Les Fiertés de Philippe Faucon
Selon Jacques Rancière, au cinéma la politique peut se traduire par un « rapport entre une affaire de justice et une pratique de justesse ». Le réalisateur Faucon l’a bien compris, et traite de la « question gay » avec la bonne distance et la finesse nécessaire.
Dans sa mini-série, qu’il a (entièrement) réalisée, et coécrite avec José Caltagirone et Niels Rahou, il aborde l’homosexualité avec délicatesse et nous saisit d’émotion lorsqu’on ne s’y attend pas, sans jamais nous prendre en otage. Dans sa chanson « Un mur pour pleurer », la grande Anne Sylvestre chante « On ne pleure plus, paraît-il / On rigole, c’est plus facile / On n’écoute plus / Les poètes, les errants / On leur dit « Taisez-vous, Vous n’êtes pas marrants. » » Devant Fiertés, d’aucuns pleureront, c’est sûr, mais riront aussi, devant l’humour discret et empathique qui émaille ses épisodes dont la poésie ténue mais tenace murmure à nos mémoires.
La série raconte l’histoire de Victor, dont l’homosexualité est déclinée à travers trois moments importants de sa vie et/ou de l’histoire des luttes LGBT : en 1981, sa découverte de son orientation sexuelle, les conséquences (familiales, sociales…) sur sa vie et la dépénalisation de l’homosexualité par François Mitterrand ; en 1999, sa vie de jeune adulte homosexuel en couple et sa tentative d’adopter un enfant ; en 2013, la paternité et les difficultés que peut rencontrer son fils en tant qu’il est à la fois non blanc, adopté et avec deux pères.
Si le didactisme pointe parfois dans les dialogues, la justesse de ton et la précision épurée de la mise en scène le contrebalancent sinon le déjouent. La ligne claire, c’est le style de Faucon depuis ses débuts, et les cartons montrant des dates participent de cette clarté d’expression qui sait ne pas s’enferrer dans la démonstration.
Ainsi la forme est extrêmement modeste : les rares mouvements de caméra sont uniquement d’accompagnement, le montage est assez régulier, comme placide, avec une prépondérance de plans longs. Le plan long prend ici pleinement sa place, naturelle, qui rend la lutte pour les droits LGBT à sa durée, mais surtout prend le pas – et le pouls – de ses personnages en restant toujours à hauteur d’homme. C’est certainement dans le premier épisode – le meilleur – que l’on trouve le plus de souci formel, et ce dès le premier plan, programmatique : un travelling arrière qui accompagne la marche des personnages dans un plan-séquence de près d’une minute. Dans sa texture même, il informe certains enjeux du récit de cet épisode en particulier : le « je t’aime » sans retour d’Aurélie, petite amie du personnage principal Victor, témoigne de la difficulté d’assumer l’homosexualité, et les affiches de campagne présidentielle sont révélatrices de l’importance des politiques étatiques.
Une poignée de minutes plus tard, le père découvre que Victor entretient une liaison avec son ami et collègue de chantier Selim. La caméra, en plongée, montre les corps adolescents s’entrelaçant, et relaie le regard du père placé en hauteur. Elle préfigure la position parfois de surplomb, en tout cas toujours présente, par rapport au fils et qui vaut dans cette relation père-fils comme dans celle de la génération suivante entre Victor et Diego.
Le père de Victor finit par relater à celui de Selim cette scène : l’adolescent arabe a été exclu du foyer familial. Partant, Faucon propose un dispositif chromatique qui instruit la situation. En plan-séquence, dans le gymnase du lycée, Selim exprime à Victor, violemment, son refus de le revoir. Le bleu du tee-shirt de Selim est congru à la couleur dominante du gymnase (le sol et le mur), et tranche avec les nuances de mauve des vêtements de Victor (tee-shirt et chemise) : Selim a le lycée de son côté, le monde social, tout comme les pères – celui de Victor est habillé de bleu dans le plan précédent. Le rouge de la robe de la mère dans la scène précédente peut bien conduire, fondu au bleu, au mauve de Victor, mais celui-ci n’en reste pas moins esseulé, excentré à droite du plan qu’il est, victime de la société patriarcale (sans victimisation).
De même la mise en scène montre, dans les trois épisodes, des lignes du décor qui évoquent des barreaux, et donc une situation d’enfermement ou de séquestration, comme pour traduire cette prison sociale de laquelle Victor, et plus généralement les homosexuels, même en s’y échinant, aura bien du mal à se déprendre. Usage plastique certes courant dans les œuvres audiovisuelles, mais qui reste ici plutôt subtile, peu appuyé, et surtout distillé à intervalles réguliers comme pour nous rappeler à chaque fois que malgré la teneur des avancées, la condition gay reste précaire et encore trop prisonnière de carcans et victime de stigmatisations.
Faucon n’est pas moins inspiré pour évoquer le harcèlement scolaire, qu’il soit plutôt diffus ou plus agressif. Pour montrer le bruissement aliénant des cours de récré, l’échelle de plan est suffisamment large et la durée longue (plan-séquence là encore) pour mettre au jour l’effet de meute qui parfois s’installe et peut inclure également en son sein la gente féminine : deux adolescents, un garçon et une fille, en voyant Victor arriver au lycée moquent vulgairement son homosexualité dont la révélation s’est rapidement ébruitée. Séquence suivante : deux jeunes hommes du même lycée l’appellent pour lui faire une blague homophobe, sardonique et violente, et le décor préfigure autant qu’il cristallise la situation. En effet les rideaux et le tableau qui jouxtent, encadrent, et encerclent presque notre héros dans le plan, présentent des fleurs aux éclatantes couleurs, mais dont le fond noir révèle le côté trompeur, telles des fleurs venimeuses venues jeter un sort, effroyable, à Victor. La suite coule de source : ce dernier prend un rasoir avec lequel il est sur le point de se suicider, mais ce possible tragique est esquissé et évacué en vingt secondes, issue hirsute de mauvais téléfilm.
Faucon scrute la sphère intime pour en révéler les plaies, en mettre au jour les failles et les vacances.
Vers la moitié de ce premier épisode, apparaît l’amant, le futur amoureux, l’« homme de sa vie » de Victor, Serge, incarné par Stanislas Nordey. Ce grand acteur de théâtre, également metteur en scène et directeur du TNS, qui a joué des textes de Pasolini, Wilde, Mouawad ou encore Rambert, est pourtant méconnu d’un public cinéphile peu versé dans les arts de la scène. Il montre, ici, qu’il peut être aussi épatant dans des plans que sur les planches. L’intensité de son jeu, à fleur de peau, frémit dans son regard vif et son corps maigre, palpite dans sa voix grave et ses mouvements agiles. Lorsque Victor couche pour la première fois avec Serge, on constate la continuité chromatique entre son corps et le mur du décor : c’est certain désormais, à l’aise dans la demeure de cet homme qu’il est, leurs destins seront noués. Le récit a beau nous montrer que le coup de foudre n’est pas évident, la mise en scène en révèle les béances, lui oppose des dissonances.
Faucon ne s’intéresse pas tant ici comme ont pu le faire certains de ses prédécesseurs, tels Robin Campillo à sa façon dans 120 battements par minute l’an dernier, à des cadres macro, des structures, une échelle large, mais plutôt à l’intime. S’il n’hésite pas à filmer avec des valeurs de plan larges, il traite l’homosexualité moins en plans généraux qu’en plans rapprochés. Il scrute la sphère intime pour en révéler les plaies, en mettre au jour les failles et les vacances ; ce qu’il montre très bien, c’est comment retentissent les décisions politiques et agissent les habitus de classe sur nos vies individuelles.
L’une des relations les mieux traitées par Fiertés est celle entre Victor et son père. Il faut déjà, à ce titre, saluer l’interprétation de Frédéric Pierrot. Abonné aux seconds rôles, cet acteur n’en marque pas moins, presque toujours, par sa justesse. La façon dont il campe le père du personnage principal est absolument remarquable : d’une parfaite acuité, il exhale de cette figure paternelle la position duale, écartelé entre sa socialisation ouvrière qui, du moins dans les années 1980, rejette l’homosexualité, et son amour de père, qui au fond ne souhaite que le meilleur pour son fils. On savait Pierrot doué pour camper ces rôles terriens, mais dans ce registre il réussit ici sans doute l’une de ses meilleures prestations.
Le secret bien gardé des pères de garçons gays, Pierrot le sécrète avec un jeu épuré ; comme il le dit, être père c’est aussi se confronter à des apories, ces impensés que la raison frictionne avec la fierté, lorsque les opinions politiques affichées (de gauche ici) achoppent sur la puissance muette, inexorable, du réel. Ces fiertés du titre, ce sont bien sûr celles que brandissent, c’est heureux, les gays d’aujourd’hui, mais ce beau titre peut aussi être lu à travers ce prisme paternel : comment éprouver de la fierté pour ses enfants quand ceux-ci désarticulent l’image fantasmée et la fatale réalité.
La force émotionnelle de ces deux scènes, absolument poignantes, tient probablement à l’économie de moyens et à l’exemplaire sobriété.
A cet égard, deux moments de climax émotionnel retentissent dans le premier épisode. Le premier, lorsque Victor fait son « coming-out » devant ses parents, il finit par verser une larme devant l’incompréhension de son père qui se place du côté de la norme hétérosexuelle. Le second, lorsqu’à ses dix-huit ans Serge vient le chercher, ce qui entraîne un ultimatum de son père – c’est moi ou lui – auquel répond Victor, sagace : « ça pour le coup papa, c’est ton choix pas l’mien ». Silence des parents, qui laisse entendre le fond sonore de pépiements d’oiseaux, comme si la vie continuait son cours, indifférente aux évènements.
La force émotionnelle de ces deux scènes, absolument poignantes, tient probablement à l’économie de moyens et à l’exemplaire sobriété : aucune musique pour surligner les affects, discrétion de la caméra, réalisme minimaliste de l’acteur. La relation entre Victor et son père évoluera au fil des épisodes, connaîtra des hauts et des bas, et est assez révélatrice des changements de la société à l’égard de l’homosexualité : la compréhension progresse de décennie en décennie, le père d’abord la rejette en bloc, puis l’accepte mais sans qu’il soit question de fonder une famille, et enfin se montre favorable à l’adoption par un couple gay. Néanmoins, certaines oppositions persistent en 2013, des manifestants contre le mariage pour tous venant agresser (par derrière) violemment Victor et la famille de la petite amie de Diego, droitiste, s’opposant clairement à l’homosexualité.
La mère, elle, jouée par une Emmanuelle Bercot convaincante, ne dévoile finalement que peu sa psyché et son avis dans ces démêlés entre le père et le fils. Certes, elle se positionne davantage du côté du fils, en bonne mère aimante qu’elle est, pleine de mansuétude à l’égard des gens, mais rares sont les fois finalement où elle s’oppose à l’homophobie primaire et pulsionnelle du père. Mère dont d’ailleurs on découvre, au troisième épisode, la précoce disparition, sans autre explication.
Ainsi, le casting est-il remarquable ; il a été opéré par celle qui s’était occupé de 120 battements. Si on trouve deux acteurs bien connus dans des rôles secondaires, Chiara Mastroianni et Jérémie Elkaïm, Benjamin Voisin et Julien Lopez sont les deux grandes révélations du casting de Fiertés. Le premier interprète le protagoniste principal du film, Victor, adolescent, avec tact. Il faut le voir plein d’aplomb lorsqu’il assène à Serge, dans les balbutiements de leur relation, qu’il ne cherche pas tant une relation homosexuelle sérieuse qu’un homme avec qui coucher, qu’il n’a aucune volonté d’engagement, pensant avoir compris que le monde, « la vraie vie », ne changerait pas, que la bêtise et la méchanceté toujours gagneraient. Comme la célèbre phrase de Renoir le dit, le plus effroyable dans ce monde c’est que chacun a ses raisons… sauf que celles-ci peinent parfois à trouver des justifications, n’étaient un mélange de mauvaise foi et de haine primitive, ou l’intériorisation de normes discriminatoires.
Cette formule qu’il utilise – « la vraie vie » – n’est pas sans résonner avec l’une des premières phrases prononcées par le père dans la série, à propos du désir d’élection de François Mitterrand, qui serait capable de « changer la vie ». Cela nous évoque aussi une phrase dite par un couple, dans un film de Philippe Garrel, qui prétendait ne pas rechercher le bonheur, préférant « changer la vie et être des héros ». Or Victor le dit bien, il n’est pas un héros, et s’il veut aussi à sa manière transfigurer la vie, c’est moins de façon militante que précisément dans une quête de bonheur personnel.
Julien Lopez incarne quant à lui son fils adoptif, Diego, avec un charisme certain, campant parfaitement son tempérament fougueux, impulsif, éruptif, qu’une tendresse avec ses proches tempère, construisant un personnage contrasté et complexe. De longues boucles dans le dos et le teint basané, qu’il s’enhardisse en allant séduire une jeune fille, Noémie, surgissant dans un bar, ou qu’il aille demander pardon à celle-ci avec humour et sensibilité, Lopez est toujours convaincant.
C’est une jeune comédienne encore inconnue, Rebecca Marder, qui incarne Noémie ; cette nouvelle pensionnaire de la Comédie française joue avec subtilité son attirance pour Diego, et avec brio l’emprise de la drogue, lorsqu’après avoir ingurgité par accident de la MHD, elle se met à harceler une inconnue en se lovant contre son pull, louant sa douceur, ou en caressant ses cheveux, qu’elle trouve si beaux. Gageure que de jouer la possédée en proie à d’illicites substances, d’autant lorsque celle-ci l’est malgré elle sans le savoir ; Marder le réussit pourtant.
Quant à Lou Roy-Lecollinet, qu’on avait découvert dans Trois souvenirs de ma jeunesse, l’un des meilleurs Desplechin, elle confirme tout le bien qu’on pensait d’elle : le rôle d’Aurélie est assez modeste, un peu ingrat certes, mais il révèle l’étendue de la palette de la jeune actrice, jouant la fille en apparence sûre d’elle, presque prétentieuse (« je suis exceptionnelle ») chez Desplechin, et ici une fille autrement réservée, qui se rhabille pudiquement et se fend d’un au revoir lapidaire à Victor, après l’amour. Dans les deux épisodes suivants, Aurélie est incarnée par Sophie Quinton, actrice injustement trop oubliée depuis sa révélation dans Qui a tué Bambi ? de Gilles Marchand. Quant à Samuel Théis, l’interprète de Victor dans les deux derniers épisodes, co-réalisateur du beau Party Girl, il est peut-être un peu moins à la hauteur que les autres acteurs cités, un peu trop en retrait, mais il fait le job.
On regrettera tout de même que la série soit si courte, finalement la durée d’un film, 2h30. Pour ne pas contrevenir aux enjeux thématiques du projet, le format de la mini-série en empêche malgré tout un traitement plus approfondi que le déploiement temporel appelait. C’est que, comme l’explique Faucon lui-même, il a dû renoncer à ce qu’il appelle « des temps morts », dont on comprend pourtant combien ils peuvent être des « temps forts », tant on sait que la dilatation de la durée, que ce soit du plan ou de la séquence (voire les deux) recèle de puissances potentielles.
Fiertés parvient à montrer l’homosexualité dans ses particularités autant que dans son universalité.
On pense par exemple à cette séquence, dans le premier épisode, où Victor allongé sur son canapé écoute la Callas – « Un bel di vedremo » dans Madame Butterfly – avec une attention que l’on devine méditative, mais qui ne dure que quelques secondes, là où une extension de la durée aurait peut-être pu nous immerger davantage dans la psyché du personnage, éployer d’exquises rêveries ou rendre la scène à sa puissance émotionnelle.
Comme a pu le faire Bertrand Bonello, dans son magnifique biopic éponyme sur Saint-Laurent, où la voix de Maria Callas plusieurs fois nous ravissait, nous entraînant dans tout le feuilleté d’un monde. D’autres séquences de Fiertés manquent un peu de durée, mais cette mini-série reste tout de même une bien belle réussite, qui parvient à montrer l’homosexualité dans ses particularités autant que dans son universalité, qui déjoue les idées reçues lestant les représentations des gays sans pour autant tomber dans de fallacieux excès militants – la relation entre Victor et Serge est libre, ce dernier pouvant avoir des aventures extra-conjugales, le cliché des homos infidèles à la sexualité débridée et facile n’est ainsi pas déconstruit, mais pas non plus reconduit, la situation étant montré comme un donné absolument contingent. De même, le sida est traité à travers le personnage de Serge, mais sans insistance.
Difficile de dire si cette limite de la durée est imputable au format de la mini-série lui-même, à mi-chemin entre série et film, qui a déjà offert un certain nombre de franches réussites, parmi lesquelles, produites par Arte, avec 3 ou 4 épisodes d’une cinquantaine de minutes, J’ai 2 amours, Trois fois Manon, et bien sûr P’tit quinquin de Bruno Dumont dont la suite devrait arriver sur les écrans en septembre.
Quoi qu’il en soit, Philippe Faucon et ses collaborateurs peuvent, avec cette série aussi émouvante qu’édifiante, encline à faire changer d’avis les homophobes les plus obtus (on l’espère !), être fiers.