Rediffusion

Quand « Baron noir » sauve la politique

Politiste

Première grande série politique française, « Baron noir » explore avec jubilation l’économie morale du cynisme qui prévaut dans l’univers hyper-professionnalisé de mercenaires tenus et retenus par la lutte des places. Mais les personnages, complexes et ambivalents, donnent aussi à voir et à défendre une certaine noblesse du politique. Rediffusion d’été

La première saison de Baron noir (2016) a été saluée, à juste titre, comme le premier temps d’une série politique de qualité « à la française » alors que le genre est désormais bien installé et reconnu aux États-Unis (Maison Blanche, House of Cards…). Éric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, les deux auteurs de la série, ont mis deux longues années pour donner suite aux aventures de Philippe Rickwaert, député-maire de Dunkerque, emprisonné à l’issue de la première saison pour avoir financé illégalement la campagne présidentielle de son ex-ami, Francis Laugier, devenu président de la République. Sans trop spoiler la nouvelle saison, le personnage joué par Kad Merad, sorti de prison mais sous contrôle judiciaire et sans mandat électif, essaie de trouver sa place et de peser, en coulisses, dans un jeu politique en pleine décomposition-recomposition. L’ex-première secrétaire du PS, l’énarque Amélie Dorendeu, est élue présidente de la République d’une courte majorité au deuxième tour face au candidat de l’extrême droite, Lionel Chalon. Privé de majorité stable pour gouverner, elle tente de se démarquer du PS et s’engage dans une rupture d’alliance en nommant à Matignon le chef du parti centriste. Philippe Rickwaert qui continue à la conseiller s’active pour déjouer ses plans et travaille à un rapprochement avec la gauche radicale, incarnée par Michel Vidal (François Morel, très juste dans un personnage proche de Jean-Luc Mélenchon).

Aller-retour avec la réalité politique

Quel regard le politiste (qui peut être aussi un amateur de séries…) peut porter sur «l’objet» Baron noir ? Il aura tendance à la juger à l’aune de la réalité politique. Mais la série se dérobe à cette analyse. Les auteurs ont délibérément ancré leur récit dans la conjoncture la plus récente mais la série s’inscrit entre fiction et réalité politique et joue habilement de leur interpénétration. Elle se joue de résonances et de dissonances entre l’actualité d’une vie politique française chamboulée et une intrigue qui ménage des ouvertures et des décalages par rapport au contexte politique du moment. Alors que le PS semble s’effacer de la vie politique et que ses dirigeants s’apprêtent à quitter la rue de Solferino, la série se tient ainsi pour partie dans les couloirs de son siège historique. Le PS n’y est pas encore totalement déclassé et n’a pas (encore) perdu son statut de parti charnière. Philippe Rickwaert compose une sorte de Julien Dray ou de Jean-Christophe Cambadélis mais avec la gouaille de l’ancrage local et un attachement à ses origines populaires en plus.

Face au péril de l’extrême droite, dont l’épée de Damoclès pèse sur cette deuxième saison, Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis) figure une sorte d’Emmanuel Macron au féminin, devenu présidente sans être jamais être passée par les fourches caudines du suffrage universel. Mais à la différence de l’actuel président de la République, elle peine, impuissante, à accoucher d’un nouveau monde tant l’ancien résiste encore. Dans un contexte où l’effondrement du système politique est une hypothèse crédible, chacun est incité à la « disruption ». La saison a été écrite avant la dernière séquence présidentielle (en 2016) mais semble en avoir ou anticipé les bouleversements ou intégré, au moment du tournage, certains éléments, de langage notamment (la langue macronienne affleure : « prendre son risque »…). Quelques journalistes jouent leur propre rôle. Pour produire des effets de réalité et de familiarité, les auteurs puisent ainsi leurs matériaux narratifs dans la réalité (la progression du FN, la fragilisation du PS, l’envol de Mélenchon, l’ouverture d’un espace politique au centre, la menace constante et lancinante du terrorisme…) mais en propose un réagencement pour maximiser les effets scénaristiques et créer une tension permanente (l’univers reste fictionnel).

On est au bord du collapse politique. L’instabilité parlementaire et les volte-faces tactiques impriment un rythme trépidant qui accentue l’accélération du jeu politique. L’ingouvernabilité (« le gouvernement à la godille ») était peut-être plus cinématographique que la monotonie de la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Les « allers-retours avec le réel » sont ainsi permanents. Baron noir hypertrophie la dimension politicienne de la vie politique, avec une délectation presque morbide, mais sauve le politique : au-delà de leurs coups permanents, les personnages de la série restent animés de convictions et de croyances qui transcendent leurs calculs.

Traité sériel de la dégénérescence politicienne

Il y a une esthétique du coup politique dans Baron noir. La série documente un monde politique replié sur ses jeux et enjeux propres. Elle explore avec jubilation l’économie morale du cynisme, celle d’un monde hyper-professionnalisé de mercenaires tenus et retenus par la lutte des places (Philippe Rickwaert cherche à se« refaire » aux élections européennes). Baron noir peut être vu comme un traité sur la raison machiavélique de la politique et sa rétraction contemporaine dans les « eaux glacées » du calcul qui semble concentrer l’essentiel de l’énergie des personnages. La série livre la vérité des rapports de pouvoir dans leur brutalité crue et décrit un monde hobbesien où tous les coups sont permis, où on ne peut faire confiance à personne, où l’excellence politique se réduit à la virtuosité tactique (les « strikes de légende » du héros).

Les réseaux sociaux, extension du domaine de la lutte politique, offrent de nouvelles armes. On « triangule », on préempte, on « occupe l’espace » et pour cela il faut ourdir, toujours anticiper, rester en mouvement (les retournements d’alliance imposent de l’agilité). Si le jeune poulain ambitieux de Philippe Rickwaert, son ancien attaché parlementaire (Cyril Balsan), se saisit de la laïcité, c’est pour exister et sortir du rang. La politique est devenue surtout l’art d’occuper et d’orienter l’agenda, bref de définir l’ordre du jour. La succession de ces coups et contrecoups donne un rythme trépidant à la série et produit ses incessants rebondissements et cliffhanger au risque de déréaliser le jeu politique. La dramaturgie et la plasticité de la politique contemporaine, hystérisée par la personnalisation et son héroïsation, prête bien au fond aux codes de la série. On peut blâmer cette dérive politicienne mais elle est aussi haletante…

Cette dégénérescence est celle du PS, au cœur de cette deuxième saison où il est beaucoup question de « solferinologie » (l’expression est de Philippe Rickwaert). Le PS joue sa survie, il est encore central. C’est le PS d’avant la « pasokisation » puisque Michel Vidal n’a pas réussi à devancer Amélie Dorendeu au premier tour de l’élection présidentielle. Le jeu factionnel du PS et l’opposition entre la gauche et la droite du parti restent les éléments structurants du jeu politique mais la « synthèse » socialiste éclate, libérant les forces centrifuges et fluidifiant le jeu des alliances, plus contre-nature que jamais. Éric Benzekri, le co-auteur de la série, s’impose ici comme un « solferinologue » particulièrement fin : passé par l’UNEF, la gauche socialiste, il a travaillé avec Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon quand ce dernier était encore au parti et connaît sur le bout des doigts les mœurs socialistes, surtout les plus déviantes. La série documente avec bonheur la culture du rapport de forces au PS et la culture de minorité à la gauche du parti avec ses dilemmes stratégiques. Le « premier fédéral » du Nord, madré et cynique, est plus vrai que nature. Les initiés des arcanes socialistes retrouveront les codes du parti, ses scènes et sa langue (« surmoi marxiste », « Bad Godesberg »…)

Éthique de la conviction

Mais Baron noir ne saurait prêter à cette seule lecture. Les personnages sont plus complexes et ambivalents que des simples camés, shootés aux intrigues du pouvoir et à ses tractations florentines. La série présente une réalité politique plus nuancée qui fait sa richesse. Tout se passe comme s’il fallait « sauver » le politique. Si les personnages de Baron noir sont habités par l’ambition du pouvoir, ils sont aussi mus par ce qu’il permet d’accomplir et des motifs normatifs. La fin justifie les moyens mais pour les personnages les plus intéressants de la série les fins restent des convictions, des horizons, des boussoles personnelles qui continuent à les aimanter. Baron noir offre une belle illustration de l’illusio politique. Ce concept de Pierre Bourdieu, peu utilisé en science politique, invite à ne pas dissocier l’intérêt à et l’intérêt pour. Il désigne le fait d’avoir le sens du jeu, d’y exceller mais aussi d’être pris dans le jeu, d’être tenu par lui, de croire en son importance. Les personnages de la série sont des stratèges virtuoses, ils ont le sens du jeu (du placement, de la formule…) certes, mais ils sont pris par lui. La série ne traite pas seulement du jeu mais aussi, et avec beaucoup de pertinence, des enjeux (la révocation des élus, la loi travail, la mixité sociale et la carte scolaire…). La laïcité est certes un enjeu de positionnement distinctif pour Cyril Balsan, mais elle est aussi un vrai clivage qui complexifie les oppositions à gauche.

L’ambiguïté de Philippe Rickwaert est assez fascinante. Personnalité trouble, incarnation de l’hubris en politique, il est à la fois détestable et admirable.  Déchu mais toujours respecté et écouté, il se démène pour orienter une vie politique dans laquelle il ne peut plus peser directement, multipliant les coups et les duplicités. Mais, tout bretteur et sophiste qu’il est, il garde un cap, celui de l’union de la gauche,« talisman historique ». Opportuniste et jamais embarrassé de dilemmes moraux, il est habité par une force intérieure et bricole dans l’impureté de la politique une fidélité à soi, à ses origines populaires et à son roman familial (« les Rickwaert »).

Même si la série est écrite d’un point de vue de gauche, elle respecte les diverses positions en présence : « chacun a ses raisons » qui ne se réduisent pas à un intérêt personnel ou de carrière, fût-il âprement défendu. La sociale-libérale Amélie Dorandeu est aussi une figure intéressante. Comme d’autres personnages, elle partage la conscience tragique que la démocratie est en train de vaciller et que l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Pour conjurer ce risque, la « techno » croit à la « réforme » et à la nécessité d’«adapter » le modèle français à la mondialisation libérale. Tiraillée entre motifs normatifs et dilemmes tactiques, elle veut « clarifier » : « l’ambiguïté est une facilité du pouvoir, je m’y refuse » (alors qu’on n’en sort qu’à ses dépens, selon l’adage mitterrandien). Faut-il suivre le leader du parti centriste quand il l’invite à un réel aggiornamento (« le PS devient un parti de gouvernement réformiste et plus une machine à créer de la déception à force de vendre du rêve ») ? Mais comment concrètement « ne pas être la marionnette des éléphants » ? La présidente tient à son « choc de démocratie » et à la promesse de ne pas utiliser le 49-3 mais elle n’a pas de majorité, ce qui la condamne à louvoyer et à une fabrication au forceps de la loi… L’impuissance du politique, déjà au cœur du magnifique film L’Exercice de l’État (Pierre Schoeller), hante les personnages, déchirés entre calcul et foi en la politique.

Cet article a été publié pour la première fois le 16 février 2018 sur AOC. 


Rémi Lefebvre

Politiste, Professeur à l'Université de Lille 2

Un.e Français.e sur trois

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