Essai littéraire

Échappées de Carmen

Critique

Sophie Rabau joue avec Carmen dans un essai virtuose explorant une multitude de variations du destin de l’héroïne de Mérimée, des plus classiques aux plus détonantes, certaines bien connues et d’autres inédites. Une pratique de la créativité littéraire bien vivante, aussi libre et malicieuse que la belle espagnole.

Il y a du jeu dans Carmen. Au sens où la nouvelle de Mérimée n’a pas la stabilité tragique qu’on pourrait lui prêter a priori, mais aussi parce qu’on peut jouer avec. C’est ce que fait Sophie Rabau dans ce bel essai critique paru aux éditions Anacharsis Carmen, pour changer. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le récit de Carmen n’est pas cadenassé par la fatalité : comme toute histoire, celle-ci est bricolée, c’est un « artifice, une construction fabriquée de toutes pièces, et qu’on peut donc fabriquer autrement ». Avec Sophie Rabau, nous apprenons à explorer les anfractuosités de la Carmen de Mérimée, à détecter les micro-failles du récit, pour y glisser toutes les variations envisageables. Car le projet de Sophie Rabau ne se limite pas à inventer une nouvelle réécriture de Carmen, mais à dire « toutes les variantes possibles ».

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Carmen, pour changer est bien un essai, au sens premier du mot : Sophie Rabau essaie les unes après les autres toutes les solutions qui s’offrent à elle pour sauver Carmen, quitte à se retrouver parfois devant des impasses. Vouloir libérer l’héroïne, c’est en effet aussi courir le risque de l’enfermer dans ses propres visions, alors que Carmen est une figure trop libre pour se figer. C’est un livre de critique créative certes savant, car Sophie Rabau est une universitaire qui convoque dans son raisonnement toutes sortes de versions de Carmen, des plus connues aux plus inattendues, de l’opéra de Bizet à Benny Hill, en passant par Charlie Chaplin ou le professeur Gubern. Mais nul pédantisme académique dans cette multiplication virtuose des Carmen : la jubilation de conteuse de Sophie Rabau transforme cet essai en un livre malicieux et spirituel, capable de faire connaître sans effort les subtilités de Carmen aux lecteurs qui prenaient son personnage pour une espagnolade caricaturale. Cela devient le roman de Sophie Rabau en train de chercher ses propres Carmen, encore plus authentiques que l’originale. La brillante analyse du texte est menée comme une aventure en compagnie des personnages, éminemment vivants puisqu’on reste attachés à leur identité profonde, mais dont le statut fictif, bricolé, est constamment rendu visible.

 Don José pourrait avoir confondu le théâtre et la vie : Carmen jouant sans cesse, face à ce José naïf croyant que tout était vrai.

Nous voici plongés dans les replis du récit de Mérimée qui offrent des pistes mystérieuses, et peu explorées : il y est question d’un anneau magique, que le narrateur détenait, et que Carmen convoitait. Pourquoi ne pas inventer l’histoire de cet anneau ? Pourrait-il avoir une relation avec l’anneau de La Venus d’Ille, cette autre nouvelle de Mérimée, où se trouve une statue maudite dont la devise « Cave Amantem » (« Prends garde si je t’aime », ou « prends garde à l’amant ») résonne justement particulièrement avec Carmen ? Et ce narrateur sous-exploité, pourquoi n’a-t-il pas porté plainte pour le vol de sa montre ? Beaucoup d’éléments paraissent fragiles dans la nouvelle.

La mort même de Carmen est étrange : l’héroïne, peu auparavant, fait encore des projets, et Mérimée semble avoir associé d’urgence à cette mort une fatalité de dernière minute, décrétée trois pages avant l’assassinat, alors que rien ne l’annonçait avant. C’est Carmen qui affirme à Don José, sur le tard, qu’elle a vu des présages lui annonçant qu’il la tuerait. Mais comment la prendre au sérieux, alors que dans la même nouvelle, Mérimée affirme que pour les Bohémiennes, tous les présages, les superstitions sont fabriquées de toutes pièces pour arnaquer le pigeon ? Et cette mort de Carmen, a-t-elle eu bien lieu ? Nous n’avons que les aveux singuliers de Don José pour l’attester : « J’ai dit que j’avais tué Carmen, mais je n’ai pas voulu dire où était le corps. » Il s’agit donc d’une mort toute déclarative, sans cadavre. On serait donc bien en droit d’en douter. Mérimée n’aurait-il pas fait mourir Carmen par simple commodité narrative, pour finir son histoire ? Ou bien l’a-t-il tuée juste avant qu’elle ne risque d’échapper à l’ordre masculin ?

D’ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Léo Muscato, le metteur en scène de Carmen à Florence – au moment même où paraissait le livre de Sophie Rabau, en janvier 2018 – n’était pas le premier à inventer une Carmen qui ne mourrait pas sous les coups de Don José. La Carmen de Charlie Chaplin, par exemple, se relevait et l’on découvrait alors que le couteau de Don José n’était qu’un accessoire de théâtre. Une des brillantes hypothèses de Sophie Rabau est d’ailleurs que Don José pourrait avoir confondu le théâtre et la vie : Carmen jouant sans cesse, face à ce José naïf croyant que tout était vrai. On apprend aussi que le directeur de la salle Favart en 1874, Alphonse de Leuven, s’était opposé radicalement à la mort de Carmen, qui devait se jouer pour la première fois, en déclarant à Meilhac et Halévy : « Tâchez de ne pas la faire mourir ». Il démissionne d’ailleurs, suite à cette mort de Carmen, qui sonne pour lui la fin de sa conception de l’opéra comique tel qu’il l’entendait.

Sophie Rabau, au fil du livre, va s’enhardir et proposer davantage ses versions personnelles de Carmen, assez détonantes.

Sophie Rabau est donc même allée voir si certaines héroïnes des opéras d’Alphonse de Leuven pourraient inspirer des variantes à Carmen, car son essai propose à l’héroïne de Mérimée de multiples rencontres avec ses proches, comme la Vénus d’Ille déjà évoquée, mais aussi Milady de Winter de Dumas, qui partage notamment avec sa contemporaine espagnole les mêmes comparaisons animales. Carmen aurait pu la sauver si elle avait eu l’idée de glisser dans sa cellule une lime dans un pain : « Le manque de solidarité entre mauvaises femmes est un problème tragique de la fiction du XIXème siècle » souligne Sophie Rabau non sans malice. Toutes ces mauvaises femmes étant d’ailleurs racontées par des hommes. Pourquoi ne pas leur donner la parole, enfin ?

Donner la parole à Carmen était ce qu’avait inventé le professeur Gubern dans sa Confession de Carmen, mais cette œuvre qui partait d’une belle idée s’avère décevante. Sophie Rabau s’inspire également des interprètes de Carmen et une interview de Thérésa Berganza éclaire d’un jour nouveau la mort de l’héroïne : la mort pour elle inaugurerait un monde nouveau qui pourrait détruire l’ordre coercitif qui prétendait régir son existence. Cette belle interprétation est un peu trop chrétienne pour Sophie Rabau, qui au fil du livre, va s’enhardir et proposer davantage ses versions personnelles de Carmen, assez détonantes, mais dont on préférera laisser la surprise au lecteur.

Les Carmen(s) de José Montalvo à Chaillot multipliaient elles aussi les points de vues libres sur le personnage : ce beau spectacle s’affranchissait sans doute encore plus de son modèle original mais j’ai trouvé de nombreux points communs entre cette chorégraphie et cet essai : ces deux œuvres essaient, chacune à leur manière, de représenter la pluralité des lectures que l’on peut faire de Carmen, en libérant la dynamique du personnage emprisonné dans les limites trop étroites pour elle de la nouvelle de Mérimée. Le mérite de Sophie Rabau est de nous entraîner dans son entreprise de variation pour faire de nous des « lecteurs pluralisateurs en voie de radicalisation » : on a envie à sa suite de traquer les faiblesses des récits et d’en sauver les héroïnes. Mais sa démarche peut être aussi une source d’inspiration pédagogique.

J’avais pour ma part déjà entendu parler de ces « lectures interventionnistes » avec Pierre Bayard. Professeure de lettres, je pratique moi-même au lycée ce type d’appropriation des œuvres littéraires, par la création, en cherchant à rapprocher les jeunes lecteurs des œuvres et des personnages par l’écriture d’invention à l’intérieur même des livres étudiés. Et je ne suis pas la seule. Je pense profondément qu’il faut approfondir ces pratiques nouvelles qui permettent de concilier des analyses très fines des œuvres littéraires et le plaisir de la création. La glose de l’œuvre n’a alors plus pour seule fin le commentaire lui-même mais elle sert à prolonger la littérature même, par la création. À l’heure où l’enseignement des lettres est parfois fragilisé, il me semble que ces pistes inventives et motivantes représentent véritablement un avenir possible pour notre discipline.

Sophie Rabau. Carmen, pour changer. Éditions Anacharsis. Janvier 2018.


Françoise Cahen

Critique, Professeure de lettres en lycée, Chercheuse en littérature

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