Pascal Quignard et son procès contre la vérité
Vers quelle contrée inconnue, quelle région inexplorée, Pascal Quignard s’est-il embarqué avec Dernier royaume, dont le dixième volume, L’Enfant d’Ingolstadt, paraît cette semaine ? Sans l’aide d’aucun plan, il commença la construction de son étrange bâtisse (ni château, ni surtout cathédrale) en 2002, avec trois volumes, dont le premier, Les Ombres errantes, obtint le prix Goncourt. Mais peut-on parler de « construction » ?
À Dominique Rabaté, il écrit, en 2009 : « Vous évoquez “l’immense chantier de Dernier royaume”. Ce n’est pas un chantier, c’est une ruine. Vous demandez : “Avez-vous la carte ?” Non je n’ai pas vraiment la carte mais j’ai bien mieux : j’ai le centre » (Europe, août-septembre 2010, p. 12).
Et dans Les Ombres errantes, Quignard écrit – je cite en entier le chapitre XXXI, en respectant les passages à la ligne :
« La pierre est une boue durcie. La grotte est de la boue durcie. Je ne cherche ni la pierre ni la dureté.
Cheval blanc n’est pas cheval. Je cherche la boue.
Qu’on comprenne ceci : mon ermitage n’est pas solide. On ne peut rien bâtir sur ce que j’écris.
La main qui écrit est comme la main qu’affole la tempête. Il faut jeter la cargaison à la mer quand la barque coule. »
Cette citation cerne, métaphoriquement, un espace de pensée et d’expression, de littérature. Cela appellerait une large exégèse… Pas de méthode, pas de système, mais un « centre » donc, une énergie, une volonté. Le contraire d’un refuge, d’une assurance : de la boue, même durcie, plus que de la pierre. La fragilité des ruines plus que l’illusion de l’intangible, de l’immuable. À partir de ce centre, il faut visiter un cercle en constant élargissement, privé de ses contours. Il faut errer sans but fixé d’avance dans les âges et les contrées, les pensées et les rêves, les contes et les mythes. Un jour (en 1998, anticipant l’entreprise de Dernier royaume), Quignard parla même, probablement avec ironie, d’« une forme de récapitulation de l’histoire humaine » à laquelle il s’était attelé.
Pascal Quignard ne sait pas où il va. Douloureusement conscient de cette ignorance sans remède, il avance bravement, il écrit, ne cesse d’écrire.
Jusque dans l’effroi et la nuit, une lumière guide l’errant. Elle n’est pas de sagesse ou de raison, encore moins de foi (on sait comme il repousse les « charmes d’assujettissement » des religions…) mais d’endurance, d’obstination. Il semble qu’une urgence désespérée, mais jamais plaintive, l’anime, guide sa plume. Il faut le répéter : Pascal Quignard ne sait pas où il va. Douloureusement conscient de cette ignorance sans remède, il avance bravement, il écrit, ne cesse d’écrire. Toujours à ses dépens plus qu’à son avantage.
Ne nous leurrons pas sur cette avancée, cette errance. Car s’il est un homme, un écrivain, qui ne regarde pas vers l’avenir, qui ne se laisse pas distraire ou enivrer par un futur imaginaire, c’est bien l’auteur de Dernier royaume. Cependant, il n’est pas seulement tourné vers le passé, sollicité par de vénérables empreintes archéologiques ou philologiques : c’est ici et maintenant qu’il est subjugué par toutes les traces et les vocables que le passé a déposés dans la mémoire humaine et dans les mythes et images qui en sont nés. À ce passé il donne d’ailleurs un autre nom, plus évocateur, plus dynamique : « le jadis ». « À partir du jadis c’est l’origine qui fait avalanche. L’origine accroît son volume et sa masse en venant sur nous », écrivait-il au début de son entreprise. Mais attention, le mot « origine » ne doit pas nous tromper : l’« avalanche » interdit toute fixité, toute désignation d’un lieu premier et unique, d’un temps dûment daté, originaire, d’où tout advint.
Dans de nombreuses pages, l’écrivain réfléchit comme à haute voix, sur le, sur son rapport avec la philosophie, le roman – dont il explora les ressources – et la littérature en général. Rappelons-nous : en 1976, il publiait chez Gallimard un récit bouleversant, inaugural, même si ce n’était pas son premier livre, Le Lecteur. Louis-René des Forêts et Maurice Blanchot n’étaient pas loin. Puis, il s’éloigne, regarde vers un autre horizon, dont les Petits traités (1990, Maeght, repris en Folio) puis Dernier royaume, tracent la ligne infinie. Le Bavard de Des Forêts engage alors sa parole, la libère de la pure négativité. Demeure, en même temps, cette priorité de la lecture, des livres et des bibliothèques, sans lesquels ses propres ouvrages ne pourraient, ne sauraient s’écrire. D’où l’importance (et l’ambivalence) du geste critique, qu’il thématisa dans Critique du jugement (Galilée, 2015).
« Le vrai – pas plus que le faux – n’a affaire au réel qui l’ignore –, qui les ignore. Le réel seul est notre destin »
Dans le volume qui sort en cette rentrée, Pascal Quignard se souvient, comme toujours lapidairement, sans effusion autobiographique : « À la fin des années soixante, je quittai la quête philosophique, où le roman ne s’avoue pas. » Saisissant raccourci, qui ne dit pas tout du périple de l’écrivain, de son affranchissement (nullement présenté comme glorieux ou héroïque, et d’ailleurs partiel) du roman lui-même. Il ne veut pas non plus, sous le couvert de la philosophie et de la Raison triomphante, cartésienne notamment, « se protéger de l’informe, ou de l’incontrôlable, ou du chaos, ou de l’anxiété… ». Il repousse le fantasme selon lequel, à une « pensée structurée », doit répondre « un univers organisé […], avec une sensation d’adéquation, de contentement, d’aise ». La quête dont il est question est d’un autre ordre, qu’il serait d’ailleurs bien difficile de définir.
Le titre de ce présent volume, L’Enfant d’Ingolstadt, donne une indication. Il fait référence à un ballade du XVIe siècle reprise dans un conte des frères Grimm, qui met en scène un « enfant entêté » dont ni la mort ni la sépulture n’annulent la volonté, figurée par la sortie, telle une érection, d’un bras hors de la tombe. Il sera donc question ici d’un « jadis invisible, sexuel, intangible, imaginaire, violent, aïeul, irréel, qui précède le viol de l’âme par le langage ». Plus largement, l’auteur dit son intention de consacrer « ce Xe tome à “l’attrait” de tout ce qui est faux dans l’art et dans le rêve ». Plus loin : « Le vrai – pas plus que le faux – n’a affaire au réel qui l’ignore –, qui les ignore. Le réel seul est notre destin, destin imprévisible, ou du moins notre terme, terme inanticipable, et qui ne nous échange même pas à nous-même dans la mort. »
La vérité, c’est une « notion violente », une illusoire « souveraineté sacrificielle ». Le procès intenté à la vérité ne fait que commencer ; l’acte d’accusation est encore long. « La vérité est un rôle, un pas en arrière, une moue dubitative, une certaine intonation, une capacité à parler la meilleure langue sur le front de tout – une agilité et une affabilité toutes sociales. » Et encore : « Tout hoquette de peur. La vérité disloque en mettant de l’ordre. La vérité met de l’ordre en tuant tout ce qui à ses yeux fait désordre ou qui lève son doigt ou qui dresse son visage. »
En face, « le faux, rien ne le falsifie dans son essence et rien, dans la réalité externe, atmosphérique, ne peut venir le démentir ». En lui, « il y a quelque chose de spontané, d’indifférencié, d’originaire ». À cette séparation première, matricielle, s’en ajoute d’autres, qui compliquent l’affaire de notre existence : la séparation du réel et de l’irréel, celle des sexes qui interroge la nature de la « connexion coïtante », celle du sauvage et du domestique, du sale et du propre… À chaque fois, « c’est le langage qu’il faut déjouer ». Avant de se référer à lui, la pensée, comme Quignard le soulignait dans le précédent volume (Mourir de penser, 2014), est à rapprocher de l’animalité, avec laquelle elle est en secrète connivence. De là, peut naître la mythologie d’une pensée qui s’oppose à la raison, la combat.
Lui, fait de ce non-savoir une dynamique, une volonté, un instinct de vie et de littérature.
Le voyage de Quignard n’est donc pas terminé. Même si le guide, le géographe, le géomètre, l’ordonnateur sont toujours aux abonnés absents. D’évidence, savoir où, jusqu’où, cette errance va mener l’auteur n’est pas la question la plus urgente. Plus exactement, toute réponse ou tentative de réponse serait aussitôt submergée, emportée par le flot irrépressible des pensées buissonnières, des intuitions servies par le langage, des images qui surgissent du fond des âges, des rêves et des mythes. Une seule assurance, une seule constante : le mouvement et le rythme singuliers du style quignardien. En 2005, dans un entretien avec Marie-Laure Picot, il disait : « J’ai besoin d’une ligne mélodique sur laquelle je suspends mes chapitres mentalement. En fredonnant intérieurement cet air j’ai aussitôt la vision panoramique de chaque tome… » (Cahier critique de poésie, n°10, p. 12)
Dans cet espace et ce temps en expansion permanente (dans ce volume, dans chaque volume, et dans l’ensemble de Dernier royaume) que devient le lecteur ? Dans ces pages qui harmonisent secrètement tous les fragments disparates, peut-il se retrouver et non se perdre ? Ou bien est-il livré à lui-même, sans repère, vieil esquif épuisé sur des flots en bataille ? Non, le pire n’est pas certain. Une familiarité mentale, intellectuelle, instinctuelle également, s’établit au long des années, des décennies de lecture, à la suite, à la remorque de celui qui, d’une certaine manière, n’en sait pas plus que vous. Mais qui, lui, fait de ce non-savoir, une dynamique, une volonté, un instinct de vie et de littérature. Et je pense là au bouleversant volume écrit en 1997-1998, alors que Quignard était malade, crachait le sang… Ce fut Vie secrète (Gallimard, 1998) qui fut, après coup, introduit, à la huitième place, dans Dernier royaume.
Pour lire Quignard, il faut donc, je crois, écarter un certain nombre d’interrogations qui, aussi légitimes soient-elles, ralentissent la lecture, cette dynamique, ce désordre hautement pensé et assumé par l’écrivain. C’est peut-être une nouvelle mythologie, celle que construit implicitement le lecteur, qui prend ainsi forme.
L’Enfant d’Ingolstadt, Pascal Quignard, Grasset, à paraître le 12 septembre 2018.