Glenn Ligon : du noir, du blanc et des néons pour penser le racisme
On dit souvent que les œuvres d’art s’expriment d’elles-mêmes, que l’on peut y projeter de nombreux imaginaires et que des explications ne sont pas toujours nécessaires. Néanmoins, écouter l’artiste parler de son travail engage à une compréhension que l’on pourrait appeler « élargie » du processus privilégié, de la recherche menée et du résultat escompté. La clarté des propos de Glenn Ligon lors de la conversation qui était proposée par la Galerie Chantal Crousel à Paris où il expose pour la première fois, permettait d’appréhender des productions inédites à la lumière de ses références historiques, littéraires et artistiques.
L’artiste américain (né en 1960 dans le Bronx à New York) revenait notamment sur l’une de ses peintures iconiques Untitled (I Am a Man) réalisée en 1988. Cette huile et émail sur toile (d’un format de 101.6 par 63.5 centimètres) est la première qu’il réalise en s’appropriant un texte existant, ici celui de la pancarte portée par les agents de nettoyage en grève dans la ville de Memphis en 1968. Sur un fond blanc, les lettres se détachent en noir et en capitales I AM A MAN. Le verbe souligné accentue le statut revendiqué dans un contexte où ces travailleurs africains-américains exploités et moins payés que leurs collègues blancs affirment leur nature humaine. Dans la continuité de l’ouvrage publié par Ralph Ellison, Invisible Man (1952), ils confirment leur visible dignité. On apprend par Glenn Ligon qu’à l’origine, cette toile était un monochrome noir qu’il a choisi de recouvrir de blanc et de ces mots. De façon générale, cette notion de strates est importante dans son travail, les couches sont autant celles d’une matérialité picturale que celles d’une généalogie à déployer pour penser les discriminations aux États-Unis.
C’est à l’hiver 1968 que la grève commence à Memphis dans l’état du Tennessee ; des années de salaires de misère et de conditions de travail dangereuses font éclater la contestation onze jours après la mort, le 1er février, de deux éboueurs écrasés par un camion défectueux. Le mépris de la municipalité envers les travailleurs et le peu d’attention porté au drame sont à l’origine de la grève portée par 1300 agents de nettoyage. L’absence de dialogue et l’impossibilité de toute négociation enveniment le conflit dans un contexte défini par des revendications sociales et économiques au sein même du mouvement des droits civiques. La grève dure plusieurs mois et c’est pour soutenir le mouvement que Martin Luther King Jr se rend dans la ville à deux reprises. La seconde est le 3 avril 1968, c’est là, au lendemain de son fameux discours « Je suis allé jusqu’au sommet de la montagne » qu’il est tué au balcon du motel où il loge.
Dans le film King, de Montgomery à Memphis réalisé en 1970 par Ely Landau à partir de documents visuels et sonores sélectionnés entre 1955 et 1968 (le film n’avait encore jamais été projeté au cinéma en France avant ce mois d’août, il est actuellement sur les écrans), on voit les manifestations où les travailleurs portent les pancartes I AM A MAN comme autant de signes ponctuant l’espace urbain. Les violences que l’on distingue sur les images lorsque les assemblées de grévistes sont dispersées par la police se soldent par des rues jonchées de débris et de pancartes abandonnées, aplaties par la pluie. Le noir et blanc de l’image brille d’une lumière argentée, la détresse est visible dans ce simple contraste visuel.
Glenn Ligon explique que cette série est née du trouble créé par la présente situation politique des États-Unis, conséquence directe de la gouvernance actuelle
C’est ce dernier que Glenn Ligon travaille depuis trente ans, faisant du noir et du blanc les repères majeurs de ses compositions. Il choisit de reproduire au pochoir dès la fin des années 1980 des fragments de textes empruntés à James Baldwin ou à Zora Neale Hurston. Il pose les lettres sur une toile et fait qu’un texte connu se transforme et s’épaissit au fur et à mesure des passages de peinture : si la première phrase subsiste, la texture peu à peu s’opacifie et se densifiant tend à l’abstraction. De James Baldwin, il reprend un extrait de Stranger in the Village (1953) et choisit dans How it Feels To Be Colored Me (1928) de Zora Neale Hurston la phrase « Là où je me sens la plus colorée est quand je suis projetée sur un mur blanc ». Cette citation adhère avec force tant aux réalités du racisme qu’aux lettres noires tapées sur une page blanche ou aux paradoxes d’un art contemporain exposé dans un white cube.
L’œuvre de Ligon, I AM A MAN, a été acquise de façon précipitée par la National Gallery of Art de Washington DC lors des derniers mois de l’administration Obama. Depuis, comme un rappel à l’humanité, le musée situé à vingt minutes à pied de la Maison Blanche le maintient en veille sur ses murs quels que soient les accrochages de sa collection.
La nouvelle série réalisée par Glenn Ligon s’intitule Debris Field (2018), elle se compose de toiles où les pochoirs n’aboutissent plus à des lettres distinctes mais produisent des formes gravées décalées. Debris a le même sens en anglais et en français. Les traces sur la surface du tableau représentent, au sens propre comme au sens figuré, un champ fragmenté de débris, autant de signes blancs et noirs raccordés entre eux au marqueur noir comme un coloriage qui viendrait remplir les failles. Tels des signes flottants ou des lucioles désorientées, ces lettres-taches cherchent leur chemin sur la toile devenue vue aérienne d’une manifestation qui aurait été dispersée et dont les restes recouvriraient le sol, semblables à ces images de Memphis où les hommes derrière les pancartes sont redevenus invisibles. Glenn Ligon explique que cette série est née du trouble créé par la présente situation politique des États-Unis, conséquence directe de la gouvernance actuelle.
Pour lui qui, de façon érudite, analyse avec précision le racisme endémique de la société américaine depuis plusieurs décennies, il y a un dérèglement de taille qu’il choisit de représenter par ces champs de débris, symptômes d’un moment où les mots ne suffisent plus à définir la violence de ce qui se joue entre les lignes. Conservé dans ses archives au Schomburg Center for Black Culture de Harlem, un texte manuscrit et inédit de James Baldwin évoque cette idée : « le langage alors – ou plus précisément le vocabulaire du langage, n’est pas simplement le mot mais l’intonation, la cadence. Le battement du silence entre le son. […] le poids donné à un mot par ce qui lui précède ou le suit […] Un langage est créé et les règles du langage sont dictées par ce que le langage ne peut pas véhiculer ».
Par ces mains en néon et la gestuelle qu’elles symbolisent, l’artiste raccorde l’histoire de cette violence à une forme conceptuelle et propose un langage qui serait devenu langue des signes.
En parallèle à sa série picturale, l’artiste propose deux néons, représentations monumentales de mains aux doigts écartés (213 x 394 cm et 210,8 x 141 cm) dont les parties visibles sont peintes en noir alors que la partie qui fait face au mur crée un halo de lumière venant doubler la forme. Les deux œuvres datent de 2018 et sont respectivement intitulées : Notes for a Poem on The Third World (chapter one) et Notes for a Poem on The Third World (chapter two). Le « premier chapitre » a été créé en référence aux gestes repris par les militants de Black Lives Matter à l’issue du meurtre de Michael Brown à Ferguson en 2014. Le jeune homme de dix-huit ans aurait levé les mains en précisant au policier qui l’a tué « Don’t shoot ». Depuis, le slogan « Hands Up ! Don’t Shoot ! » exprime le leitmotiv d’un acte de résistance pacifique face à l’injustice. Par ces mains en néon et la gestuelle qu’elles symbolisent, l’artiste raccorde l’histoire de cette violence à une forme conceptuelle et propose un langage qui serait devenu langue des signes.
Dès le début des années 1990, les attaques racistes contre la jeunesse des zones urbaines où prévaut la précarité sont au cœur de son travail. Avec Victim Study (Yusef Hawkins) (1990) ou Picky (1993), Glenn Ligon cartographie déjà le déplacement limité et surveillé des jeunes africains-américains qui risquent menaces et agressions en raison de la couleur de leur peau. Dans la partie qu’il lui consacre dans son livre Bound to Appear (2013), l’historien d’art Huey Copeland (qui sera professeur invité à l’EHESS en novembre 2018) écrit : « Être un piéton noir sur cette carte et souffrir des expériences qui y sont décrites, c’est être un marqueur de frontière, c’est porter la peur du « ghetto » dans toutes ses menaces stéréotypées, d’endurer le processus d’« épidermalisation », qui, comme le montre le philosophe Frantz Fanon, constitue le sujet noir tel un texte transparent des anxiétés qui lui sont jetées à la peau ».
Glenn Ligon emprunte littéralement le titre de ses néons à Pier Paolo Pasolini. Appunti per un poema sul terzo mondo (Notes pour un poème sur le tiers-monde) est un projet inabouti du cinéaste qu’il envisage de réaliser en 1968 dans la volonté de réfléchir au monde dans son ensemble à partir d’études de cas et de pays. Cinq épisodes représenteraient respectivement « l’Inde », « l’Afrique noire », « les pays arabes », « l’Amérique latine » et « un ghetto noir des États-Unis ». Sous la forme d’un documentaire qui n’en serait pas un, il souhaite filmer et monter des fragments de façon à révéler des éléments représentatifs de différentes sociétés selon une perspective globale, sociale, culturelle, économique et politique.
Pour son épisode dans les « ghettos noirs», Pasolini parle du « thème spécifique du dropping out où l’exclusion et l’auto-exclusion sont deux moments autant dramatiques l’un que l’autre du racisme et de la violence comme réaction ». Il précise qu’il prendrait pour figure principale Malcolm X en s’appuyant notamment sur l’autobiographie du leader tué trois ans auparavant. La façon dont Glenn Ligon raccorde toutes ces références est passionnante car il révèle par ce biais certaines de ces strates dont la superposition pourrait aussi, dans un contexte politique, être le résultat d’une forme de clandestinité subtile où l’art jouerait le rôle de transmetteur secret.
L’exposition de Glenn Ligon est comme une méditation sur le monde qui ne se veut pas de tout repos.
L’exposition parisienne de Glenn Ligon s’intitule Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil nègre. La traduction anglaise du dernier tronçon de ce titre est « negro sunshine » et renvoie à Gertrude Stein, en particulier à Trois vies, son premier ouvrage publié en 1909. Le second récit d’une des trois vies est celui de Melanctha, une femme métisse dont les origines noires et blanches orientent son existence duelle. Ligon interroge l’ambivalence de cette expression et le contraste créé par l’image d’un soleil noir en apposant les mots écrits à la peinture à huile et à la poussière de charbon sur dix petites surfaces accrochées juste en face des deux mains en néon. La lumière diffusée par ce soleil est-elle également noire ? Negro Sunshine est précisément le titre du premier travail en néon que l’artiste a réalisé en 2011, produisant par ce geste la fusion physique de deux éléments pensés comme contraires.
Par le souhait de partager ses sources, l’artiste a placé dans un coin de la galerie un carrousel Kodak qui projette en boucle vingt diapositives : d’un sol en mosaïque à Herculaneum en Italie à un mur en mosaïque de La Havane à Cuba, en passant par un poème de Henri Michaux ou un feuillet de l’album Muragga réalisé en Iran et datant des XVIe-XVIIe siècles, les images se succèdent. Parmi elles, Concerto in Black and Blue (2002) de David Hammons où on distingue un homme dans un espace sombre éclairé d’une lumière bleue.
Sans doute ici un hommage que Ligon souhaite rendre à un artiste qui a réussi à rester insaisissable dans le monde de l’art contemporain malgré sa célébrité (Hammons est né en 1943 dans l’Illinois, il est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands artistes américains). Concerto in Black and Blue était une exposition que Hammons avait réalisé à New York dans la Ace Gallery de Soho : les visiteurs entraient dans un espace entièrement noir et une petite torche avec une lumière bleue leur était remise, ils et elles devaient ensuite s’avancer à l’aveugle dans l’obscurité d’une galerie gigantesque s’orientant uniquement grâce aux lueurs éphémères des autres torches portées par des silhouettes fantomatiques. Le pied de nez était ici complet pour un système marchand n’ayant rien à se mettre sous la dent.
En pendant à cette diapositive, Ligon choisit de projeter un travail de Jean-Michel Basquiat To Repel Ghosts où sur un fond bleu les lettres blanches « TO REPEL GHOSTS» se détachent barrées d’un trait noir fait au pinceau. L’œuvre date de 1986, année où Basquiat a fait son premier et dernier voyage africain en se rendant en Côte d’Ivoire dans le cadre d’une exposition que lui consacre le Centre culturel français d’Abidjan. « Repousser les fantômes » mais préserver à tout prix les esprits protecteurs, telle pourrait être ici la devise. L’exposition de Glenn Ligon est comme un voyage dans des terres proches et lointaines, des contextes politiques et poétiques, des images mentales et sensorielles, des références historiques et actuelles. Une méditation sur le monde qui ne se veut pas de tout repos.
L’exposition de Glenn Ligon « Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil nègre » est présentée à la Galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris, jusqu’au 4 octobre 2018.