Sa cassette ou le « non-ruissellement » – sur L’Avare de Lagarde
Harpagon débarque sur scène dans le sang : coup de boule par food-truck interposé sur le nez de La Flèche. Il ne court pas après son valet comme on a coutume de le mettre en scène. Il se lave les mains minutieusement derrière un évier, tente de chasser l’autre par ses ordres : « sors vite, que je ne t’assomme. » Sadique, nettoyeur, marionnettiste d’autrui par la seule parole : incarné par Laurent Poitrenaux, le personnage garde ces rigides attributs tout au long de la fascinante version que signe Ludovic Lagarde de la pièce de Molière. La pulsion de mort qui agite l’avare affaiblira certes peu à peu sa position parmi les siens, mais elle lui assurera un triomphe autoérotique dont la forme finale, imaginée par le metteur en scène, reste à coup sûr gravée dans la mémoire du spectateur. Créé en 2014 à la Comédie de Reims, cet Avare poursuit sa longue tournée ce mois de juin à Paris, au théâtre de l’Odéon, avec la même distribution, épatante, qu’il y a quatre ans.
Dans l’entretien introductif qu’il donne à sa mise en scène, Ludovic Lagarde note que « la notion d’avarice a beaucoup évolué (…). Aujourd’hui, elle se manifeste beaucoup plus par l’ostentation, la démonstration, que par la rétention. » Et c’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’avares dans la réalité, au sens que donne le dictionnaire : « qui a la passion d’amasser et de retenir les richesses sans en faire usage. » Y en a-t-il jamais eu ? A la rigueur a-t-on des amis cupides, du genre qui ramassent le pourboire en loucedé quand la tablée quitte le restaurant. D’autres qui ne sont pas généreux, ou inhospitaliers. Mais les trois à la fois, qui amassent, retiennent et ne font pas usage, c’est rare. Voire impossible. Harpagon est un monstre rapiécé, qui nous touche parce que nous y reconnaissons des morceaux de nous-mêmes. Mais cela ne suffit pas à le faire « tenir ensemble » comme dirait Duras. On connaît des misanthropes et des hypocondriaques, comme on connaît des pervers ou des hystériques. Mais de tels avares… Harpagon paraît moins un type qu’Alceste ou Argan : c’est plutôt un pur vecteur de désordre. Ce qui intéresse Lagarde, du coup, ce sera, comme il le dit, de « s’interroger sur ce qui, aujourd’hui, fait rétention ».
Comme l’or et l’excrément, les enfants d’Harpagon sont retenus. Ce sont des captifs.
Mais d’abord, quelques remarques simples sur la pièce elle-même, popularisé au cinéma par De Funès en 1980, parangon du texte pour collégiens, et connu par conséquent de tous presque par cœur. L’intrigue est canonique : un barbon contrarie les amours de ses enfants par sa folie. Mais de notre lecture d’adolescent, on ne se rappelait pas que les rapports familiaux étaient aussi violents : le fils d’Harpagon, Cléante, explique qu’on peut souhaiter la mort de son père. De même, à sa fille Elise qui lui rappelle que l’homme qu’elle aime l’a sauvée des flots, l’avare répond : « il valait bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer ». Ces aveux mortifères auxquels la psychanalyse nous a habitués, on est un peu surpris de les entendre en 1668. De fait, ils dépassent le niveau de bienséance alors autorisé. Mais on se dit que les humains n’avaient donc pas à l’époque des cœurs autrement faits que les nôtres.
De même, on rit beaucoup à la liste des rogatons qu’Harpagon veut fourguer à son emprunteur : la description qu’il en fait rappelle l’escroquerie éternelle des « petites annonces » et prend le même style de com’ minable qu’aujourd’hui : « un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut. Plus, un trou-madame, et un damier, avec un jeu de l’oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. Plus, une peau d’un lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin ; curiosité agréable, pour pendre au plancher d’une chambre. » Lagarde a souligné cette proximité en faisant défiler, sur l’écran qui surplombe le décor, des images de ces objets façon « eBay ». De même, eu égard à notre contemporain « mamoizelle, ton père c’est un voleur, il a volé toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux », a-t-il transformé le compliment d’Harpagon à Mariane, l’amoureuse de son fils qu’il entend épouser, en rap tout ringard : « vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres ».
L’Avare est donc l’histoire d’un heautontimoroumenos, un bourreau de soi-même, qui souffre et surtout fait souffrir sa famille à cause d’une passion extravagante. Comme l’avait noté Freud, l’or et l’argent sont régulièrement transformés en excréments dans le folklore. On n’est donc guère étonné de voir Harpagon être, déjà dans le texte de Molière, un cas d’école du plaisir de la rétention, qui renferme « toutes choses » et enterre son argent dans un trou. La version de Lagarde accentue le sadisme anal du personnage. On le voit couvert de boue au cinquième acte, tandis qu’il n’hésite pas à fouiller l’anus de son valet pour voir s’il ne l’a pas volé. Côté jardin, le container d’un food-truck sert aussi aux ébats sexuels d’Elise et de Valère, son amant embauché par Harpagon comme intendant : on mange et on fait l’amour dans la même boîte. Comme l’or et l’excrément, les enfants d’Harpagon sont retenus. Ce sont des captifs. On verra l’avare manipuler le fils comme un pantin, le faire entrer en scène (ce n’est pas dans le texte) en criant dans un micro, lui donner de violents coups de poings au plexus, ou le mordre au sang. La fille, elle, face à la violence du père, préfère faire la morte.
Le cauchemar d’Harpagon pourrait être celui-du néolibéralisme, si celui-ci ne faisait pas usage de l’or qu’il amasse et retient.
Une des grandes et belles idées de Lagarde, sans doute, est d’avoir placé son Avare sous le signe de cette constriction terroriste. S’il ménage adéquatement les moments de farce et de pur désordre, il chorégraphie aussi sa mise en scène comme une guerre de positions entre les corps. Ainsi les amoureux et leurs complices ne peuvent-ils s’asseoir proprement dans le décor que dans la pénombre, lorsqu’Harpagon n’est pas en scène. Aussitôt est-il arrivé qu’il allume la lumière – parce qu’il règle seul l’énergie vitale et qu’il est geôlier de sa propre maison – et chacun se rencogne comme il peut entre les caisses de l’entrepôt que le scénographe Antoine Vasseur a imaginé pour décor. A sa première apparition sur scène, ses enfants, serrés l’un contre l’autre, sortent à reculons et tétanisés, comme s’ils avaient vu l’ombre de Nosferatu. Et quand le monstre réapparaît durant l’entrevue entre Frosine et La Flèche, Lagarde a pris soin de faire prononcer à ce dernier « Mais il revient ; je me retire » non pas sur le ton attendu de la surprise, mais sur celui de la résignation ironique : on ne peut échapper à Harpagon, mais on travaille heureusement à sa chute.
Du coup, le piège insidieux qu’est devenue la vie avec ce psychopathe justifie la rébellion de la maisonnée : et « l’excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient » même, selon Valère, « autoriser des choses plus étranges » de la part de ceux-ci. On sait que le public de 1668 trouvera tout de même que tout ceci – aussi bien le père qui bat son fils que la fille refusant d’obéir au père – passe un peu les bornes. Pour rendre ce conflit plus intime et prégnant, deuxième grande idée de la mise en scène : montrer l’affection (ou les restes d’affection) entre le père et les enfants. Lagarde a imaginé que Cléante et Elise connaissent encore par cœur les leçons d’économie de leur père, les récitent et s’en amusent. On voit plusieurs fois les trois pleurer ensemble. Harpagon semble vouloir réellement le bien de ses enfants : et comment, confondant excréments, argent et progéniture, ne le voudrait-il pas ? La scène où il feint de donner Mariane à Cléante atteint, entre Poitrenaux et Tom Politano, une telle intensité que, oubliant tout ce qu’on sait pourtant, on finit soi-même par y croire. Harpagon aime ses enfants, mais d’un amour qui les lui fait dévorer. Comment va-t-on l’obliger à les recracher ? Son délire s’est apparemment aggravé après la mort de sa femme, plusieurs fois évoquée, et on comprendra que la « part de la mère » est au cœur de la dispute qui l’oppose à son fils : Cléante se plaint de ne pas pouvoir jouir de son héritage avant la mort de son père, et demande in fine à celui-ci de « joindre [son] consentement à celui de » la mère de Mariane. Le fils est privé d’argent comme de mère, mais celle de son amante peut faire substitut. Ce principe d’échange clora donc la version de Lagarde, qui a supprimé le dénouement forcé du texte original : le fils laisse au père la jouissance de l’argent ou celle de la femme, mais pas les deux, tandis que la mère de Mariane laisse à celle-ci « la liberté de faire un choix entre » le père et le fils. Finie la rétention, vive la circulation : il faut que la confiscation symbolique laisse place à un échange réel.
La queerisation que propose Lagarde permet peut-être d’aller encore au-delà de la victoire d’Eros sur Thanatos, en repensant la question même de ce qui fait le sens de l’un avec l’autre, dans l’intersection de l’un et l’autre.
S’il faut « s’interroger sur ce qui, aujourd’hui, fait rétention » et sur le rôle de l’argent dans notre monde, on pensera évidemment au non-ruissellement dont la société est accablée. Le cauchemar d’Harpagon pourrait être celui-du néolibéralisme, si celui-ci ne faisait pas usage de l’or qu’il amasse et retient. Or, comme on le sait, cet argent (et son équivalent-travail) qui manque n’est pas perdu pour tout le monde : il s’échange, mais dans un cercle réduit. La fortune d’Harpagon est en revanche bloquée. La pièce de la maison où se déroule l’action, on l’a dit, est une « resserre » : avec ses teints de bois clair et de carton, on se croirait chez Amazon. Tout entre et repart, emballé, rien ne séjourne, rien n’est usé. Il y a cependant un reste de cette digestion : c’est l’or, qu’on ne voit jamais. Au fur et à mesure que l’action avance, la resserre se vide, car plus rien n’y entre. Entre le troisième et le quatrième acte, Harpagon se retrouve fasciné par un documentaire sur des animaux s’abreuvant dans un paysage aride, tandis que la désertification du plateau continue et que la bande-son égrène un orgue électronique un peu lugubre. Bien entendu, tout n’est pas horrible ici : par exemple, cet écran télé – qui permet aussi de surveiller le jardin tout pelé où la « cassette » est cachée – autorise, en tant que média, plusieurs métagags. Mais, quoi qu’il en soit, la pulsion de mort que porte « l’argent », chez Molière comme chez Bresson ou dans notre monde, ne conduit qu’à la destruction des autres et de soi.
Si l’argent est maître des corps et des énergies libidinales (voir l’hilarante scène de convulsion généralisée, au rythme d’une bossa nova d’ascenseur, lorsque Cléante prend la bague de son père pour l’offrir à Mariane), c’est donc aussi par le corps qu’on peut lui échapper. C’est une des autres idées de Lagarde qu’il convient de pointer. Au corps génialement désincarné de Poitrenaux, plein des textes de Cadiot et des voix qui le traversent habituellement, machine sublime à produire des univers, s’opposent par exemple les corps singuliers et ultrasexués de La Flèche (Julien Storini) ou de Frosine (Christèle Tual). Ces deux personnages ont vécu : leur habitus canaille résiste, même nu et même saoul (ou parce que nu et saoul, justement, dionysiaque), à l’assèchement maniaque d’Harpagon.
Autre corps qui interfère positivement, quoique pas toujours efficacement, c’est celui de Maître Jacques. Ce personnage transfonctionnel (« Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre ») devient ici en quelque sorte aussi transgenre : c’est une jeune actrice énergique, Louise Dupuis, qui l’interprète, bardée de tatouages. Est-ce pour cette raison qu’elle arrive à rendre crédible la scène la plus absurde de la pièce (IV, 5), où Maître Jacques tente de réparer un mensonge en lui opposant un quiproquo fagoté en mauvaise dialectique ? L’Avare, rappelle Lagarde, a eu pour sous-titre L’école du mensonge. Et de fait, dans cette famille dysfonctionnelle et entropique, le seul moyen de survivre est de dissimuler ou de duper, d’essayer de rationaliser des moments de désordre par un autre désordre. Mais pour s’en sortir et vivre réellement, sans doute faut-il quitter l’opposition binaire entre ordre et désordre (car comme Maître Jacques l’expérimente, « on [lui] donne des coups de bâton pour dire vrai ; et on [l]e veut pendre pour mentir ») : en quoi la queerisation que propose Lagarde comme adjuvant permet peut-être d’aller encore au-delà de la victoire d’Eros sur Thanatos, en repensant la question même de ce qui fait le sens de l’un avec l’autre, dans l’intersection de l’un et l’autre. Dans une version antérieure de la mise en scène, on voyait Jacques, assis, gratter le dos d’un Cléante posé sur ses cuisses, puis caresser et fesser le jeune homme pour son plus grand plaisir : ne reste qu’à appliquer cette leçon à l’économie réelle, et voir ce qui, au-delà de la lutte, peut encore ruisseler.
L’Avare mis en scène de Ludovic Lagarde à L’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 30 juin.