Animal, arbre, inanimé : quelle expérience commune ?

Critique

Se mettre “Au diapason du monde” : c’est ce que propose l’exposition de la Fondation Louis Vuitton. À des “tubes” de l’art contemporain, elle juxtapose des œuvres fabriquées à partir de nouvelles technologies. Toutes questionnent le rapport de l’humain à son environnement, sa relation à l’animal et à la machine.

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« Au diapason du monde ». Pour les visiteurs anglophones : « In tune with the world ». Le titre du nouvel accrochage de la fondation Vuitton évoque irrésistiblement la Stimmung romantique, l’humeur comme « accord », ou celle de Heidegger : tonalité de l’être au monde. Pourtant, c’est plutôt du côté de Philippe Descola, Tim Ingold ou Eduardo Kohn et de leurs anthropologies « par-delà l’humain » que regarde cette exposition. En même temps, dès la première salle et Nightlife (2015) de Cyprien Gaillard, on se dit qu’elle est surtout au diapason du temps, avec un best of d’œuvres devenues récemment iconiques pour le jeune public artiste.

Pour Heidegger, le diapason n’est pas une option mais notre mode d’existence : jeté dans l’ouvert, « pathique ». On ne s’accorde pas, on est accordé. In tune serait une bonne traduction, mais « au diapason », exhibant la figure de cet instrument qui sert à accorder, révèlerait plutôt la difficulté à être harmonieux. Le titre plonge donc déjà dans une rêverie esthétique… C’est le moment de se rappeler la blague d’Olivier Cadiot dans Retour définitif et durable de l’être aimé (P.O.L., 2002) : « Comme disait un philosophe : nous sommes la première génération sans Stimmung, pas de feeling pour le super-réel comme nos ancêtres chamaniques ».

C’est devant des œuvres utilisant de nouvelles technologies qu’on croise ce jeune public curieux, qui se demande en l’auscultant comment cet art-là est « fait ».

On sait Cadiot grand lecteur de Latour, Descola ou Kohn. Auteurs dont les ouvrages trônent à la librairie de la fondation Vuitton, comme à celle du Palais de Tokyo — si vous avez manqué le début du contemporain d’aujourd’hui. La phrase de Cadiot est un court-circuit volontaire : à la fois nous serions serions sortis du paradigme heideggerien – à moins que, victimes d’une chute romantique, nous soyons « sans monde » comme des cailloux ou, à la rigueur, « pauvres en monde » comme des animaux – et à la fois nous aurions aussi perdu une capacité originelle à communier avec l’esprit dans la plante ou l’animal.

La contradiction est résolue par Tim Ingold dans un article de Marcher avec les dragons qui s’intitule « Point, ligne, contrepoint. De l’environnement à l’espace fluide » : pour dépasser la séparation heideggerienne entre l’homme « ouvreur de monde » et l’animal « accaparé » par le monde, Ingold propose de renverser les rôles et de « célébrer l’ouverture inhérente à l’accaparement suscité chez l’animal par son environnement » afin, moyennant Deleuze et Guattari, de penser « l’ouverture d’une vie qui ne serait pas délimitée (…) et qui tracerait son chemin comme les racines d’un rhizome à travers toutes les failles et les fissures qui lui laisseraient la place de croître et de se mouvoir ». Vie, bien entendu, qui serait aussi celle de l’homme, à condition de l’envisager depuis le non-humain.

Dans cette nouvelle présentation de la collection Vuitton, on trouve des « tubes » anciens tels que l’Homme qui chavire (1950) de Giacometti, des anthropométries d’Yves Klein (années 60), des « abstractions libres » de Gerhard Richter (années 80), le remarquable Entrare nell’Opera (1971) de Giovanni Anselmo, où une figure humaine fait corps avec le médium photographique tel un moine friedrichien devant la mer — signe d’une prise de conscience de sa « connexion à l’univers » explique l’artiste, Stimmung au sens romantique.

Mais c’est plutôt devant les œuvres « de leur temps » que semblent s’attarder les jeunes visiteurs : en quoi il y a aussi une mode des chefs-d’œuvres. « Public artiste », écrivions-nous plus haut : on partira de l’hypothèse selon laquelle la relation artistique qu’on peut avoir à un objet (éventuellement un objet d’art) est un geste créateur. En gros, qu’expérimenter un musée ou une exposition, c’est se mettre dans la position d’être soi-même artiste, même si ce n’est qu’en puissance, ou en rêve.

C’est du coup devant des œuvres utilisant de nouvelles technologies qu’on croise ce jeune public curieux, qui se demande en l’auscultant comment cet art-là est « fait ». Ces œuvres mettent en scène des animaux (Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Shimabuku), des plantes (Cyprien Gaillard) et sinon des cailloux, une autre forme d’inanimé, la machine (Ian Cheng et Philippe Parreno). On s’attardera sur ces trois groupes de non-humains pour parler de cet art anthropologique, interrogeant le genre de « diapason » qui ne maîtrise pas le monde ni n’est accaparé par lui.

Il y a plus étonnant encore : ce sont les plans sur les genévriers, ralentis, qui semblent intelligents, comme si leurs branches s’appliquaient à décrire en chœur des volutes géométriques complexes.

Nightlife de Cyprien Gaillard n’ouvre pas réellement le parcours tel qu’il est balisé, mais c’est de fait la première œuvre à laquelle on accède tout de suite après la billetterie, en entrant au niveau zéro. Cette vidéo de quinze minutes en 3D est devenue, depuis sa première présentation chez Sprüth Magers à Berlin au printemps 2015, un fétiche de l’art actuel, qu’on retrouve comme un vieil ami. On entend une trentenaire dire à son copain avant même d’entrer dans la salle (elle a sans doute reconnu la musique) : « wow, c’est la vidéo qui était à Lyon il y a trois ans, il faut absolument que tu voies ça. » Souvenir de Biennale.

L’œuvre est en quatre parties : on voit d’abord le Penseur de Rodin devant le musée des Beaux-Arts de Cleveland, dont le socle a été dynamité en 1970 par un groupe anti-impérialiste. Puis, des genévriers filmés à Los Angeles et qu’on appelle là-bas Hollywood Junipers, alors qu’ils ont été en réalité importés d’Asie. Ensuite, un feu d’artifice au-dessus du stade olympique nazi de Berlin. Enfin, retour à Cleveland pour filmer un chêne rapporté d’Allemagne par Jesse Owens, vainqueur aux jeux de 1936. Le tout sur une boucle de neuf secondes de la chanson Blackman’s Word (1969) du Jamaïcain Alton Ellis, noyée dans des basses puissantes et dont on n’entend que le refrain « I was born a loser », lequel sera changé en 1971 en « I was born a winner ».

Si l’effet symbolique d’ironie historique et le discours politique ne sont pas très sensibles au visionnage, l’usage du drone et de la 3D, en revanche, hypnotise totalement le spectateur, comme dans la séquence qui nous place au cœur du feu d’artifice, au milieu des airs. Il y a plus étonnant encore, cependant : ce sont les plans sur les genévriers, ralentis, qui semblent intelligents, comme si leurs branches s’appliquaient à décrire en chœur des volutes géométriques complexes.

Une sorte de vie sociale s’anime sous nos yeux et renvoie à la question de Kohn : comment pensent les forêts ? Cyprien Gaillard semble lui donner forme : il y a de la pensée à partir du moment où il y a du signe. Et ces signes que font et interprètent entre eux les arbres, par exemple, participent d’une (et rendent possible une) « sémiose » inter-espèces. Pas de sens humain possible sans ces signes « au-delà » de l’humain. Nightlife est un « agent narratif », comme dirait Ian Cheng, qui change notre perception du monde.

Un jeune homme déclare en sortant : « C’est le meilleur film que j’ai vu cette année ». Il ajoute : « C’est aussi le meilleur acteur, je vais virer tous les miens ».

Une des autres œuvres qui fascine est Untitled (Human Mask) (2014) de Pierre Huyghe, déjà vue au Guggenheim de Bilbao ou au Met de New York et qui débarque en France. Un jeune homme déclare en sortant : « C’est le meilleur film que j’ai vu cette année ». Il ajoute : « C’est aussi le meilleur acteur, je vais virer tous les miens ». Renseignement pris, il réalise lui-même des courts-métrages. Quant au comédien du film de Huyghe, il s’agit d’un singe portant un masque Nô et une perruque, habillé en fillette. Au son d’un orage jamais aperçu, on le voit errer dans une pénombre bourgeoise inhabitée qui est en fait (mais c’est peu visible) l’intérieur d’un restaurant, puis aller fouiller dans les cuisines lumineuses et humides de ce même restaurant.

L’œuvre pose au moins deux questions : celle de la proximité entre l’homme et l’animal, voire de la réversibilité des positions. Si l’on peut toujours anthropomorphiser son chien ou son chat (« il ne lui manque que la parole »), l’observation d’un singe, a fortiori si on l’affuble d’un visage humanoïde, laisse plutôt à penser que c’est à nous qu’il manque des poils et une queue. Animalisation de l’homme. Les gestes que fait le singe, sa pose mélancolique, expectative, joyeuse, il nous semble qu’ils précèdent les nôtres, qu’ils en sont l’origine (et non pas que nous projetons des sentiments sur ces signes), ouvrant des gouffres sous notre ego.

La deuxième question est une question de mise en scène. Le film de Huyghe n’est pas exactement un documentaire et l’on aurait pu préciser au jeune homme qui veut virer ses acteurs qu’en effet, ce masque joue mieux qu’un être humain grâce au montage, mais aussi en vertu de Diderot (« Paradoxe sur le comédien »), Kleist (« Sur le théâtre des marionnettes ») et de Maeterlinck (« Menus propos : le théâtre ») : la machine ou l’animal ne viennent pas polluer la fiction de leur finitude. On en reparlera.

On s’amuse de voir les macaques hésiter, puis piocher dans le tas comme si c’était un réservoir à crème glacée et bâfrer ce mets friable.

Pour rester dans le simien, Shimabuku a filmé dans The Snow Monkeys of Texas — Do Snow Monkeys Remember Snow ? (2016) les descendants de singes des neiges des montages de Kyoto, transplantés au Texas, qui n’ont donc jamais connu les glaces, et à qui l’on apporte un tas de neige. La vidéo avait marqué à la Biennale de Venise en 2017. Plus que la possibilité d’une mémoire génétique ou l’adaptation au réchauffement climatique, l’œuvre interroge là encore le geste, la curiosité et la naissance du sens dans un environnement inconnu.

On s’amuse de voir les macaques hésiter, puis piocher dans le tas comme si c’était un réservoir à crème glacée et bâfrer ce mets friable. Ils répondent en acte à l’une des questions que pose Ingold dans l’article cité : « Quel type de signification peut-il exister en l’absence de représentation symbolique ? Si seulement nous pouvions identifier les sources de la signification environnementale chez les animaux non humains, nous pourrions ensuite nous demander dans quelles mesures celles-ci sont aussi valables pour les êtres humains. »

Animal, suite et fin : un autre type de rapport. Cambrian explosion 10 (2014), de Pierre Huyghe et un inédit en France de son compère Philippe Parreno, Anywhen (2017). La première œuvre est un aquarium où l’on découvre, sous une pierre volcanique, une limule en train de faire sa promenade. Appelé aussi « crabe fer à cheval », l’animal remonte à 500 millions d’années avant notre ère et a le sang bleu. Sauf que ce n’est pas du sang et qu’il n’est pas un crabe mais une sorte d’araignée. Les visiteurs avisés se pressent autour de la sculpture pour voir de près ce mystère à la fois fossile et vivant.

C’est de même un animal des profondeurs (zoologiques et mentales) qu’on observe dans la vidéo Anywhen : un poulpe dont l’œil et les tentacules semblent sismographier le moindre changement d’intensité de l’environnement. De fait, comme chez Shimabuku, c’est ce dernier que questionnent les deux œuvres : à la Tate, l’an passé, Anywhen était un environnement immersif global où la vidéo du même nom servait de métaphore à l’exposition, conçue, expliquait l’artiste, telle un céphalopode.

Faites de la « parenté » (kin) plutôt que des enfants.

On sait que le rôle que l’arachnide, le mollusque ou les êtres des profondeurs, unicellulaires, jouent dans la philosophie de la biologiste Donna Haraway, et en particulier dans Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene. Elle voit dans ces organismes, tout comme Ingold, des paquets de lignes ou de flux, et un modèle « sympoétique », c’est-à-dire de co-création des êtres et des choses — opposé aux tendances destructrices et individuantes de l’homme. C’est une autre figure du rhizome deleuzien. Ce qui lui permet de conclure : faites de la « parenté » (kin) plutôt que des enfants. La reproduction identitaire doit céder la place à une vie indélimitée, tentaculaire. Et cette époque-là de notre histoire pourrait bien advenir anywhen (Haraway écrit quant à elle : elsewhen).

La dernière confrontation post-humaniste (ou plutôt « compostiste » comme dit Haraway) se fait dans « Au diapason du monde » avec la machine. Évidemment, la marionnette ou l’automate, voire l’intelligence artificielle, quoique sans âme, sont encore ce qui est le plus proche de l’homme, plus que l’animal ou la plante en tous cas, puisqu’ils sont dépendants d’un programme pour fonctionner, qu’ils sont des outils sémantiques. On trouve ici d’abord la vidéo The writer (2007) de Parreno, qui montre un automate du XVIIIe siècle capable d’écrire à la plume.

L’artiste avait lui-même mis en scène des machines imitant la voix et l’écriture de Marilyn Monroe dans Marilyn (2012), faisant revenir la star d’entre les morts. Écrivant sur le théâtre, on l’a dit, Maurice Maeterlinck préconisait en 1890 d’« écarter entièrement l’être vivant de la scène ». Et pour parler des mannequins ou, imaginait-il dans le futur, des « sculptures » qu’on pourrait leur subtiliser, il employait l’expression « êtres privés de vie » ou « âmes mortes » car il lui semblait que l’art résidait alors dans un « effroi, né de la privation de l’effroi qu’il y a autour de tout être vivant » et qu’à travers les machines c’étaient les morts, « une multitude de morts », qui semblaient nous parler. La description semble toujours adéquate pour The writer ou Marilyn.

Autre vidéo se jouant de la vie et de la mort, Emissary Forks at Perfection (2015-2016) de l’Américain Ian Cheng. Ce dernier est connu pour ses narrations générées par ordinateur en temps réel. Emissaries est une trilogie dont sont montrés généralement un volet ou un autre : la fondation Vuitton avait diffusé Emissary in the Squat of Gods (2015) pour « This is MoMA ». La particularité de l’œuvre est d’être perpétuellement différente d’elle-même, puisque les actions des figures, décors, points de vue de caméra, etc. sont aléatoirement calculés par un logiciel selon un script préétabli. « C’est un jeu vidéo qui se joue tout seul » résume l’artiste.

Le sujet en est la naissance, le triomphe et le déclin d’une intelligence artificielle qui découvre la conscience et finit par « naviguer dans les sensations de sa nouvelle Umwelt terrestre » et cherche, in fine, à générer sa propre mort. Le résultat, parce qu’infini, est fascinant : les animations 3D ainsi créés (animaux, humains, plantes,…) semblent à la fois pourvues d’une vie propre et à la fois zombifiés par un programme dont on ne peut rien attendre : histoire sans fin. On imagine que c’est une représentation possible du rhizome qu’Haraway appelle de ses vœux, totalement ouvert, expérimentant son environnement par sa « response-abilité » (capacité de réaction) comme elle l’écrit, étant modifié par lui et le modifiant dans le même mouvement. Cheng a travaillé avec Pierre Huyghe de 2010 à 2012 et s’est formé au sciences cognitives, on ne sera donc guère surpris de cette convergence.

Pour conclure sur la machine, c’est à Kleist qu’il semble plus pertinent de faire appel. Dans son dialogue « Sur le théâtre de marionnettes » (1810), un des personnages note que la « grâce » apparaît « de la façon la plus pure dans la constitution d’un corps humain ne possédant aucune conscience ou bien alors une conscience infinie, c’est-à-dire dans le pantin articulé ou le dieu ». On sait que, quant à elle, Donna Haraway « préfère être cyborg que déesse ». Dans le monde organique, explique le personnage de Kleist, plus la réflexion s’efface et plus la grâce devient souveraine. Si bien que l’être humain est finalement la chose la moins gracieuse (ou poétique dirait Maeterlinck) au monde. La machine peut bien le remplacer.

On pourra retrouver peut-être dans l’anthropologie « au-delà de l’humain » dont témoignent les œuvres exposées à la fondation Vuitton cette même aspiration à une « pureté ». Sauf que si l’on pense cet au-delà comme un retour, ou un dépassement tout à fait antihumaniste, ce serait une binarité destructrice. Kleist nous a mis en garde contre cette utopie régressive : « Par conséquent, il nous faudrait goûter encore une fois à l’Arbre de la Connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ? » demande le narrateur. À quoi son interlocuteur répond sèchement : « Effectivement. C’est le dernier chapitre de l’histoire du monde. »

(1) Zones sensibles, 2013. Points Essais 2018.


Éric Loret

Critique, Journaliste