Série télé

La Casa de Papel : braquage et politique

Philosophe

La Casa de Papel est le succès surprise de Netflix. La série espagnole met en scène une bande de braqueurs qui décide d’occuper la Maison de la Monnaie à Madrid non pas pour voler, mais pour imprimer des milliards d’euros. Mais si tous les codes du genre du film de braquage sont respectés, elle dessine au cours des épisodes une utopie politique qui résonne avec les mouvements d’occupation des places. Un événement esthétique et politique à la fois.

Publicité

Pour celles et ceux qui voudraient consacrer leurs prochains weekends à du sérieux binge-watching, La Casa de Papel – série espagnole réalisée par Álex Pina diffusée originellement en 2017 sur la chaîne Antena 3 – est une excellente idée. D’autant que Netflix, qui en a assuré la mondialisation, l’a redécoupée en épisodes au format addictif standard, autour de 50 minutes. Telle la mythique série 24h Chrono en son temps, elle enchaîne sans rupture les épisodes, redémarrant au début de chaque épisode avec les dernières images du précédent.

La Casa de Papel n’est pas seulement un phénomène dû au buzz, c’est un événement esthétique et politique.

La Casa de Papel permet déjà de constater les transformations à l’œuvre dans le monde des séries télévisées, qui n’est plus du tout restreint au point de vue anglophone – même si les séries étasuniennes dominent encore. Depuis quelques années, après les pays scandinaves (Borgen, The Killing, Bron) et Israël (Hatufim, Fauda), la France (avec entre autres le Bureau des Légendes) et l’Italie (avec Gomorra et Suburra) sont entrées dans la compétition internationale des séries top niveau. On peut imaginer que – telles Hatufim ou Bron ou The Killing – la série espagnole sera adaptée en anglais. Mais pour le moment, son succès est déjà remarquablement large et international, et ce malgré l’ironie de certains critiques français – soudainement fort exigeants en matière de sexisme ou de construction scénaristique. Comme si l’ancienne domination hollywoodienne était intériorisée au point que l’Europe sous-estime sa propre production. La Casa de Papel, ancrée comme les meilleures productions françaises dans la réalité de l’époque et de l’Europe, n’est pas seulement un phénomène dû au buzz, c’est un événement esthétique et politique.

La série tire sa tension et sa force de sa pertinence politique. Si la série espagnole est addictive ce n’est pas seulement par son dispositif narratif digne de 24, où l’on suit quasiment en temps réel (l’action des 23 épisodes se situe sur moins de 5 jours) l’occupation du lieu, les négociations avec la police, puis l’évasion du groupe. C’est pour l’originalité de son dispositif, la puissance de ses personnages, et la force de son propos. Apparemment, une histoire de casse classique, avec les éléments de rigueur (recrutement d’équipe, préparation minutieuse, invasion, prise d’otages, négociation, violence, délivrance). Mais la série se décale par rapport à la tradition des films de braquage en bande style Ocean’s 11, Inside Man ou The Town, pour ne citer que ceux où on a de la sympathie pour les malfrats, et il est clair dès ses premières images que la série jouera dans cette catégorie. La contrainte habituelle du braquage – la sidération, la rapidité, la fuite –  est inversée : dans ce cas précis, il s’agit pour le groupe des braqueurs de durer.

Ici le politique rejoint le subjectif, et les liens d’attachement aux personnages se combinent à la compréhension progressive de la nature et du sens de leur action.

Cette nécessité de l’installation, et de « tenir » les inscrit moins dans la tradition de l’attaque à main armée que de l’occupation, et leur inspiration n’est pas seulement dans la culture populaire, mais dans la culture politique : c’est bien aux occupations de places, et à la plus centrale de toutes, La Puerta del Sol en 2011, que renvoie l’action. La réussite du coup dépend du nombre de jours passés dans ce palais de la Monnaie à imprimer des billets de 50 euros tout neufs (mint condition) et non identifiables. Mais cette durabilité éphémère permet aussi de faire passer un message au public espagnol et par là au spectateur, lesquels s’attachent aux personnages et prennent peu à peu le parti des braqueurs. Ici le politique rejoint le subjectif, et les liens d’attachement qui caractérisent la fréquentation des personnages de séries bien écrits se combinent à la compréhension progressive de la nature et du sens de leur action.

Dans une des nombreuses scènes touchantes qui réunissent un des jeunes braqueurs, Denver, et une des otages, Monica, dont la relation amoureuse torride se développe dès les premiers jours de l’occupation, il est question de cette dilatation du temps, le couple plaisantant sur une relation où ils tomberaient amoureux en une heure, se disputeraient, se réconcilieraient, se marieraient au bout de deux heures, auraient un enfant, vieilliraient ensemble le lendemain. Ce qui est présenté sous le mode de la blague est la réalité même. C’est bien en couple uni et durable, contre toute attente que ces deux-là sortiront du palais de la Monnaie. Toute la série est à l’image de cette relation, avec sa capacité à créer du lien entre les personnages et par là, entre eux et les spectateurs. Comme si le mode de narration cinématographique, qui peut concentrer une vie en une heure, se combinait à l’esthétique de 24 qui faisait basculer en un jour distendu sur une saison la vie de Jack Bauer et de tant d’autres personnages.

L’attachement aux personnages, premier moteur de l’investissement du fan, est rendu ici particulièrement fort par l’articulation de la durée brève de l’action et de relations où se joue le sens de toute une vie. L’attachement à chacun des personnages se construit aussi bien dans les scènes de préparation et de « formation » – qui visent à la fois l’éducation morale et politique du public et de la petite bande – que durant l’occupation, par leurs expressions individuelles et façons d’être. Une force de La Casa de Papel est bien d’avoir des personnages aussi complexes, bien campés et divers, mais aussi de confronter deux générations. La belle relation de Moscou avec son fils Denver structure ainsi toute l’histoire, et résume ce que devient le groupe disparate réuni par le professeur : une famille, où nous spectateurs percevons les ressemblances, différences, modalités de transmission. Sa force est aussi, à la différence de bien des séries aujourd’hui qui font fantasmer sur les puissants ou les psychopathes, de nous attacher à des « prolos », déclassés, ou à des gens ordinaires comme le personnel de la banque, et de mettre en évidence leurs capacités morales – supérieures, on le voit progressivement, à celles des responsables politiques ou du maintien de l’ordre.

La Casa de Papel propose une utopie de l’agency, où on peut se prendre en main, agir directement contre les pouvoirs politiques et économiques, et la conformité sociale qui les accompagne.

C’est sans doute là que se situe la première révolution opérée par La Casa de Papel. Certes, comme les critiques l’ont noté, elle exprime remarquablement l’esprit politique du XXIe siècle avec son appel à l’occupation et à la rébellion, politiquement justifié par le Professeur, maître à penser de la bande, et son refus explicite de l’austérité et du pouvoir de la finance. Mais cet appel n’est ni supérieur ni abstrait, il est ancré dans l’humanité des individus, dans les relations qu’ils tissent et la nouvelle société qu’ils inventent. La Casa de Papel propose une utopie : une utopie de l’agency, où on peut se prendre en main, agir directement contre les pouvoirs politiques et économiques, et la conformité sociale qui les accompagne.  Mais aussi une utopie démocratique, car les braqueurs sont égaux, liés par des relations familiales mais aussi horizontales. Les femmes, les plus fortes figures dans la série, prennent régulièrement le pouvoir. Ils forment progressivement avec les otages une société, certes assez démente, mais une société des égaux, comme le montrerait leurs tenues identiques, une combinaison rouge qui conduit à confondre les otages et les braqueurs (au point que la police, entre autres actions calamiteuses, abat un otage : « par accident », ou « par erreur » comme dirait le philosophe J.L. Austin).

Une autre révolution de La Casa de Papel est bien de refuser le dispositif classique (et fondamental pour d’autres séries culte comme Les Soprano) de fascination malsaine ou de sympathie involontaire pour les « méchants » et de montrer, de façon plus radicale, la justesse de la démarche Le rôle du Professeur est paradigmatique, et réflexif : il s’agit bien d’une pédagogie, au même titre que les formations que proposaient aux militants les associations de défense des droits civiques pour les former aux actions de commando et de désobéissance. En témoignent les instructions strictes du professeur destinées à éviter toute violence, et le travail en direction des médias pour attirer la sympathie du public en mettant en évidence la violence et l’irrationalité des forces de l’ordre, toujours plus forte que celle exercée dans le Palais. En témoignent les nombreux « tutoriels » sur les réactions à prévoir de la part des défenseurs des institutions. Telle une action de désobéissance civile classique, l’attaque du Palais de la Monnaie est destinée à mettre au jour l’injustice d’un ordre financier qui crée la domination à partir de … rien. La dernière leçon du professeur, au dernier épisode, adressée cette fois, à Raquel Murrillo, l’inspectrice chargée de négocier avec les braqueurs, aura pour effet de la convaincre du bien-fondé de leur action, qu’elle finira par soutenir délibérément.

Après l’avoir soutenue involontairement, séduite par le professeur…  grain de sable dans la machine, celle du casse comme celle des rôles assignés par la société. Comme Raquel, nous finissons la série comme élèves, à divers titres, du Professeur. Sans doute parce qu’il n’a rien d’une figure d’autorité, et que sa vulnérabilité apparaît en de nombreuses occasions, que ce soit dans son histoire d’amour tordue (on est quand même bien au pays d’Almodovar) ou dans les diverses situations grotesques typiques où le scénariste se plaît à le placer – comme lorsqu’il se trouve coincé dans une voiture destinée à la casse.

Oui, La Casa de Papel ne rate quasi aucun des clichés de la narration cinématographique et construit son suspense à coup de références banales, ancrées dans la culture pop et le mélange des genres (film de gangsters, films de flics, soap, comédie pour ados, saga politique….). 24 en son temps avait été qualifié de « soap masculin » à cause de ses multiples retournements. Mais tous ces clichés totalement assumés sont à la fois ressorts narratifs occasions de subversion. La brute épaisse scandinave est gay. Les femmes sont sexy, mais aussi fortes et dominatrices (voici venue l’heure du matriarcat, proclame l’une d’elles, Nairobi). Le psychopathe (Berlin) se révèle héroïque (et désopilant). Les braqueurs apparaissent finalement inoffensifs. Ils veillent, sur ordre du professeur, à ne briser aucune vie, à ne pas tuer… principe de non-violence propre à l’activisme, même s’ils se menacent rituellement de mort entre eux, braquant leurs flingues dans une gestuelle qui est peut-être le seul élément lassant de tous ces épisodes.

Les braqueurs font preuve chacun.e à sa manière d’un sens moral et d’une affectivité dont sont dépourvus les financiers et politiques

On ne sait plus, comme dit Raquel, ou sont les bons et les mauvais ; en tout cas on veut en juger par soi-même et pas à travers des jugements prédécidés. Les braqueurs font preuve chacun.e à sa manière d’un sens moral et d’une affectivité dont sont dépourvus les financiers et politiques qui n’hésitent pas à faire porter le poids de leurs erreurs aux petits épargnants. Là aussi le concept du braquage est retourné : attaquer une banque reviendrait (à divers degrés) à nuire à des citoyens. La bande du Professeur, techniquement, ne vole pas, elle fabrique. Le principe de morale minimale – au sens de Ruwen Ogien – de non-nuisance est leur guide. Ils démontrent, dans chacune de leurs trajectoires, la nuisance et l’injustice de la société capitaliste et la démontent en produisant une montagne de papier qui devient leur richesse, mais pas de façon plus absurde, ni plus inutile, comme nous le déclare le Professeur à la fin, que les sommes démentes produites par et pour les institutions financières. Tels des désobéissants – ou des rebelles style Anonymous que rappellent aussi les masques portés par les occupants comme par les otages – ils enfreignent la loi mais pour faire apparaître l’injustice radicale d’un système inégalitaire et violent qui tente constamment de produire sa propre justification morale.

C’est finalement la force de la démonstration politique qui porte la série, se transformant en affects irrésistibles, dynamisant et dynamitant les relations entre personnes, utilisant toutes les ressources des séries populaires pour opérer une troisième révolution : les grandes séries politiques jusqu’ici, les mythiques The West Wing (À la Maison Blanche) et Borgen, par exemple, étaient certes à forte dimension sociale et démocratique, et avaient la même puissance pédagogique, mais s’opposaient explicitement à toute approche radicale (The West Wing  ne manque pas une occasion d’ironiser sur les mouvements altermondialistes…). Il s’agissait de plonger le spectateur dans la vie politique, de dévoiler des injustices locales, de faire comprendre les rouages, les processus de décisions ; ou encore, comme dans les séries « sécuritaires » (24, Homeland, Le Bureau des Légendes) de renforcer la sécurité collective en formant le public aux nouvelles menaces.

D’autres séries vont produire une version pathologique du politique plutôt qu’une critique (House of Cards) ou choisir la dystopie comme voie détournée de la dénonciation. Mais jamais une série télévisée ne s’est encore donné pour mission d’utiliser la durée exceptionnelle que donne ce medium pour donner la parole, et l’action, aux défavorisés. De leur offrir une revanche. Éphémère, le temps d’une saison. Un peu comme dans Lost, autre série au long cours d’élaboration d’une société en situation d’enfermement, on assiste à la fabrication d’un réseau de relations inédites et à l’invention d’un mode de vie : là sur le modèle des occupations qui partout dans le monde ont voulu créer ici et maintenant de nouvelles formes de vie démocratique. Telle les héros de Lost qui rêvent de retourner dans l’île une fois rendus à la civilisation, Tokyo, expulsée du Palais de la monnaie, puis enfin libérée, préfèrera, dans une évasion à l’envers, revenir spectaculairement au bercail. Mais cette vie est fragile, provisoire, comme des constructions précaires.

On se demande régulièrement pourquoi les printemps et autres révoltes comme Occupy n’ont pas donné lieu à plus de créations fictionnelles – au-delà des films consacrés au piratage informatique, et de quelques belles scènes à Athènes dans le dernier Jason Bourne. La Casa de Papel est la première fiction post-mouvements d’occupation qui joue à la fois sur la structure éphémère et démocratique des collectifs d’occupation, sur les enjeux politiques de notre temps, et sur la puissance de partage des séries télévisées. Qu’elle rencontre un tel succès mondial ne peut que réjouir, au moment où l’on peine à penser une politique alternative.

La Casa de Papel nous enseigne aussi – dimension nostalgique des séries utopiques – qu’on n’est plus au temps de la Puerta del Sol ni même de Nuit Debout. La société horizontale utopique n’est plus ouverte à tou.te.s. On est passé des places, de l’occupation extensive de l’espace public, à la « zone à défendre », à l’occupation organisée et « privatisante ». Citadelles provisoires et maisons de papier contre les attaques du monde extérieur. Il est du coup particulièrement touchant que les héros de la série soient nommés d’après des lieux mythologiques de la mondialisation, Berlin, Moscou, Tokyo… qui dessinent aussi une cartographie des lieux de mobilisations mondialisées. C’est aussi cette ambivalence qui fait la mélancolie et la puissance de la série ; le spectateur abonné à Netflix étant pris tel qu’il ou elle est, entre son mode de vie accepté et le sentiment grandissant d’appartenir à un monde injuste, qu’il faut changer. La série nous enjoint d’affronter cette difficulté et en ce sens, nous demande aussi du courage et de l’inventivité.


Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Rayonnages

CultureTélévision

Université : vers un Mai 18 ?

Par

Les enseignants-chercheurs sont de plus en plus nombreux à s'opposer à la réforme de l'accès à l'université. Plus de 200 départements ou UFR, parfois même des universités entières, ont déjà adopté des... lire plus