujours à portée de main un pistolet chargé : pour tuer les morts. Pilon au demeurant ne rechigne pas à culbuter les jolies mortes, surtout quand celles-ci sont de charmantes prostituées fraîchement arrivées. « Que penserait ta mère si elle savait ça ? – Ma mère ne pense pas, elle vit encore avec mon père. » Entre la morgue, le cimetière et le frigo s’insinue une ombre d’une autre sorte, toxique comme une culpabilité qui étouffe. La mère de C. Card accuse son fils d’avoir tué son père le jour où, à l’âge de quatre ans, il a fait rouler une balle en caoutchouc rouge sur la route. Son père, en voulant la récupérer, s’est fait écraser par une voiture. Pourtant, quand on est dans la mouscaille jusqu’au cou, la mort peut aussi être une chance, d’autant que quand on est mendiant, on ne peut pas faire le difficile : « à cheval donné on ne regarde pas les dents. » Sacré coup de veine, donc : le décès inespéré de sa propriétaire exempte C. Card du paiement de ses loyers en retard. L’autre coup de bol monumental remonte à deux ans, quand C. Card s’est fait renverser par une voiture. Bilan, deux jambes cassées, mais une somme rondelette versée par l’assurance.
Dans ce « roman de crime » dont l’arme du crime est un coupe-papier (a letter-opener), on se dit de l’assassin que « quelqu’un aurait dû l’emmener dans une papeterie et lui expliquer la différence entre une enveloppe et une pute ». Le coupe-papier traverse tout le récit, passe du corps de la prostituée au bureau de Rink pour finir au cimetière, en un finale de vaudeville où l’on retrouve justement la mère de C. Card, venue peut-être se recueillir sur la tombe de son mari, peut-être embringuée dans une manigance plus tordue qui, comme le mobile du crime, échappera à l’entendement de C. Card et sans doute aussi à la sagacité du lecteur. De toute façon, le cimetière, c’est toujours là que ça finit, non ? Sauf la défunte prostituée qui, après avoir failli être monnayée au prix fort, terminera dans le frigo de C. Card ; sa cote a chuté, elle aussi. Heureusement, comme le remarque notre privé « ça finit toujours par s’équilibrer. Du moins, c’est ce qu’il me semble quand je rêve à Babylone ». Et l’on se demande en fin de compte, après une si réjouissante partie de rigolade, si tous les romans policiers, qu’ils soient antérieurs ou postérieurs au Privé à Babylone, ne sont pas des variations autour du chef d’œuvre facétieux de Richard Brautigan.
Richard Brautigan, Un privé à Babylone, « Romans », vol. 2, Christian Bourgois.