Valère Novarina : Voix Négative…
« Novariland », « Novarilangue », « Parlez-vous le Novarina ? », « novarinien »… « ars nova ars novarina » (Sollers)… Valère Novarina fait partie de ces rares écrivains qui ont le bonheur d’habiter un monde à part, un univers dans lequel il évolue jusqu’à s’y perdre, le novarimonde, qui combine comique et tragique, lyrique et satirique, sacré et profane, savant et populaire : dans ce Verbier s’opère un extraordinaire tohu-bohu des langues, des cultures, des époques, des signifiants comme des signifiés ; dans ce creuset alchimique, la matière en perpétuelle fusion constitue une « comédie circulaire »…
Cette œuvre est née d’un nom, elle le fait parler en propre. Comment ? Une ligne de Pendant la matière nous met sur la voie : « Voie Négative. V.N. La négation fut ma Béatrice » (p. 117). Si le clin d’œil à Mallarmé nous incline vers la métaphysique, la suite nous réoriente vers le carnavalesque : « nous pensons à la renverse, monde à l’envers, et tête en bas ». Son dernier livre, Voie négative précisément, est plus explicite, faisant remonter son inclinaison/inclination littéraire au printemps 1970, alors qu’il est âgé de 28 ans : « Et un jour, la même année, j’ai trouvé je ne sais plus où la phrase dont Mallarmé avait fait sa devise “La destruction fut ma Béatrice” ; j’en déduisis la mienne : “La négation fut ma Béatrice.” et je lus désormais mes initiales : Voie Négative » (p. 75).
À quoi ressemble cette Voie Négative ? Observez les logaèdres ! – tout un programme ! – nous en décline les deux dimensions antithétiques, carnavalesque et spirituelle. « La passion est une voie négative : je dois passer par la défaite de tout le théâtre humain. Toutes nos idoles sont mises têtes en bas » (p. 110). Pour l’écrivain comme pour le comédien, cette Voie Négative est une ascèse : « Je est le contraire du moi. Je réclame le vide » (p. 42). À méditer en ce temps d’individualisme et d’identitarisme… En cette époque de fermeture socioculturelle et de repli identitariste, l’œuvre de Valère Novarina est en effet des plus enivrantes : la « voie négative » nous invite à rejeter tout assujettissement, toute assignation à résidence immobiliste pour ouvrir l’espace du dedans à l’infinité des possibles. Être, c’est être disséminé dans l’espace et dans le temps.
Disparaître sous toutes les formes [1], qu’elles soient scripturales ou picturales… En milieu novarinien, quel que soit le geste créateur – celui de l’écrivain, du peintre ou du comédien -, faire c’est être habité par la matière (du langage comme de la peinture), c’est se dé-faire, se perdre, disparaître. Créer, c’est être dépossédé de soi, s’abandonner à la « furor », aux forces surgissantes – corporelles, pulsionnelles ou esthétiques. Créer, c’est se mesurer à la démesure du monde, dépasser les limites pour s’ouvrir à l’infini. Nulle identité dans ces conditions.
La puissance transfiguratrice du geste novarinien est régie par le couple antinomique apparition/disparition, matériel/spirituel, Un/Multiple, chaos/méthode… Dans cet espace de la métamorphose où « ça » travaille, règne la tension entre rouge et noir, matière et antimatière, présence et absence, humanité et animalité… L’œuvre novarinienne est un creuset dynamique où apparaissent et disparaissent des formes emportées dans un tourbillon ; où, à peine apparu, chaque centre s’évanouit – de sorte que « le centre est partout, la circonférence nulle part », pour le dire à la façon de Pascal… Ce qui est sûr, c’est qu’un tel goût baroque pour l’inachevé et la démesure nous permet de mieux « respirer ».
La trouvaille que constitue cette figure du Nom, Voie Négative, rend parfaitement compte d’une trajectoire singulière : des années 70 à nos jours, Valère Novarina n’a jamais cessé de se situer à contre-courant. Ainsi, au temps où triomphent les idéologies, les théories littéraires et les metteurs en scène, celui qui n’est resté que quelques années dans la mouvance de TXT (1974-1980) se tient à distance les luttes révolutionnaires, refuse de se transformer en « Chef des Polices Théoriques » – pour détourner une formule du Drame de la vie – et fustige le « théâtruscule » uniformisé des « metteurs en chef (métheurancènes) ». Et depuis la fin du siècle dernier, où d’abord le narratif fait son retour en force, avant que le théâtre postdramatique ne le relègue au second plan, VN s’oriente d’un théâtre satirique de l’avant-garde engagée à une mystique de la Parole, accordant la priorité à la dramaturgie du Verbe : dans cet espace logoscopique du sacrifice, se succèdent des catastrophes rythmiques orchestrées par des acteurs qui « font le mariole » pour faire advenir la « parle », c’est-à-dire pour être agis par le Verbe et faire surgir le négatif du monde (« antimonde ») et de l’homme (« antinomie »).
Le travail du négatif nécessaire à la parole poétique est lié à une triple dé-figuration. De la scène, tout d’abord : métamorphosée en « logosphère » sous l’impulsion de celui qui écrit « par les oreilles » « pour les acteurs pneumatiques », elle échappe à la tyrannie de la vue pour engendrer un « Théâtre des Oreilles » (Le Théâtre des paroles). De la langue aussi, tant cette « dégelée carnavalesque », cette « parle » informée par la psychanalyse tranche avec la « langue française éternelle et châtrée » utilisée par le « public des châtiés » (« Lettre aux acteurs », dans Le Théâtre des paroles). La dé-figuration de la langue, tout aussi libératrice que celle du corps, est manifeste dans des verbigérations qui, échos des fatrasies médiévales et des coqs-à-l’âne baroques, cancérisent le corps verbal par toutes sortes d’altérations, inversions et inventions, de déformations et de combinaisons lexicales et phoniques. Relèvent de la verbigération le « babil » des ouvriers des premières pièces, le chant des « culs grinçaux », « sons de la lutte des morts », les micro-récits autobiographiques qu’entreprennent de nombreux personnages, les bulletins d’informations débités par les grotesques hommes-troncs…
Ainsi, pour VN, le théâtre n’est-il pas un lieu de spectacle, mais un réceptacle spirituel qui fait advenir le sujet, un lieu où se « défait » la figure humaine et d’où l’on voit la matière vive du langage.
Enfin et surtout, la dé-figuration des acteurs, qui doivent se dé-persona-liser, déposer leur masque d’homme, c’est-à-dire faire le deuil de leur rôle, renoncer à incarner une identité psychologique et sociale stable, pour libérer leur part animalesque. Dans ce théâtre kénotique, les acteurs font le vide pour être habités par la parole poétique, par le souffle spirituel et animal à la fois. Faire l’animal, c’est en effet laisser la place au vide, au « trou d’air », au manque. Comme celle de cet autre héraut de la modernité carnavalesque qu’est Christian Prigent, l’œuvre de Valère Novarina est hantée par le « trou » ; seulement, si sa poétique, sa dramaturgie comme son ontologie mettent le VIDE en évidence, c’est qu’il est créateur, au sens fort du terme, y compris mystique : « il y a une anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement » (L’Acte inconnu, p. 146). Écartelés entre le trou originel et le trou funèbre, jetés dans le trou éclairé de la scène comme de la vie, conscients qu’ils sont élus par leur fragilité même pour « incarner » la condition (in)humaine, les acteurs se dépouillent de leur être social pour expérimenter leur pantinitude, prendre des nouvelles de leur être-fou, interroger leur vide ou leur matière (verbale ou non verbale), laisser le vide agir en eux ; ces « champions de vide » renoncent à leur identité pour n’être que pantalons agités, « montreurs d’Homme » à l’écoute de leurs « trous catastrophiques ». Comme le Déséquilibriste, chaque acteur doit assumer son portement de voix, se révéler Athlète du Verbe ; une telle mise en danger – un tel « déséquilibre » ! – présuppose que chaque acteur novarinien évolue « en catastrophe », « en perdition »…
Ainsi, pour VN, le théâtre n’est-il pas un lieu de spectacle, mais un réceptacle spirituel qui fait advenir le sujet, un lieu où se « défait » la figure humaine et d’où l’on voit la matière vive du langage. Aussi le poète ne peut-il que condamner notre entrée dans « la période animale de l’histoire » (L’Acte inconnu, p. 86), les animaux sachant communiquer mais non parler : non seulement l’homo communicans ne fait qu’idôlatrer ces fétiches modernes que sont les machines médiatiques, mais en outre il les imite, oubliant que nous n’existons que par et dans la parole, laquelle n’est pas un produit commercial mais une façon singulière d’être au monde ; que cet « acte inconnu » que doit être toute parole authentique est iconoclaste, non pas spectaculaire, mais dramatique, catastrophique ; qu’il est étonnement devant notre incarnation – cette nature hybride qui fait que nous sommes à la fois spiritualité et animalité –, devant notre être-là dans le temps et l’espace.
Nous assistons même en direct à cette déterritorialisation : par le seul pouvoir de la parole sont convoqués des lieux fantastiques, des cités invisibles, les personnages ne cessant de rapporter ce qu’ils voient, c’est-à-dire non pas leurs perceptions, mais leurs visions.
Les discours positifs et mécaniques contrastent avec sa conception d’un théâtre du Verbe selon laquelle sur scène a lieu une Cène, s’opère la magie poétique de la parole, qui ouvre l’espace comme l’espèce – arrachement, trou, vide, appel, passage… Contre la réification du langage et de la pensée qu’opère la langue de la communication, le verbe poétique doit recourir au performatif, conquérir la densité de la pierre pour viser l’irreprésentable ; pour celui qui préfère au terme de « poésie » celui de « Dichtung » (densification), le poète est un « denseur » et les mots sont des pierres qu’on lance – leur matière étant palpable comme celle qu’informe le sculpteur ou le peintre. « Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire »… Cette reformulation du célèbre aphorisme wittgensteinien (« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » – Tractatus logico-philosophicus, 1921), par lequel le philosophe distingue esthétique et logique, conduit VN vers une théologie négative : pour le mystique, le mystère est, non pas « indicible », mais « ineffable ». Afin de tendre vers l’ « indisable »(Sartre, à propos de Flaubert et de Mallarmé) comme limite du langage, l’auteur comme l’acteur doivent (donner à) voir par l’oreille, tant le souffle de la diction est créateur : telle est la dimension « logoscopique » de ce théâtre poétique.
Terminons en donnant à voir le négatif du monde que nous offre une pièce comme L’Acte inconnu. Si le texte réfracte des lieux localisables, c’est pour mieux les déréférentialiser, mieux les déréaliser au moyen d’une caractérisation problématique : « L’ordre grammatical règne à Angoulême, à Helsinki, à Kinshasa ; l’ordre médiatique règne à Pont-à-Mousson, Bernay-en-Brie… » (p. 36). Nous assistons même en direct à cette déterritorialisation : par le seul pouvoir de la parole sont convoqués des lieux fantastiques, des cités invisibles, les personnages ne cessant de rapporter ce qu’ils voient, c’est-à-dire non pas leurs perceptions, mais leurs visions. Un exemple parmi d’autres : « Les Obodryphes réussissent le coupage de l’homme par l’homme, défont les femmes en trois jours et se retrouvent le soir assoupis au bord du fleuve Potame. Cependant que les Ruges, revenus victorieux de leur expédition en Beauce Cantaride, tranchent la gorge des prisonniers Sibarres ainsi qu’un pied gauche sur deux des jeunes captives Vélaniques. […] ils [d’autres peuples] rétablissent, face aux Sarmates récalcitrants, la liturgie du Bonhomme Nihil, appliquant à tous les préceptes de la religion ibiturique qui s’abstient de consommer les ongles des veaux » (p. 28).
Cependant, si cette « histoire fabuleuse de la Déshumanité » est tragique, elle l’est comiquement : l’urlumonde est peuplé de fantoches par lesquels le langage déraille, de l’incongru à l’absurde.
Dans cet « urlumonde », les avancées mêmes de la civilisation scientifico-technologique étant au service de la barbarie, nous sommes entraînés en des temps primitifs et pourtant actuels où dominent la sauvagerie et le fanatisme religieux. C’est sur le registre apocalyptique que sont condamnés les posthumains du monde-d’après-le-cataclysme : « Ils ont prétendu être les maîtres du langage, Andréa, alors qu’ils n’en étaient que le jouet ; […] ils ont forfait, ils ont forfait ! Leurs restes seront dispersés, leurs noms bouffés aux oiseaux. […] Exogène, toi qui as décidé d’éclairer ton garage toute la nuit pour que les rats admirent ta Mercedes – ton squelette sera dispersé comme une carrosserie lancée en poussières et semée sur des bretelles d’autoroute sans issue ! » (p. 88-90). Ce théâtre de l’oroeil– pour reprendre une crase chère aux membres de la revue TXT dans les années quatre-vingt – fait donc advenir par le verbe un « anthroposcope » salutaire : Valère Novarina nous invite à sortir de l’humain pour explorer notre devenir-animal.
Cependant, si cette « histoire fabuleuse de la Déshumanité » est tragique, elle l’est comiquement : l’urlumonde est peuplé de fantoches par lesquels le langage déraille, de l’incongru à l’absurde. L’incongru, qui débouche souvent sur l’absurde, naît ici du télescopage d’isotopies différentes : « Tout vivant surpris à clopiner en état de marche devra désormais porter au dos sa date limite écrite en clair sur le couvercle ! » (p. 94) « Un attentat sous X vient d’être commis dans la ville sainte de Provins afin de donner à Dieu un signal fort » (p. 100). Ce type de comique rompt l’équilibre de la langue pour créer des accidents en chaîne, des « catastrophes rythmiques ». Dans le premier extrait, l’humain est ramené au rang d’objet ; dans le second, l’effet d’étrangeté est dû au heurt de termes ressortissant à des lexiques très divers (ceux de la violence, de la naissance et du religieux). Entre ces deux passages, la tirade du « Chantre 1 » atteint le loufoque : « La machine à raccourcir l’alphabet compte une lettre de trop ; la machine à tromper les chiffres efface l’éponge et annule tout ; la machine à suivre les nombres reprend le compte à zéro ; la machine à connaître le bien et le mal pousse dans tous les sens […] » (p. 98).
« Très longtemps il m’a semblé que tout devait atteindre quatre sens : chaque phrase, chaque réplique, chaque scène de l’Écriture– et y compris mon nom (et y compris mes initiales !) », peut-on lire dans Voix négative. Quels sont les quatre sens possibles de VN : Voie Négative, Voix Négative, Via Novarina, Viande Niée ?…
Ce n’est pas un hasard si on retrouvera cette Voie Négative comme fondement de la réflexion qui sera développée lors du premier Colloque international de Cerisy consacré à l’un des écrivains français vivants les plus reconnus :
« Valère Novarina : les quatre sens de l’écriture », colloque organisé par Marion Chénetier-Alev, Sandrine Le Pors et Fabrice Thumerel du 10 au 17 août 2018 (infos et réservation).