Alain Badiou, la révolution et le communisme
Le récent livre d’Alain Badiou Petrograd, Shanghai. Les deux révolutions du XXe siècle (La Fabrique) surprend par son titre. Les deux villes sont mises en avant comme si elles permettaient de comprendre deux des transformations majeures du XXe siècle. L’ouvrage, bref et dense, est formé de quatre chapitres. Deux proposent une interprétation des deux révolutions : pour l’URSS il s’agit de la période de 1917 à 1929, centrée sur octobre 17, et pour la Chine de la Révolution culturelle prolétarienne. Deux autres chapitres loin de décrire le processus révolutionnaire dans les deux villes présentent sous une forme thématique deux textes de quelques pages qui ont joué un rôle majeur, mais comme beaucoup d’autres, dans les deux révolutions. L’un, les Thèses d’Avril, où Lénine tout juste arrivé dans la capitale de la Russie après un long exil, formule un projet de transition vers le socialisme ; l’autre est la Décision en seize points du Parti communiste chinois d’août 1966 donnant des directives pour la Révolution culturelle, décision en partie rédigée par Mao Tsé-Toung, que Badiou associe à la Commune de Shanghai qui dura vingt jours en février 1967 [1].
Ces moments révolutionnaires du XXe siècle sont vigoureusement valorisés par référence à une révolution du XIXe siècle, la Commune de Paris qu’ils auraient « ressuscitée » : Lénine ne veut-il pas, en avril 17, impulser un « État-Commune » tandis que les Gardes Rouges de Shanghai font de la Commune de Paris leur idéal ? Ainsi la révolution « communiste » apparaîtrait et mourrait en 1871 puis retrouverait la vie en 1917 et en 1967, comme un principe défiant la mort tel, disons, le Christ. Les deux révolutions ont échoué conduisant au rétablissement du capitalisme mais chacune a connu un moment où était présent l’esprit de la Commune dont l’intellectuel maoïste espère qu’il reviendra.
Les brefs moments communistes de l’histoire sont pris dans une durée immense que Badiou replace dans la destiné de l’humanité. Celle-ci a une identité parce qu’elle est composée de bipèdes sans plumes, sexués, dont la durée de vie est limitée. Elle a connu, une « révolution » fondamentale sur plusieurs millénaires : la révolution néolithique qui vit l’apparition de l’agriculture sédentaire, de l’écriture, de la division en classes et de l’État. Sans qu’il s’y réfère on voit que Badiou fait des variations par rapport à l’ouvrage d’Engels sur l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Mais alors qu’Engels comme Marx parlaient de « révolutions » pour des moments de renversement de la classe dominante au profit d’une autre, Badiou utilise avant tout le mot pour les épisodes qui s’opposent à la première révolution de l’histoire, la néolithique. Ainsi pour lui la révolution russe d’Octobre parce qu’elle aurait voulu le déclin de l’État, qu’elle aurait visé à la gestion de la production par tous ceux qui travaillent, et que donc elle aurait été, même brièvement, communiste, constitue la première « victoire dans l’histoire d’une révolution postnéolithique ».
Au regard d’une telle révolution, Badiou ne considère pas du tout comme une révolution majeure celle de février qui renversa le tsarisme, donna aux Russes hommes et femmes le droit de vote et la citoyenneté quelque soit leur religion, et qui prévit de réunir une Assemblée constituante mais qui continua la guerre. De la même façon, s’il sauve dans la Révolution française la Convention montagnarde, il n’a aucune considération pour 1789 ni en général pour les systèmes représentatifs et les droits de l’homme et du citoyen.
Contrairement à ce qu’affirme Badiou, jamais Lénine n’a cherché à laisser les soviets, que ce soit dans l’armée ou les usines, augmenter leurs compétences indépendamment du parti, mais il a toujours cherché à ce que le parti les subordonne.
Pour soutenir son analyse d’octobre 1917 Badiou se focalise sur les Thèses d’avril sans s’intéresser à l’ensemble bien plus large des textes du leader bolchévik entre février et octobre 1917, ce qui lui permet de soutenir que Lénine voulait donner « tout le pouvoir aux soviets », ce qu’il valorise car il considère que la forme parti est dangereuse pour la révolution, que ce soit en Russie, en Chine et partout. Mais en l’occurrence Badiou confond un mot d’ordre avec le projet léniniste qui n’entendait pas que le parti bolchévik abandonne la direction rigoureuse du processus révolutionnaire aux soviets. Certes dans les Thèses d’Avril cet ensemble de notes, qui lui servirent aussi pour des discours à des bolchéviks, Lénine ne mentionne le parti qu’au passage notamment pour appeler à son renforcement dans les soviets et pour préconiser qu’il change son nom de « Parti ouvrier social-démocrate russe » en « Parti communiste » (ce qui sera fait un an plus tard et donnera « Parti communiste (bolchévik) de Russie) ».
Mais la raison de la discrétion sur le parti par Lénine vient de ce qu’il s’adressait dans la Pravda, où le texte a été publié, aux militants du parti pour qui sa prééminence était acquise et surtout dans la bouche de leur leader qui s’en était toujours fait le champion. Faute d’analyser les conditions de l’énonciation des propos de Lénine, Badiou les interprète abusivement. Considérons quelques mois après un autre texte : en octobre 1917 Lénine rédige quelques dizaines de page sous le titre : « Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? » [2]. Il y affirme que les 240 000 membres du parti pourront se substituer aux 130 000 propriétaires fonciers qui dirigent la Russie et qu’ils constitueront le nouvel appareil d’État socialiste. Peu après, une réunion de 12 dirigeants bolchéviks décident d’une insurrection pour saisir le pouvoir. Et quelques jours après, le 25 octobre, un organisme qu’ils ont constitué, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd, s’empare du pouvoir et impose sa dictature en soumettant le Congrès des soviets.
Donc Badiou écrit une histoire de la révolution russe d’une grande fragilité.
Contrairement à ce qu’affirme Badiou, jamais Lénine n’a cherché à laisser les soviets, que ce soit dans l’armée ou les usines, augmenter leurs compétences indépendamment du parti, mais il a toujours cherché à ce que le parti les subordonne. La prise du pouvoir en octobre ne fut en rien l’oeuvre des soviets, mais plutôt faite contre eux, ils devinrent ensuite la façade de son hégémonie : la dictature du prolétariat n’a pas été autre chose que la dictature du parti, ce qui fut revendiqué par Lénine et ses successeurs.
Donc Badiou écrit une histoire de la révolution russe d’une grande fragilité. Il soutient que le pouvoir a été concentré et la discipline du parti « violente » en raison de la guerre civile alors qu’on peut tout aussi bien estimer que le parti de Lénine en appelait à la guerre civile, indispensable et inévitable : pour Lénine elle était le sommet de la lutte des classes et il la valorisait depuis les années 1900, bien avant qu’elle ne soit effective. Par ailleurs Badiou avance que Lénine aurait voulu lutter contre la bureaucratie d’État en 1922 avec une « inspection ouvrière et paysanne » : il se trouve que cette formule que Badiou met entre guillemets étaient non un principe général mais un ministère de l’État soviétique, dirigé par Staline, que Lénine, peu avant d’être terrassé par la maladie, voulait renforcer en la fusionnant avec l’élite du parti bolchévik.
La lutte de Lénine contre la bureaucratie d’État et du parti ne l’a jamais conduit à remettre en question la dictature du parti si bien qu’il voulait non pas un parti plus faible mais plus centralisé autour d’une poignée de militants pour mieux exercer sa dictature. Enfin Badiou qui, bien sûr, ne s’intéresse pas aux ordres de Lénine quant à l’ouverture du premier camp de concentration (en août 1918) ne mentionne nulle part la Tchéka : j’ai pu établir, en m’appuyant sur les travaux d’autres historiens, qu’elle était à 90% formé de militants communistes et, du coup, le parti comportait en son sein un pourcentage élevé de tchékistes (environ 10%, soit plus que d’ouvriers de la grande industrie) [3]. Bien loin de chercher à faire dépérir l’État, Lénine et tous les bolchéviks ont voulu qu’il soit puissant par ses appareils de répression, armée et police, contrôlés par le parti unique. Et ainsi il n’y a pas eu comme le veut Badiou une coupure entre la phase initiale de la révolution russe et la période de Staline : entre 1917 et 1924 a été forgée la panoplie que Staline utilisera au maximum.
Alors que bien des points de l’histoire et de la sociologie des deux révolutions donnent lieu à des débats vifs, Badiou avance sans coup férir son point de vue sans jamais chercher à réfuter les arguments opposés à sa thèse : lui qui se réclame de la dialectique aurait pu entreprendre de contredire les hypothèses contraires à la sienne. Ainsi dans ses réflexions sur le culte de la personnalité de Mao, qu’il excuse, il soutient qu’un tel culte s’est affirmé dans les années trente à l’époque de Staline. Mais plusieurs auteurs ont une version différente. Ainsi la professeure américaine Nina Tumarkin a consacré un ouvrage au culte de Lénine en URSS, lequel a commencé de son vivant et a servi d’étayage à celui de Staline [4]. Badiou sait-il que Lénine participa aux cérémonies pour fêter son 50 anniversaire où il fut célébré par Trotski et Staline et où il fit un discours participant ainsi à son autocélébration ?
Le trait commun à la politique de Mao Tsé-Toung, Lénine, Staline, Trotski ou Dzerjinski est que tous prônent le combat acharné contre des ennemis armés qui s’opposent ouvertement aux communistes.
Venons-en à l’interprétation par Badiou de la révolution chinoise et particulièrement de la révolution culturelle qui n’est pas un domaine où j’ai des compétences spécifiques et que donc je commenterai brièvement. Et d’autant plus que les pages que Badiou y consacre sont souvent allusives : par exemple que faut-il entendre lors de la révolution culturelle par « gauche », « centre », « droite » et « ultragauche » laquelle n’a pas la sympathie de l’auteur et à qui il reproche ses violences ? Badiou renvoie à plusieurs textes de Mao qui utilisent pour l’analyse politique la notion de contradiction en distinguant les « contradictions antagonistes » et celles qui ne le sont pas. Les premières opposent le camp des communistes à ses ennemis (les Japonais puis les impérialistes américains et leur « laquais ») alors que les contradictions non antagonistes se situent au sein du peuple, groupe dont les éléments varient selon la phase de l’histoire : les « dogmatiques “de gauche“ » dit Mao confondent les contradictions au sein du peuple avec les contradictions avec les ennemis et traitent une partie du peuple de façon inadéquate. « Gauche » et « droite » ont donc un sens par rapport à la logique des contradictions.
La politique de Mao est un art de déterminer judicieusement le type de contradictions et ainsi dans la traduction française De la juste solution des contradictions au sein du peuple (1957) [5] on lit qu’il faut savoir établir « la démarcation » avec l’ennemi. Mais on peut aussi remarquer l’importance que Mao, dans ce texte, accorde à la lutte « pour l’élimination des contre révolutionnaires et autres criminels » qui exige une attention pour ce qui est du fonctionnement de « tous les services de sureté publique », notamment des « prisons et des établissements de rééducation par le travail ». Et dans le texte spécifique que présente Badiou La décision du comité central du parti communiste chinois d’août 1966 (qui reprend les thèmes de La juste solution) on lit : « Qui sont nos ennemis, qui sont nos amis ? C’est là une question d’une importance primordiale pour la révolution, c’est là également une question d’une importance primordiale pour la grande Révolution culturelle. » Une telle formulation, que Badiou ne cite pas, invite à un rapprochement avec Carl Schmitt, et sa définition de la politique comme discrimination entre l’ami et l’ennemi. Badiou n’évite pas la question mais il effectue une parade pour juger mal fondée cette assimilation entre la théorie de Schmitt et la « pensée Mao Tsé-Toung ». Cependant la raison qu’il avance est discutable car il affirme que la discrimination entre ami et ennemi n’est pas « l’essence » de la politique chez le leader chinois. L’on pourrait plaisanter en disant qu’elle est son existence ! Mais surtout on doit bien souligner que le trait commun à la politique de Mao Tsé-Toung, Lénine, Staline, Trotski ou Dzerjinski est que tous prônent le combat acharné contre des ennemis armés qui s’opposent ouvertement aux communistes tandis, qu’ils appellent aussi à l’éradication de groupes ou d’individus accusés d’être objectivement des criminels et qui sont qualifiés par exemple de parasites ou de saboteurs.
Dans son livre, Badiou avance qu’il existe deux sens à « politique ». Le mot peut renvoyer à l’exercice du pouvoir, ce qui veut dire à l’appareil d’État, mais, dans un autre sens qu’il valorise, le terme est défini par une « division des populations autour de ce qui constitue son propre objectif », un désaccord qui n’est pas superficiel mais irréconciliable et distingue « deux voies opposées », comme le communisme de Lénine ou de Mao. Et Badiou élude la violence que cette « discorde » peut entraîner et légitimer alors que tout son livre va dans le sens de son acceptation. Il n’appelle pas à la transformation de la politique en guerre (civile ou extérieure) mais les cas qu’il prend comme exemplaires, la révolution d’Octobre, la Révolution culturelle ont bien conduit à des guerres civiles. On ne dira certainement pas que la guerre est toujours à proscrire mais l’on peut aussi définir la politique comme autre chose qu’une forme de continuation de la guerre.
Dévalorisant la politique comme lutte pour le pouvoir d’État, Badiou est conduit à une forme d’attentisme. Revenons à la conception du temps qu’il offre. Il voit dans la révolution néolithique comme une série d’aliénations qui ont séparé l’homme de lui-même, ce qui fait écho à certains textes de Marx sur la perte de son essence générique par l’homme. A certains moments, brefs, l’unité de l’espèce s’est manifestée (la Commune de Paris, 1917 en Russie, Shanghai en 1967) mais une seconde révolution adviendra qui restaurera « l’unité primordiale de l’humanité » « dans les siècles en cours ou, s’il le faut, les millénaires en cours ». L’avènement de l’homme risque donc d’être très lointain et, comme la société capitaliste et la démocratie représentative ne semblent guère amendables, on est réduit à une sorte de passivité face à un monde qu’il semble impossible de transformer et qu’on peut seulement interpréter.