Antithèses, figures de thésards

Écrivain

Avec Antithèses, Charles Coustille présente trois monographies passionnantes de « thésards » problématiques (Péguy, Paulhan, Barthes), et à travers elles il examine les tensions entre littérature et normes académiques. Il dresse alors un tableau contemporain des relations entre écrivains, universitaires et critiques, et le portrait du doctorant en lecteur infatigable.

Il est assez plaisant, il faut l’avouer, d’entreprendre d’écrire un texte pour AOC –  où la plupart des contributeurs, et sans doute des lecteurs, ont dû envisager un jour ou l’autre d’être « doctorants » – sur un essai consacré aux affres de la thèse, cette institution universitaire hyper-codifiée, parfois traumatisante, dont le statut a beaucoup évolué depuis le 19e siècle. C’est, entre autres, ce qu’étudie Charles Coustille dans son essai malicieusement intitulé Antithèses et qui bien sûr, avant de devenir un livre, fut aussi… une thèse !

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On peut lire cet ouvrage vif et bien documenté selon plusieurs modalités : en s’intéressant aux cas qu’examine de façon privilégiée l’auteur (Mallarmé et Céline, annonce la couverture, mais surtout Charles Péguy, Jean Paulhan et Roland Barthes : trois « thésards » problématiques…) ; en s’interrogeant sur l’histoire des pratiques et rituels universitaires qu’il propose par ce biais (depuis le temps lointain des années 1920, où la France ne comptait que 50 000 étudiants pour un petit millier de professeurs) ; en utilisant enfin ses conclusions comme point de départ à une réflexion élargie sur les relations contemporaines – parfois compliquées – entre le monde académique et la création littéraire, mais aussi sur la place de la critique aujourd’hui.

La libre confrontation d’un écrivain à l’arbitraire des normes académiques peut ainsi produire de drôles de résultats…

Qu’est-ce donc qu’écrire une thèse ? Pour quels lecteurs, hormis un « jury » de quelques personnes ? Selon quels principes, esthétiques, scientifiques ? Dans quelle relation exacte avec son propre désir d’œuvre, s’il existe ? Coustille envisage toutes ces questions à travers l’examen monographique de trois « cas » assez passionnants, qui révèlent, chacun à sa manière, une tension entre un certain idéal de la littérature et l’épreuve que lui fait subir un exercice aux contraintes strictes, d’une certaine façon artificielles. La libre confrontation d’un écrivain à l’arbitraire des normes académiques peut ainsi produire de drôles de résultats…

Pour Péguy, par exemple, qui prépara entre 1906 et 1909 une thèse intitulée « De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne », l’ambition fut explicitement de régler ses comptes avec la Sorbonne : il imagina très sérieusement d’en instruire le procès en son sein même, en retournant le dispositif de la « soutenance », pour en faire une sorte de genre littéraire permettant la mise en jugement de l’université… D’où la production d’un texte littéralement « insoutenable » (recueilli dans les œuvres de Péguy sous le titre « Notes pour une thèse »), qui bien sûr ne fut jamais présenté, mais constitue comme un point de rupture entre la littérature et le monde académique. Coustille détaille cette stratégie de combat de manière très vivante, et même avec une certaine jubilation (celle du « thésard » vengeur ?), en ouvrant aussi une page d’histoire à des perspectives contemporaines : le geste de Péguy, ainsi, emblématise un possible rapport de l’écrivain au système – idéologique, pour le dire rapidement – de l’institution, dont on se demande s’il est toujours d’actualité.

Paulhan, quant à lui, incarne une figure presque romanesque et vaguement sisyphéenne de l’écrivain-éditeur se noyant, tel un personnage de Borges, dans l’infini océan de ses recherches interminables : il passa près de trente ans à rêver et travailler à une thèse sur « la sémantique du proverbe » (malgache) qu’il n’acheva jamais, mais dont l’espèce de rumination rhizomique n’a cessé de croiser ses expérimentations d’écriture et réflexions sur le langage… Là encore, Coustille semble se régaler au récit d’une aventure dont il fait ressortir le caractère à la fois exemplaire et singulier – comme le fut aussi, d’une autre façon, celle de Roland Barthes, qui clôt ce drôle de triptyque tourné vers la modernité : lui qui dirigea les recherches de tant d’étudiants, sur des sujets les plus divers, n’a jamais mené à bien un travail propre de thèse, mais en a problématisé de façon originale les enjeux, pour en faire le lieu d’une mise en crise et en scène du désir d’écriture. Confronté aux limites d’un exercice codifié, qui réclame qu’on définisse un corpus, qu’on implique donc le corps dans/de la recherche, l’auteur est forcément pris dans l’entre-deux de la création et de la contrainte : Barthes « réfléchit » cette position, à tous les sens du terme, en posant, fidèle à sa façon, la question de la pratique du texte, si bien que son parcours de « directeur de thèse(s) » apparaît également, relu par Coustille, comme une traversée des expériences…

L’essai débouche sur un tableau contemporain des relations entre écrivains, universitaires et critiques.

Péguy, Paulhan, Barthes : soit, mais maintenant ? Si passionnante soit-elle, cette triple monographie n’en constitue pas moins la part la plus traditionnelle – osera-t-on dire : la plus « universitaire » ? – de l’essai. C’est ce sur quoi elle débouche, en vérité, et dont le dernier chapitre établit une manière de premier programme, qui donne le plus à penser : un tableau contemporain des relations entre écrivains, universitaires et critiques. Il peut arriver que ces trois instances se confondent, mais la liste que propose Coustille est, selon son propre aveu, tellement « hétéroclite » qu’elle donne envie d’aller plus loin. « Notons, écrit-il, qu’un nombre important d’écrivains ayant soutenu une thèse ont récemment été ou sont employés dans des institutions de recherches et d’enseignement supérieur : ainsi, pour ne mentionner que quelques noms, de Jean-Christophe Bailly, Frédéric Boyer, Belinda Cannone, Lisa Charles, Hélène Cixous, Thomas Clerc, Philippe Forest, Jérôme Game, Tristan Garcia, Julia Kristeva, Philippe Le Guillou, Noël Herpe, Jean-Michel Maulpoix,  Eric Marty, Vincent Message, Pierre Pachet, Yves Pagès, Nathalie Peyrebonne, Jean-Benoît Puech, Jacques Roubaud, Olivia Rosenthal, Tiphaine Samoyault, Eric-Emmanuel Schmitt, Chantal Thomas, Fred Vargas, Alain Vircondelet, Alexandre de Vitry, etc. »

Comment se fait le lien entre les expériences universitaires de cette étrange catalogue d’écrivains et leur activité de création ? Y a-t-il, à travers ces exemples disparates une sorte de « réconciliation » en cours, ainsi que le suggère Coustille, entre les pratiques d’écriture et l’institution universitaire ? Difficile de trancher, car on ne trouve pas vraiment de réponse modélisable, plutôt des expériences singulières dont l’essayiste livre des aperçus divers, parfois presque cocasses, comme dans le cas de Charles Dantzig, auteur sous son nom civil d’une thèse de droit sur « Les Droits de trafic et la cinquième liberté » (titre assez romanesque pour évoquer les droits qu’accordent les États aux compagnies aériennes) et pourfendeur un peu poseur des travers de l’université…

Ce qui apparaît bien, en tout cas, à partir de ces expériences et au terme de l’essai, c’est une sorte de friction continue, jamais vraiment dépassée, entre les univers académique et littéraire, entre l’université et l’écriture. Et c’est peut-être dans cet intervalle même que peut se produire l’espèce d’étincelle – de la friction à la fiction, si l’on veut – d’une création hors contraintes, comme d’une critique libérée des normes institutionnelles. L’exemple assez malicieux en est donné par ce qu’on pourrait appeler le « fantasme universitaire » de Michel Houellebecq dans son roman Soumission (aussi problématique soit par ailleurs ce dernier).

On se souvient que le romancier y fait de son (anti) héros, François, un spécialiste de Huysmans, et on ne résiste pas à la tentation de citer, à la suite de Coustille, les souvenirs d’étudiant de ce professeur fatalement dépressif (nous sommes bien chez Houellebecq) : « Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle ; jamais je n’éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté d’abandonner, ni de m’orienter vers un autre sujet ; puis, une après-midi de juin 2007, après avoir longtemps attendu, après avoir tergiversé autant et même un peu plus qu’il n’était admissible, je soutins devant le jury de l’université Paris IV-Sorbonne ma thèse de doctorat : Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel. Dès le lendemain matin (ou peut-être le soir même, je ne peux pas l’assurer, le soir de ma soutenance fut solitaire, et très alcoolisé), je compris qu’une partie de ma vie venait de s’achever, et que c’était probablement la meilleure. »

La figure du « thésard » n’est peut-être pas (seulement) celle problématisée par Coustille de l’écrivain/écrivant, mais celle aussi du lecteur « à plein temps ».

Huysmans, ou la sortie du tunnel : voilà une proposition possiblement bien placée pour le concours de l’intitulé de thèse le plus drôle (drôlerie parfois involontaire, dans les cas de thèses bien réelles !). Mais, au-delà de l’ironie houellebecquienne à l’endroit du milieu universitaire, il y a dans cette réinvention de soi en chercheur érudit, l’aveu d’un désir réalisé d’une autre façon par l’écrivain : être un lecteur absolu. La figure du « thésard », ainsi, n’est peut-être pas (seulement) celle problématisée par Coustille de l’écrivain/écrivant, mais celle aussi du lecteur « à plein temps », dont le projet suppose de s’extraire des contingences quotidiennes pour ne faire d’abord que cela, lire, lire, lire… C’est aussi ce qui le rapproche du critique, et de l’écrivain lui-même, ces trois figures de dévoreurs de pages qui rivalisent, se croisent, se superposent parfois. Coustille lui-même illustre cette espèce de priorité d’évidence : son livre, nourri de ses recherches, donc de ses lectures, donne l’envie de prolonger l’exploration de nos bibliothèques contemporaines… pourquoi pas par une autre thèse ?

Charles Coustille, Antithèses, Gallimard, 310 pages, 24 €


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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