Les flots de peinture du Tintoret
Voilà trois mois que le musée du Luxembourg est envahi par des flots de peinture. C’est en effet l’impression que l’on peut ressentir face aux œuvres du peintre vénitien Jacopo Robusti dit le Tintoret, dont une partie de la production de « jeunesse » y est exposée jusqu’au 1erjuillet. Très loin du disegno, qui chez les peintres du classicisme florentin célébrait la gloire de la ligne fine qui devait, pour le théoricien Leon Battista Alberti du XVème siècle, circonscrire les figures et la storia, c’est au contraire la peinture qui règne chez le Tintoret. Et si on retrouve l’usage de la perspective géométrique, et donc de lignes de fuite, celles-ci y deviennent voluptueuses et imparfaites, comme brouillées par la matière qui ne cesse d’affirmer au fil des œuvres sa toute puissance.
D’ailleurs, comment aurait-il pu en être autrement chez un artiste dont le nom rappelle le métier de teinturier qu’exerçait son père. C’est donc à un roturier de l’art que nous avons affaire ici. Lequel sut au cours de sa vie gravir les échelons de la société pour peindre dans les plus beaux palais, jusqu’à faire du luxueux Palais des Doges le théâtre d’un Paradis monumental et vertigineux. Car la peinture à Venise devint très tôt un marché où les artistes ne peignaient pas d’après commande mais devaient plutôt trouver à vendre leur production, à la différence des autres cités-États que pouvait dénombrer ce qui devint l’Italie en 1871. C’est donc dans ce contexte que le jeune peintre sut séduire de prestigieux acheteurs et s’assurer une réussite sociale.
Scènes mythologiques ou bibliques, portraits mondains, constructions perspectivistes ou chaos formel tout maniériste et annonciateur de la démesure baroque du XVIIème siècle, c’est donc peu dire que les œuvres réunies ici et dont l’ensemble nous dresse un intéressant panorama de la production de jeunesse du peintre vénitien nous submergent par leur brutalité contenue, leur franchise et leur épaisseur.
Cette force de peinture nous la mesurons dès le début de l’exposition dans Jésus parmi les docteurs, œuvre réalisée vers 1539. Nous y voyons le Christ au fond du temple où il est venu confronter ses idées aux docteurs de la foi (Luc 2, 41-52), composition qui fait écho au même épisode peint par Dürer dans le Polyptique des sept douleursen 1494-1497. Ici, il s’adresse à Marie située au premier plan, à l’extrémité gauche du tableau pour lui dire : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon père ? » Tout autour, des théologiens s’affairent sur d’énormes livres dont la masse impressionnante souligne le poids de leur culture, insuffisante cependant face à ce jeune de 12 ans qui les éblouit de son intelligence.
Une autre originalité compositionnelle est une dissymétrie entre la ligne de fuite supérieure gauche et celle de droite qui mènent ce faisant à deux points différents. La première se concentre sur le Christ et le relie à sa mère. La seconde se dirige vers le personnage habillé de bleu, allongé sur les marches aux pieds de Jésus. Mais ce qui marque également ce sont ces deux successions de têtes qui donnent l’impression de rendre charnelle et d’humaniser une géométrie toute florentine. La droiture géométrique est ici bosselée et comme grasse de peinture. Et dans ces deux perspectives décalées, dans cette mise en incohérence de l’espace euclidien, il y a comme un peu de Giorgio de Chirico bien avant l’heure.
À la vue d’un petit tableau, nous comprenons ce qui fit la particularité des peintres vénitiens au regard de ceux de leurs contemporains florentins et romains.
Une autre œuvre se révèle particulièrement éclairante sur la peinture du Tintoret et sur ce qui distingua la peinture vénitienne de l’art florentin. Le visiteur de l’exposition est en effet littéralement frappé par la violence des vagues qui font chavirer un navire dans L’enlèvement du corps de Saint Marc (1545). Ce sujet qui sera repris par l’artiste en 1562 évoque l’expédition de Vénitiens partis en Egypte pour ramener avec eux à Venise les reliques de l’évangéliste, ceci afin d’établir l’indépendance religieuse de la Sérinissime face à Rome. Les Romains avaient déjà Saint Pierre, les Vénitiens se devaient d’avoir Saint Marc qui, réfugié dans la lagune pendant un orage alors qu’il se rendait à Aquilée, eut la vision d’un ange qui aurait prophétisé : « Pax tibi, Marce, evangelista meus!, – dove riposerà il tuo corpo, ivi sarà la sede della pietà e della giustizia, o Marco » (là où ton corps reposera, il y aura un temple pour la piété et la justice).
Ici, l’orage et la mer « démontée » contrastent fortement avec l’architecture euclidienne qui encadre le groupe central des Vénitiens s’emparant du corps de l’apôtre. La scène établit ici, comme dans la version plus tardive conservée actuellement à la Galerie dell’Academia de Venise, un raccourci géo-historique, déplaçant cet enlèvement sur le sol vénitien, alors que le bateau chahuté par les vagues à l’arrière semble quant à lui évoquer le retour périlleux mais victorieux des émissaires. C’est alors qu’à la vue de ce petit tableau, nous comprenons ce qui fit la particularité des peintres vénitiens au regard de ceux de leurs contemporains florentins et romains. Nous pouvons en effet nous demander si vivre entourés par la mer n’aurait pas un tant soit peu pu influencer leur collorisme. Si à Florence et à Rome les artistes pouvaient apprécier une architecture toute puissante, Venise vivait quant à elle et vit toujours soumise aux aléas des marées et de ces eaux qui régulièrement menacent de la submerger. L’Arno et le Tibre ne sont pas l’Adriatique. Dès lors, si les lignes et la pierre de Florence en firent la Cité du disegno et de la perspective, les remous et l’eau de la Sérinissime favorisèrent peut-être quant à eux une peinture de touches et de couleurs. Venise deviendra alors la Cité du mouvement, celui des couleurs changeantes de la mer et du ciel, celui du pinceau sur la toile ou sur le mur.
Une autre section particulièrement savoureuse de l’exposition est la galerie de portraits qui émergent d’un fond uni noir et là encore marquent par la puissance d’une peinture rétive à toute circonscription. On pense alors à l’historien d’art Pascal Bonafoux qui dans l’ouvrage collectif Portrait anonyme (Paris, L’Harmattan, coll. Eidos, série RETINA, 2013) qu’il co-dirigea avec le philosophe François Soulages, mentionne quant à lui tous ces autres visages d’inconnus dont est riche l’histoire de l’art. Ces œuvres donnent alors à voir pour le spécialiste de l’autoportrait la victoire de la peinture sur le sujet. Dans un tableau, nous ne regarderions au final ni un vase ni un paysage, pas même les traits d’un roi mais… de la peinture. Seulement de la peinture.
C’est ce que l’on ressent également face aux portraits du Tintoret. Peu importe de connaître l’homme qui se trouve en face de nous. D’ailleurs, certains sont sobrement intitulés « portrait d’homme ». Seule compte cette peinture qui déborde autant du visage que de cet individu dont je ne sais rien.
Cette exposition nous prouve cependant une fois de plus, et s’il en était besoin les limites de nos écrans et de l’image à l’ère numérique.
D’une manière plus générale, la force de sa peinture et le plaisir que nous prenons à parcourir cette exposition tient dans cette peinture qui se libère du sujet, quel qu’il soit. Car si elle n’est pas exempte de références aux maitres de son temps – du Titien à Giulio Romano, en passant par la peinture flamande – on y sent poindre un désir d’en découdre avec une dimension purement illustrative d’une peinture qui était devenue pour Grégoire 1er au VIe siècle la Bible des illettrés, moyen efficace pour instruire les fidèles nombreux qui ne savaient pas lire. Chez le Tintoret, nous sentons au contraire que la peinture se détache du sujet.
Le temps de l’exposition, au gré des sujets et des thèmes traités, nous baignons dans une peinture généreuse qui, très loin de la démonstration technique et de l’illustration historique ou mythologique revendique sa plasticité et paraît se prendre à rêver d’une autonomie qu’elle n’atteindra réellement qu’un peu plus de trois siècles plus tard avec les Impressionnistes, puis avec la révolution initiée par l’art abstrait. Une filiation que révèle l’artiste contemporain Jorge R. Pombo dans une Variation on Tintoretto’s « The Miracle of Saint Mark Freeing the Slave » (II/IV), réalisée en 2013 et reproduite à la fin du catalogue de l’exposition.
Bien sûr, certains visiteurs restent tentés de sortir leur smartphone ou leur appareil photo pour essayer de fixer cette peinture pourtant si mobile. Mais cette exposition nous prouve cependant une fois de plus, et s’il en était besoin les limites de nos écrans et de l’image à l’ère numérique. Bien plus qu’une série de détails que de plus en plus de musées nous proposent d’agrandir sur leur site grâce à une qualité de reproduction toujours plus importante, bien plus qu’un ensemble de données que nous récitent des audioguides sans imagination, la peinture est comme un corps à corps, celui de l’artiste avec le sujet et la matière tout autant que celui du regardeur avec l’œuvre. Une expérimentation de la peinture qu’aucun écran ne pourra retranscrire ni médier.
Et si cette exposition se présente comme la célébration de la naissance d’un génie, elle est aussi celle de la naissance de la peinture elle-même, libre du commentaire et de la référence. Une expérience ô combien salutaire dans un présent hyperconnecté où l’on ne voit et ne vit le monde que pour le commenter sur les réseaux sociaux.
Tintoret. Naissance d’un génie, exposition au Musée du Luxembourg, Paris, jusqu’au 1er juillet.