Art Rap

Quand les Carters se paient le Louvre

Historienne de l'Art

They don’t know how they made it scandent-ils dans Apeshit mais ils l’ont bien fait ! Le couple Beyoncé et Jay-Z, aka les Carters, a conçu une pièce cinématographique depuis laquelle ils sont virtuellement les maîtres d’un lieu, pourtant inaccessible, hors commerce et inaliénable : le Louvre.

La surprise est grande à la découverte de ce clip éblouissant dans lequel deux stars américaines de la musique populaire – Beyoncé et Jay Z dits les Carters, du nom de famille de Monsieur – déploient leur univers musical et visuel à cheval entre R&B et Rap dans les grandes galeries de peintures du musée du Louvre, et dans quelques autres salles où se trouvent la Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo ou encore le Grand Sphinx de Tanis.

Publicité

La surprise est d’autant plus grande qu’outre le choc des cultures – d’un côté, le temple des chefs d’œuvre dans leur fabrique européenne ancienne, et de l’autre, la musique africaine-américaine d’aujourd’hui – le premier visionnage du clip ne permet pas de comprendre l’enjeu de cette rencontre inattendue, pourtant tout sauf anodine. La complexité de l’accès au musée du Louvre en dehors des longues queues touristiques et la protection jalouse des droits de reproduction des peintures et des sculptures de l’institution laissent imaginer les démarches nombreuses et le coût exorbitant d’une telle production. À vrai dire, c’est même plutôt inimaginable. Et, à l’opposé, la sophistication de l’image des deux chanteurs invite à penser que le lieu de tournage fut longuement mûri.

L’assaut et l’appropriation de l’univers muséal par la culture populaire – y compris dans Black Panther – en fait le fleuron de la société occidentale, le drapeau dont il faut s’emparer dans le renversement des symboles et qui signe l’aboutissement du processus d’ascension sociale. À moins qu’il ne s’agisse de revanche raciale ? En même temps – ce que d’autres événements muséaux contemporains, à l’instar du débat sur les restitutions du patrimoine africain, tendent à confirmer – le clip fait du musée le dernier bastion, encore tabou, de l’inégalité de la répartition des richesses, hier et aujourd’hui.

Beyoncé et Jay Z se paient le musée du Louvre. They don’t know how they made it (Ils ne savent pas comment ils ont fait) est une phrase récurrente de la chanson titre Apeshit (péter un plomb). Ils ne savent pas comment ils ont fait – on imagine qu’ils ont déboursé beaucoup d’argent – mais ils ont surtout conçu une pièce cinématographique depuis laquelle ils sont virtuellement les maîtres du lieu, pourtant inaccessible, hors commerce et inaliénable. C’est en ce sens que leur coup est éclatant car le clip énonce la prise irréversible des biens les plus précieux de l’Occident, par deux Élus, parmi ceux restés jusqu’alors en marge du luxe. La marge n’est d’ailleurs que furtivement présente dans le clip sous la forme de fantômes urbains contemporains en ordre rangés pour la bataille, dans une geste guerrière qui fait écho aux tableaux de David (Le Serment des Horaces et les Sabines) et de danseuses aux corps-colonnes soutenant le Sacre de Napoléon du même artiste.

Beyoncé et Jay Z trônent au cœur du coffre-fort qui garde les bijoux de la mission civilisatrice européenne et prétendent annoncer, depuis là, le renversement du monde, sans savoir comment ils ont fait, mais convaincus que leurs chèques seront désormais marqués du respect, que leurs vêtements coûteux et leur train de vie fastueux les ont anoblis, qu’ils ont gravi le sommet de la montagne de l’égalité.

Give me my check
Put some respect on my check
Or pay me in equity
I got expensive fabrics
I got expensive habits…

Le propos, prétendument audacieux, apparaît pourtant conservateur, au sens propre, car le clip consolide et maintient un état de fait ancien en performant une nouvelle forme d’aristocratie. Ils ne renversent nullement l’ordre établi, ils le confortent même à travers ce tour de passe-passe où le couple puissant a changé de peau mais gardé tous les trésors de l’ancien régime. Le scénario et le léchage de l’image renvoient l’art à cette fonction désuète et arbitraire, de l’unicité, de la rareté, de l’inaccessibilité, autant de qualités qui maintiennent la distinction des publics. La puissance des Carters, ostensiblement mise en scène, renchérit la fonction de l’art comme luxe suprême, et installe le chef d’œuvre dans cet isolat élitiste qui dénie à tout un chacun un droit à l’expérience esthétique qui ne soit pas la sensation d’un écrasement par le Beau lorsqu’il naturalise une élection.

Aussi, la nouvelle Cléopâtre, la nouvelle Victoire, la nouvelle Vénus, le nouveau chantre des pyramides et nouvel héros du Radeau de la Méduse procèdent à un travestissement superficiel. Les règles de l’art, la violence de l’argent et l’inégalité de l’ordre social en sortent indemnes, voire même renforcés par ce glissement chromatique car la couleur de la peau, la race, n’y change rien. Les principes de domination s’accommodent aisément de toutes les variantes de teint pour poursuivre leurs affaires comme de coutume.

Et pourtant, la qualité photographique du clip est éblouissante. Les détails des Sabines de David ou des Noces de Cana de Véronèse sans oublier la blessure et la larme de Paolo et Francesca d’Ary Scheffer, en parallèle inversé avec ce couple de jeunes gens languissant dont la femme porte une cote de maille, sont autant de merveilles livrées aux yeux des regardeurs et attisent la gourmandise sensationnelle, le plaisir de voir autrement ces peintures d’exception. Le piège se referme sur l’amateur ou l’amatrice d’art dont l’esprit critique est menacé par l’éclat du film, qui séduira aussi un public moins familier de ces œuvres anciennes, celui des jeunes auditeurs de la musique hip hop et R&B qui n’a pas nécessairement encore éprouvé la jouissance des plafonds historiés ou des grands formats de la peinture du XIXe siècle. Le musée du Louvre ne peut que tirer profit de ce coup de projecteur planétaire, car c’est bien de cette échelle dont il s’agit au regard de la célébrité du couple star. Cependant, à ce niveau aussi, on est en droit d’interroger, non pas la transaction financière entre le musée et les Carters qui sont certainement de taille, de part et d’autre, à transiger équitablement, mais bien d’évaluer le sens d’un tel coup médiatique à l’aune de la politique d’expositions du musée et des travaux fondamentaux sur les collections permanentes.

Le clip actualiserait le musée du Louvre et lui ouvrirait, à très bon compte, des perspectives en termes de diversification de ses publics. Soit. Mais comment considérer alors l’absence d’un travail de fond sur ces tableaux aux nombreuses figures noires que le cinéaste a relevées (Benoist, Géricault, Véronèse…) ? Comment s’expliquer qu’un projet ambitieux sur l’Afrique expanded au musée du Louvre, des antiquités égyptiennes aux peintres caribéens Théodore Chassériau et Guillaume Guilhon-Lethière en passant par les objets décoratifs en ivoire ou encore le fameux (et ridicule) pavillon des Sessions consacré aux arts dits premiers, n’ait jamais eu lieu ? Si le Louvre souhaite diversifier ses publics et même plus précisément interpeler les Afro-descendants, le musée doit repenser l’histoire monumentale de ses collections et s’orienter vers une histoire attentive à la mondialité de sa constitution, en plus de se détourner du coup médiatique, de l’emballage publicitaire, aussi efficaces soient-ils. À l’inverse, on attend un travail de fond susceptible de reprendre les collections en délaissant le questionnaire beaux-arts (souvent en prise avec la question des écoles régionales de peinture) pour réintroduire la dimension mondiale et la conscience que l’Afrique participa de la modernité : par la circulation intercontinentale – forcée – de ses populations sur plusieurs siècles, par la richesse et la préciosité de ses matières premières qui sont souvent au fondement de la fabrique du chef d’œuvre, et par la déconstruction du projet nationaliste du musée qui fut, dès son origine, conçu par l’agent artistique de  Napoléon 1er, Dominique Vivant-Denon, comme un espace de trophées victorieux. Le lustre et l’intérêt du musée sortiraient décuplés de ces déplacements prospectifs et aucun raccourci interprétatif ne pourrait réduire le Louvre à ce musée caricatural et grossier qui s’apparente à l’écrin pluriséculaire de l’ancienne comme de la nouvelle élite capitaliste. Fût-elle noire.

La rencontre des Carters et du musée du Louvre montre néanmoins à quel point les artistes africains américains ont indirectement préparé ce coup. Ces derniers ont travaillé à une reconsidération du musée dans lequel ils font aujourd’hui les interventions les plus remarquées, celles qui ont certainement inspiré le projet de Beyoncé et Jay Z. À ce titre, le travail de Kerry James Marshall l’an dernier au Metropolitan Museum of Art est certainement fondamental. Cet artiste, invité à investir le musée New Yorkais, avait choisi de le faire sous l’angle de la Maîtrise (Mastery) et, dans une sélection d’œuvres qui ne sont pas sans faire écho avec le clip, notamment autour du motif de la coiffure (De Style) et du Salon, l’un des chefs d’œuvre de Marshall (The Barber Shop). Les chanteurs, en hérauts de la culture africaine américaine, se font ainsi les récupérateurs d’un motif partagé et revendiqué par de nombreux artistes noirs, de la célèbre auteure d’Americanah : Chimamanda Ngozi Adichie au magnifique film d’une jeune artiste Akosuma Adoma Owusu : Me Broni Ba que l’on a pu voir au centre Georges Pompidou cet hiver en marge de l’exposition Black Dolls (Paris, La Maison rouge).

En outre, dans ce phénomène d’appropriation de l’histoire et des œuvres anciennes par l’art contemporain, il est un autre inspirateur majeur en la personne de Kehinde Wiley dont l’œuvre, empreinte de culture hip hop, circule dans les grands musées américains. Il a fait lui aussi l’objet d’une rétrospective l’an dernier au Toledo Museum of Art avant qu’il ne soit choisi comme portraitiste officiel de Barack Obama. Krista Thompson, pionnière des études d’histoire de l’art articulées à l’histoire de l’Afrique diasporique, dans un livre indispensable : Shine, a mis en lumière le dynamisme d’une peinture foncièrement politique attachée à l’éclat, la peau comme surface brillante et le remploi critique des signes extérieurs de richesse par ces artistes.

Kara Walker et Yinka Shonibare sont deux autres figures encore plus célèbres du Black Art et qui ont précisément travaillé à partir de l’art du XVIIIe siècle, d’une manière très différente de l’écho formel des gestes des femmes sabines par Queen B., et même dans une conscience aiguë de la violence sociale et sexuelle de la société coloniale et esclavagiste qui donna le jour à l’art délicat de la silhouette. Par ailleurs, la circulation et les emprunts réciproques des tenants africains, européens et américains de la traite triangulaire dans le commerce des hommes, dont le prix s’évaluait en guinées (textile bleu faisant office de monnaie dans le traffic des esclaves) a fait l’objet d’un travail remarquable de Shonibare qui relisait, à cette aune textile, l’œuvre de Fragonard au musée du quai Branly en 2007. De son côté, le Louvre avait exposé la même année une série de photographies de cet artiste qui s’invitait dans l’œuvre du peintre britannique du XVIIIe siècle William Hogarth, dont une rétrospective était alors également visible sous la pyramide. Dans ce même mouvement, le danseur et chorégraphe africain américain Bill T. Jones avait investi ce superbe escalier menant à la victoire de Samothrace dans une improvisation dansée en dialogue avec le percussionniste français Florent Jodelet, qui a laissé un souvenir inoubliable à ses spectateurs privilégiés. Toutes ces interventions, fondées sur la réappropriation artistique, émanent d’une culture noire qui s’introduit dans le temps conflictuel et l’espace paradoxal de l’institution muséale. Elles ont préparé le coup de force et le coup d’éclat des Carters, qui, en revanche, ont été autrefois mieux inspirés sur le plan musical et parolier. Le clip Apeshit s’avère-t-il alors l’oripeau d’une création plastique autrement plus ambitieuse ?

La réappropriation artistique est une forme d’interprétation de l’histoire et de l’art qui fabrique du bien commun, une culture commune, ce dont on ne peut que se réjouir dans nos communautés souvent attachées à leurs particularismes, mais cette réappropriation de l’histoire et de l’art ne s’illustre que quand elle ne se résume pas à une captation lisse de l’histoire du luxe, qui se voit, en l’occurrence, réinitialisé comme un outil puissant de domination (fût-elle exercée par une aristocratie noire).


Anne Lafont

Historienne de l'Art, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Rayonnages

CultureMusique