Littérature

Quand Nathalie Quintane vante l’«infaisable»

Journaliste

Dans Ultra-Proust, Nathalie Quintane revisite Proust, Baudelaire et Nerval pour leur rendre toute leur charge subversive et appelle de ses vœux une littérature qui n’aurait pas abandonné sa visée révolutionnaire.

Ultra-Proust. Comme on a dit « ultra-gauche ». Ici, non pour déconsidérer l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Mais au contraire, dans une opération de renversement du stigmate, pour lui redonner toute sa radicalité, sa charge subversive. Nathalie Quintane revient aujourd’hui avec un livre publié par « un éditeur d’extrême gauche, qui lit de la littérature », glisse-t-elle. Cette mention est un clin d’œil malicieux à l’ouvrage que l’auteure a précédemment publié à La Fabrique, Les Années 10 (2014), dont un texte portait le titre suivant : « Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature ». Avec Éric Hazan, directeur des éditions La Fabrique, on tient donc une exception ! Plus sérieusement, on sait gré à Nathalie Quintane de se coltiner frontalement la question politique dans la littérature et de la théoriser. C’est (trop) rare pour ne pas être souligné, et elle le fait toujours de façon stimulante.

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Dans Les Années 10, Nathalie Quintane interrogeait déjà ce que la notion de littérature « utile » pouvait signifier. Elle poursuit aujourd’hui sa réflexion sur cette « valeur d’usage ». À quoi sert la littérature ? Première réponse, en forme de pirouette : « Ça sert d’abord à passer le bac de français. » Nathalie Quintane, on le sait, ne déteste pas l’ironie.

L’auteure de Tomates nourrit aussi une certaine colère qui imprègne son plan de bataille. Sa stratégie consiste à mettre au jour l’entreprise de désamorçage que la littérature a subie, victorieuse aujourd’hui, qui ne date pas d’hier. Et de montrer que cette émasculation n’a rien d’innocent, car elle empêche tout impact politique, ou plus exactement révolutionnaire. Pour ce faire, Nathalie Quintane se saisit du totem littéraire français du XXe siècle, Marcel Proust ; et de deux des figures portées par la modernité, que lui-même a rendu à leur vérité dans Contre Sainte-Beuve : Baudelaire et Nerval. Le volume propose d’ailleurs en annexes de très larges extraits de l’essai paru posthume en 1954. D’où le sous-titre d’Ultra-Proust : « Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval. » Retour aux anciens, si l’on peut dire, mais pour les dépoussiérer, les défétichiser, les défaire de leur gangue de kitsch.

Elle proclame : « Pour un O.O.P., Oubli Obligatoire de Proust, pendant un demi-siècle ».

Pas d’agents plus répulsifs envers Proust que les proustiens, prévient Quintane dans son texte d’ouverture aux allures de dialogue (reprenant le « tu » présent dans Contre Sainte-Beuve, Proust s’adressant à sa mère). Elle proclame : « Pour un O.O.P., Oubli Obligatoire de Proust, pendant un demi-siècle ». L’auteure cite ainsi ces spécialistes, c’est-à-dire aligne, avec doigté, quelques-unes de ses cibles – les Enthoven père et fils, auteurs d’un Dictionnaire amoureux de Marcel Proust en 2013, Antoine Compagnon, du Collège de France et de France Inter…

Selon elle, ces aimables spécialistes sont des virtuoses de l’édulcoration. Certes, ils dépassent l’anecdote biographique tout en y ayant recours, louent la finesse et l’abondance des sensations suscitées au gré des méandres syntaxiques. Mais la notion qu’en dernier ressort ils associent à Proust est celle de « bonté », comme si un chef-d’œuvre devait forcément rendre meilleur, ce que l’on tient pour beau agir comme un baume, et l’écrivain endosser la blouse du médecin. Dès lors, exit le « caractère critique » de La Recherche ! Effacé ce que Walter Benjamin en avait retenu : « malice abyssale, si dure alternance de sarcasme et de tendresse, manque total d’aptitude à la consolation ». Or, affirme Nathalie Quintane, « masquer le négatif chez Proust – chez Baudelaire, Beckett, Kafka, etc. ­–, c’est renoncer en partie à penser la modernité de l’œuvre et faciliter son appréhension comme “anti-moderne” », ce concept flou et aseptisant que l’on doit justement à Antoine Compagnon, et dans lequel il avait inclus, parmi bien d’autres, Baudelaire et… Roland Barthes !

Nathalie Quintane examine aussi comment l’opération de déminage a touché Baudelaire et Nerval. Sait-on que Sainte-Beuve, qui n’a jamais daigné écrire un article en bonne et due forme sur Les Fleurs du mal, a dépeint un jour leur auteur, alors candidat à l’Académie française, en ces termes détonants : « là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes » ? Quintane rend Baudelaire à la modernité d’où l’on a voulu l’extraire. Elle note, par exemple, que certains de ces « vers raciniens » les plus remarquables sont aussi les plus sulfureux : ils se logent dans des poèmes, Femmes damnées, consacrés aux lesbiennes. Elle souligne que le Baudelaire qui a contredit Baudelaire et rejeté la poésie a vu sa démarche rééditée par d’autres modernes – Rimbaud, Ducasse, Ponge, Artaud… Il n’y a certainement pas régularisation ou abdication mais, des Fleurs du mal aux Petits poèmes en prose, évolution. Et Quintane a cette belle formule : il s’agit « d’être lucide quant au Baudelaire qu’on se choisit pour vivre ».

De même, le « gentil » Gérard, renvoyé à un pâle XVIIIe siècle, dont le projet littéraire est condamné par Alexandre Dumas l’indélicat, qui le déclare « infaisable » après avoir disserté sur les accès de folie de son « ami », a en réalité un autre visage. Comme le dit Proust, Nerval « dérange tout le monde pour une idée biscornue ». Il signe avec Les Filles du feu une œuvre inédite, hétéroclite et d’une nécessité explosive. Nathalie Quintane le montre avec précision et résume ainsi cette œuvre hors norme : face à l’ordre établi, « c’est le désordre » !

Tout est mêlé dans ce texte serré, semi-cogneur, semi-caustique. On l’a compris : Ultra-Proust est un livre de combats contemporains.

En même temps qu’elle revisite à nouveaux frais ces grandes figures, l’auteure ne cesse de parler d’aujourd’hui. Ce qu’elle va chercher dans le passé sert à éclairer le présent, à faire entendre des voix inspirantes et indiquer des voies possibles. Tout est mêlé dans ce texte serré, semi-cogneur, semi-caustique. On l’a compris : Ultra-Proust est un livre de combats contemporains.

Où l’on revient, toujours et encore, à la question : la littérature, pour quoi faire ? Surtout pas pour se servir du roman comme « arme politique », tranche Nathalie Quintane, qui ne voit dans cette désignation qu’« une métaphore » à usage commercial et médiatique, et dont les conséquences réelles sont nulles. Ce qui n’était pas le cas du roman-feuilleton, interdit en 1850 par le pouvoir, Les Mystères de Paris étant soupçonnés d’avoir contribué à semer des idées insurrectionnelles. Elle ne croit pas plus aux récits décrivant « des situations bien précaires », qui font « enquête » et à l’indignation « retenue ». Naguère, on nommait cela le roman populiste. On en dénombre toujours plus à chaque rentrée littéraire. Dans Les Années 10, Nathalie Quintane rappelait en outre que ce n’est pas parce qu’un roman parle de politique qu’il est politique (ou parce qu’on met au centre d’une fiction des ouvriers, même en lutte, que ça œuvre obligatoirement pour le prolétariat). La thématique ne fait pas tout !

L’enjeu de la langue est bien sûr primordial. On le retrouve à propos de l’« engagement » (« langagement », disait-on dans les années 1970), que l’auteure évoque sans fausse pudeur. Vraisemblablement parce que plus personne ou presque ne le revendique. C’est que les mauvais souvenirs ne manquent pas : Aragon, la colombe de Picasso, les chansons de Léo Ferré et de Jean Ferrat, précise-t-elle, touchant là au sacré national… Aussi par crainte de la bêtise. Une bêtise multiforme, dont la belle langue, en France, serait un antidote. « S’il y a un clivage dans le champ poétique, écrit-elle, ce n’est plus depuis longtemps en fonction des écoles ou de manifestes, mais peut-être entre ceux qui acceptent, assument, et travaillent cette part de bêtise française logée jusque dans la langue et les autres, qui continuent à se prémunir d’elle, à essayer de lui faire barrage ».

Pour le dire vite, ce qu’elle reproche à Prigent, c’est d’avoir troqué la révolution contre la démocratie. Quelque chose qui ressemble à une démission, sinon une trahison.

Mais le principal problème que Nathalie Quintane décèle quant au travail sur la langue, du moins chez les écrivains qui s’en préoccupent encore, c’est qu’il n’a plus d’autre objectif que lui-même. Elle parle d’un « désenchantement » par rapport aux années 1970 qui, tout en déplaçant la question de « qu’est-ce qu’on peut en faire ? » à « comment c’est fait ? », ont maintenu l’horizon révolutionnaire dans le champ de la littérature. Avec les années 1980 et leur vent de grand renoncement, ce second questionnement a perdu toute sa vitalité et laissé place à de la « pure mécanique ». On soulève le capot de la machine textuelle et on s’émerveille, ou pas.

Nathalie Quintane n’est pas plus tendre avec les dernières avant-gardes, celles qui ont été actives en 1968 et ont perduré dans la décennie suivante. Dans son viseur : non pas Tel Quel mais TXT, dont on suppose qu’elle se sent plus proche. Elle dit des poètes de cette revue (Le Pillouër, Novarina, Prigent, Verheggen, Steinmetz…), ayant choisi l’engagement militant, qu’ils avaient placé « la révolution dans le langage poétique après avoir placé le langage poétique dans la révolution ». Avec certains d’entre eux, l’auteure poursuit un débat sans concession. C’est le cas avec Christian Prigent[1].

Pour le dire vite, ce qu’elle reproche à Prigent, c’est d’avoir troqué la révolution contre la démocratie. Quelque chose qui ressemble à une démission, sinon une trahison. Ce n’est pas anodin, et amène à voir de plus près la manière dont elle traite du couple révolution/démocratie, ou plus exactement comment elle les délie. Deux occurrences où la démocratie est arrimée à l’adjectif « périmée », une mention de la démocratie participative à l’intérieur d’une parenthèse dont le propos est ironique : voilà qui n’est guère engageant. Surtout, « un horizon démocratique, en littérature – du moins telle qu’elle est scolarisée ou télévisée », précise-t-elle, réduit Proust, et finalement toutes les œuvres, à une lecture ramenant à soi, foncièrement individualiste. Pas reluisant !

Pourquoi cette vision dégradée de la démocratie quand nous vivons une époque où, face à des pouvoirs qui en mésusent, nombre de citoyens s’emploient à la régénérer, la réinventer ? À tendre vers un idéal démocratique, toujours utopique ? Que ce soit au gré d’événements (Nuit debout) ou d’activités (comme le montre par exemple le récent film de Dominique Marchais, Nul homme n’est une île, sur une coopérative en Sicile et sur la région du Vorarlberg en Autriche). Ces nouvelles formes démocratiques, qui se cherchent et parfois se trouvent, sont exigeantes pour le groupe comme pour l’individu qui y participe. Elles requièrent une révolution des esprits et des pratiques.

Mais peut-être est-ce de cela – et d’autres choses – dont se nourrit l’aspiration révolutionnaire défendue par l’auteure. Les contours de la révolution intrinsèque à la littérature qu’elle appelle de ses vœux restent à dessiner pour ne pas se résumer à un mot d’ordre. Nathalie Quintane ouvre, cependant, quelques perspectives. En écho à Nerval, elle enjoint de « faire de “l’infaisable” ». « Parlant d’infaisable, je ne pense pas par là à des sorties qui ne seraient qu’esthétiques, mais à des actes simples et symboliques forts, (…) des actes et des dates à transmettre, (…) à se dire, à écrire et à dessiner, comme les révolutionnaires peignirent des assiettes, encore visibles aujourd’hui au musée Carnavalet ». Beau début de programme.

 

Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, Nathalie Quintane, La Fabrique, 182 p., 12 euros.

Nathalie Quintane publie prochainement Un œil en moins, chez POL.


[1] Lire par exemple l’intervention de Nathalie Quintane dans les actes du colloque de Cerisy réunis aux éditions Hermann en 2017 sous le titre Christian Prigent : trou(v)er sa langue.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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Notes

[1] Lire par exemple l’intervention de Nathalie Quintane dans les actes du colloque de Cerisy réunis aux éditions Hermann en 2017 sous le titre Christian Prigent : trou(v)er sa langue.