L’ère de la fiction sociologique ? – à propos des nouveaux romans de Bégaudeau et Filippetti
La sociologie, science des régularités, a depuis longtemps mis au jour la loi d’airain de l’homologie sociale, qui est la condition de la reproduction de la société. Qui se ressemble s’assemble : l’adage s’appuie désormais sur une assise statistique incontestable et franchement désespérante. L’homogamie en reste le premier indicateur : en 2011, seuls 2,8% des ouvriers vivaient avec une femme cadre supérieur, alors que 4% des bac + 5 cohabitaient avec une femme sans diplôme. Le choix du conjoint est un choix fort contraint, en dépit de la généralisation du mariage dit d’amour. On aime d’abord dans sa classe, car on aime d’abord sa classe dans l’hexis corporelle du partenaire.
L’art et la littérature ne sont pas soumis aux mêmes contraintes : on peut y expérimenter des rencontres improbables, le schème le plus connu étant celui du prince et de la bergère, dont la passion vient brouiller les règles cruelles de l’immobilité sociale. Si, à l’âge classique, Don Juan est aussi scandaleux, ce n’est pas parce qu’il séduit des jeunes femmes qui ne sont pas de son milieu (tous les aristocrates font ça tout le temps), mais parce qu’il les place sur un pied d’égalité sociale qui contrevient à la règle de base d’une société d’ordres bien plus qu’à la morale sexuelle. Les amours ancillaires sont légion dans la réalité et l’on en fait rarement une affaire. La fiction apparaît ici comme une expérimentation sur les barrières sociales, laquelle s’appuie sur la magie de rencontres improbables. Le plaisir renouvelé de ce qui pourrait ressembler à un poncif doit être expliqué par l’excitation qui naît de la subversion, même temporaire, des routines sociales. Il y a une autre dimension dans ce jeu : celui de la transgression des normes imposées et de la production d’un univers secret que les homologues de l’un et l’autre partenaires ne seront jamais à même de percevoir.
Deux romans récents, œuvre d’écrivains aux trajectoires à peu près parallèles, permettent de revenir sur les potentialités du schème de la rencontre improbable.
Les deux ouvrages récemment publiés n’ont en commun que le schème narratif de l’interaction socialement improbable.
Aurélie Filippetti et François Bégaudeau ont publié leur premier roman au même moment, en 2003. Quoique de facture fort différente, Les derniers jours de la classe ouvrière (Filippetti) et Jouer juste (Bégaudeau), avaient en commun leur ancrage provincial et populaire. Ils répondaient chacun à sa façon, à la question posée fin 1964 à Jean-Paul Sartre et à quelques autres par le cercle des étudiants communistes : que peut la littérature ? se situant à égale (et bonne) distance de la littérature engagée et de la littérature formaliste, qui occupaient le centre du terrain au milieu des années 1960. La ligne de démarcation entre réalité et fiction s’y faisait plus ténue, et les procédés littéraires pouvaient à tel ou tel moment relever de l’autofiction. La question importe assez peu ici de faire le départ entre la base réelle (les « vrais » protagonistes de l’histoire) et le travail de la fiction. On peut laisser ça aux magazines people, qui y cherchent des clés évidentes qui d’ailleurs n’ouvrent aucune porte littéraire ou politique.
Les deux ouvrages récemment publiés n’ont en commun que le schème narratif de l’interaction socialement improbable. Dans Les Idéaux, d’Aurélie Filippetti, il s’agit de la passion amoureuse de deux députés, l’un de droite, l’autre de gauche, qui ont une double particularité : d’un côté, ils concentrent au plus haut degré les propriétés sociales de leur classe respective (l’un est un aristocrate de vieille roche, l’autre est fille de prolétaires). D’un autre côté, la surcharge symbolique dont ils sont affectés (ils sont plus vrais que nature, si l’on peut dire) les éloigne des groupes auxquels ils sont affiliés : il y a peu d’aristocrates chez les républicains et peu de filles d’ouvrier chez les socialistes.
Les sociologues le savent bien, qui notent que la translation vers le haut des origines sociales des parlementaires, particulièrement de gauche, n’a pas été sans effet sur la transformation des agendas politiques. Ni l’une ni l’autre n’entrent dans la définition stricte de la noblesse d’État, pour reprendre la qualification de Pierre Bourdieu : ils n’ont pas fait l’ENA et ils ont eu une vie en dehors de la politique. Pour autant, ils croient en la politique plus que les autres. Les bases de leur croyance sont antagoniques : l’homme fait preuve d’un conservatisme durci à la flamme du catholicisme provincial ; la femme reste fidèle aux idéaux de la classe ouvrière organisée, bien qu’elle sache, comme elle l’a exprimé dans son premier roman, que celle-ci est allée, non pas au paradis, mais au cimetière.
Les Idéaux est le roman de l’anti-cynisme. Cela se remarque au style, que certains critiques ont moqué, car il travaille à éliminer toute forme de distanciation ou d’ironie. Un lecteur mal intentionné pourrait s’attendre que l’homme réactionnaire apparaisse dans ses ridicules de catholique pratiquant laissant sa famille nombreuse en province, où que l’on puisse sourire de la naïveté de la femme, qui croit encore que la gauche est de gauche. Aurélie Filippetti refuse systématiquement la dérision et la distance au rôle. C’est un parti constant du livre : il témoigne de la ténacité ou de la « teigneusité » de la narratrice. L’usage constant de l’imparfait et le tressage constant du « il » et du « elle » donnent un caractère implacable au compte rendu. Les amoureux sont à la fois de purs politiques et des marginaux complets au cœur de l’Assemblée nationale, lieu de tous les arrangements avec les idéaux.
Que peut l’amour ? Pas grand-chose. On le savait déjà. Que peut la littérature ? Peut-être un peu plus, quand on l’équipe de l’acuité sociologique dont Aurélie Filippetti fait preuve.
Chemin faisant, l’auteure décrit avec une terrible efficacité les modes de fonctionnement du lieu central de la représentation nationale, à la fois théâtre solennel de la démocratie en acte et expression du vaudeville du pouvoir. Le plus saisissant est le compte rendu de l’apprentissage hyper-violent du métier de ministre : la femme à laquelle on assigne ce rôle reste une femme, identifiée quelque part entre la gourgandine et la bécasse de province, car les hommes de gauche au pouvoir restent des hommes. La quadragénaire indépendante n’a pas le capital social et politique de ses interlocuteurs. Elle est donc, constamment, une proie. La dimension prédatrice de la politique masculine apparaît ici sans fard théorique, car Les Idéaux, contrairement à ce que peut laisser croire le titre, n’est pas un roman à thèse. La densité descriptive reste forte. Le goût pour la vignette, concentré de réalité, si présent dans le premier roman de l’auteure, garde ici toute sa force.
Le lieu de la rencontre, c’est le rapport non cynique à la politique. « Il ne présentait aucun des symptômes du cynisme, elle n’avait aucun goût pour la désinvolture. Loin l’un de l’autre, ils voyaient du monde, travaillaient avec acharnement, discutaient sans fin et semblaient se préoccuper du pays. Avec l’âge, ils avaient appris à mieux résister à la courtisanerie. À quarante ans, elle conservait une part de naïveté dont son expérience de dix ans plus longue le prémunissait. Ils pouvaient passer des moments très heureux dans l’oubli total l’un de l’autre, sachant avec certitude que reviendraient le jour et l’heure où ils seraient tous deux seuls l’un contre l’autre » (p. 14).
Une histoire d’amour, fût-elle intense, ne fait jamais un bon roman. Ce qui fait l’intérêt du livre, c’est sa dimension de roman d’apprentissage : la politique ne se résume pas à l’idéal que l’on croyait. Le constat n’a rien d’original : il constitue la trame de toute expérience sociale. Pensez aux romans universitaires, où la mesquinerie des héros de la vie intellectuelle contamine l’opinion qu’on peut avoir de leur œuvre. De même, le fait qu’il n’ y ait pas de happy ending, qui se matérialiserait sous la forme de la constitution d’un idéal commun, par exemple un gaullo-socialisme, et de l’installation de l’amour dans la durée, ne sont pas inhérents au caractère contre-intuitif de la rencontre.
Les histoires d’amour finissent mal en général, et là n’est pas le point. Aurélie Filippetti reste constamment sobre sur la nature de cet amour : les scènes d’intimité sont traitées à la vitesse du raccourci stendhalien, comme si tout l’appareillage de la romance était pris comme allant de soi, taken for granted. Que peut l’amour ? Pas grand-chose. On le savait déjà. Que peut la littérature ? Peut-être un peu plus, quand on l’équipe de l’acuité sociologique dont Aurélie Filippetti fait preuve. On a quelquefois lu ce roman comme l’expression d’une vertu outragée contre les maléfices de la politique politicienne. Il est possible d’y voir, heureusement, autre chose : l’analyse des limites actuelles de la représentation politique et la nécessité, pour ne pas succomber au cynisme, de se livrer à de nouvelles expérimentations démocratiques.
Si les dominés sont les éternels perdants, ils n’en sont pas moins capables de saisir la réalité de leur situation.
Le roman de François Bégaudeau, En guerre, a recours à de tout autres procédés narratifs. Ici, il n’ y a pas d’idéaux. La comédie sociale y comporte sa dose de cynisme, et les caractères, qui sont mus par des forces qui les dépassent, n’ont guère le loisir de penser à leurs idéaux, dans un monde qui a multiplié les vies minimales. La rencontre entre Romain Praisse, chargé de mission culturelle plus vrai que nature, et Louisa Makhloufi, manutentionnaire dans un entrepôt d’Amazon qui cumule les handicaps, n’aurait jamais dû se produire. Elle a lieu à la faveur d’une rencontre dans un club, le Joining (l’auteur n’y va jamais avec le dos de la cuiller, c’est ce qui fait le charme du livre).
Les choses se passent comme ça :
« T’as jamais rencontré de Romain ?
Si, une fois dans une boîte.
Le 6 novembre 2015 ?
À 1h52.
Et à partir de là ta vie a changé.
Exactement.
Et toi ?
Et moi ça va.
Tu t’appelles Romain aussi ?
Non, Louisa
Jolie fille, joli prénom.
C’est un proverbe ?
Oui. Hongrois.
Ça se vérifie pas à tous les coups.
Si, à tous les coups.
Non.
Exemple ?
Exemple Romain. C’est moche.
Moche prénom, joli garçon.
Voilà.
Elle sourit.
La jonction est faite » (p. 109-110)
Il s’agit bien d’une jonction dont la dimension sexuelle est fortement soulignée, à la différence du roman Les Idéaux. Celle-ci ne peut manquer de primer sur la relation culturelle, puisque l’écart est trop grand entre la lectrice du roman de Rihanna (comment réussir quand en est pauvre) et l’admirateur de Denis Podalydès. En bon lecteur de la Distinction, l’auteur connaît l’abîme qui sépare les cultures de classe, mais ce n’est pas cet écart qui rend la relation impossible.
Contrairement à la lecture que font certains critiques pressés de fustiger la dimension sociologique de l’ouvrage, il faut dire ici que l’on chercherait en vain l’expression pure et simple d’une domination de classe : Romain est souvent aussi perdu devant les références symboliques de sa nouvelle amie que celle-ci est incapable d’identifier les marqueurs culturels que Romain prend comme allant de soi en tant que professionnel du domaine. Au misérabilisme qu’on associe souvent à La Misère du monde, Bégaudeau préfère l’inventaire des dissonances culturelles, ce qui le rapproche plus de Jean-Claude Passeron ou de Bernard Lahire.
Les interactions entre les deux improbables amants sont souvent de l’ordre du burlesque, comme une bonne partie des scènes qui ont lieu dans l’espace urbain périphérique où ils ne cessent de se déplacer. En guerre est un roman de la circulation suburbaine, entre voitures d’occasion achetées à crédit et motocyclettes bricolées : les personnages bougent tout le temps entre friches et zones industrielles en perpétuelle restructuration. Si les dominés sont les éternels perdants, ils n’en sont pas moins capables de saisir la réalité de leur situation. Le sens de la dérision est permanent, comme dans le cas du refus qu’on oppose à un individu d’entrer au Joining et qui se présente vainement comme le frère de François Hollande (« je l’ai encore vu hier, il va bien, à part le chômage »).
La fiction, fût-elle en partie autofiction, est-elle l’avenir des sciences sociales ?
L’originalité du livre est plutôt d’associer une description très crue de la réalité sociale française contemporaine, du précariat et du chômage, lequel prend une dimension tragique avec le suicide du compagnon de Louisa, Cristiano Cunhal, qui incarne à lui seul les cohortes d’ouvriers sacrifiés, avec une mise en forme qui a pour ressort la prise de distance relative avec les conditions objectives de l’existence. Certes, le thème continu est celui de l’acceptation plutôt fataliste de la réalité. Louisa va de contrat d’un jour en contrat d’un jour pour des travaux d’hôtesse et semble accepter sa condition. Toute forme d’organisation collective semble appartenir au passé.
Dans ce monde dévasté, il reste la possibilité de jouer sur les mots, comme le montre la partie de ping-pong verbal au Joining citée plus haut. Le narrateur développe ses jeux de langage en même temps que ses personnages. La distance au rôle, pour parler comme Goffman, contribue d’une certaine façon à rendre l’insupportable supportable, et à éviter le voyeurisme misérabiliste du lecteur, dont on peut raisonnablement supposer qu’il appartient à la classe moyenne et lit régulièrement Télérama. Bégaudeau est capable de décrire la brutalité du monde contemporain, qui tend à interdire toute forme d’agency, y compris aux membres des classes moyennes : Romain apparaît souvent aussi paumé que Louisa.
Les classes moyennes sont saisies, notamment lors de soirées avinées agrémentées d’échanges de banalités, par une anxiété permanente là où l’on attendrait de la certitudo sui. Ces groupes sociaux, qui maîtrisent impeccablement les codes culturels, n’en sont pas moins menacés par la précarité et le déclassement. Si l’amour de Louisa et de Romain est impossible, c’est peut-être qu’au-delà de l’attraction sexuelle, il n’a jamais commencé.
Ces deux romans sont appuyés sur une véritable information sociologique, ce qui témoigne au moins de la percolation de la discipline dans le monde social. On le doit en bonne partie à la notoriété extra-académique de Pierre Bourdieu, qui s’est souvent rêvé en artiste. La fiction, fût-elle en partie autofiction, est-elle l’avenir des sciences sociales ? Le tournant culturel de nos disciplines, en mettant en question les certitudes de l’analyse quantitative, comme le rappelle Cyril Lemieux dans son récent livre sur la Sociologie pragmatique, nous a rapprochés des littérateurs, dont nous empruntons les modes narratifs sans pour autant supprimer la référence au réel qui garantit la véracité, ou au moins la vérisimilitude, de nos énoncés. Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit, avait coutume de dire aux auteurs de la série dirigée par Bourdieu, le Sens commun, quand il les recevait dans son bureau exigu de la rue Bernard Palissy : vous êtes les héritiers des romanciers du XIXe siècle, de Balzac à Zola.
Aujourd’hui la littérature a mieux à faire que de rendre compte du réel à la manière de l’État–civil, mais la tâche est indispensable. En 2018, les recherches formelles du nouveau roman ont vécu, et la littérature a intégré une forte dimension documentaire. Plusieurs sociologues ont recours à la fiction pour exprimer leur vision du monde. C’est le cas de Randall Collins, l’un des deux ou trois plus grands sociologues américains vivants, qui vient de publier Civil War Two, ou plus près de nous de Christine Détrez (My Bloody Valentine) et de Kaoutar Harchi (L’ampleur du saccage), sociologues de haut vol et romancières intrépides. La question est de savoir où tracer la frontière : c’est à l’évidence un enjeu déterminant pour l’avenir des sciences sociales.
En guerre, François Bégaudeau, Paris, Verticales, 2018
Les idéaux, Aurélie Filippetti, Paris, Fayard, 2018