Documentaire

Quand le capitalisme travaille nos nuits : à propos de Rêver sous le capitalisme, de Sophie Bruneau

Sociologue

Si le capitalisme n’a rien d’onirique, il impose néanmoins aux individus un ordre social suffisamment puissant pour contaminer leurs songes. Ce sont les confessions de rêveurs que Sophie Bruneau filme dans son documentaire Rêver sous le capitalisme qui sera diffusé sur arte ce lundi 8 novembre. Autant de récits cauchemardesques et de sommeils empoisonnés par l’angoisse de la précarité, les impératifs de productivité, les humiliations.

À partir de 1933, alors que le régime nazi vient de s’installer en Allemagne, une jeune journaliste (elle n’a alors que 26 ans), juive et membre du parti communiste allemand, Charlotte Pollack (née Aron), commence à recueillir les récits de rêves d’une série de ses compatriotes. Interdite d’exercer son métier de journaliste par le nouveau pouvoir, elle entend témoigner de ce que le nazisme fait psychiquement à celles et ceux qui en sont les victimes. Les récits de rêves qu’elle collecte montrent que la scène onirique est le théâtre de tous les sentiments de dépossession, de dépersonnalisation, d’humiliation, de soumission ou de culpabilité, mais aussi de fascination ou d’attraction ambivalentes ressenties à l’égard de l’autorité, liés à la progressive mise en place d’un pouvoir totalitaire.

Les rêveuses et rêveurs s’imaginent écoutés au cœur même de leur espace privé par des autorités qui ont placé des microphones partout ; ils se voient scrutés dans leurs pensées les plus intimes et rêvent que les murs de leur appartement comme ceux des habitations voisines ont disparu ; surveillés en permanence, ils se sentent agressés par les hurlements de haut-parleurs, par des images et des slogans politiques ou des uniformes militaires ; enfin, paralysés par la peur ou l’angoisse, ils se rêvent souvent dociles, pliant devant l’autorité et se sentant comme soulagés de se voir adopter une attitude conformiste. Le rêve alerte et prévient du danger, autant qu’il intériorise et accepte la brutale réalité qui s’impose à lui.

Ce n’est qu’en 1966 que la journaliste désormais connue sous le nom de Charlotte Beradt, exilée aux États-Unis depuis 1939 avec son second mari, Martin Beradt (avocat et écrivain), publie ce recueil de rêves d’une valeur historique inestimable. Celui-ci témoigne du fait que la sphère politique envahit la subjectivité des citoyens et colonise l’intime, jusque dans les moments où l’être humain semble pourtant retiré de la société et de ses contraintes directes. D


[1] Livre traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, en 1981, aux éditions Payot.

[2] C. Beradt, Rêver sous le IIIeReich, op. cit, p. 47. L’auteure, qui a été la traductrice d’Hannah Arendt, emprunte à la philosophe la notion de « domination totale ».

[3] La première diffusion à la télévision aura lieu sur Arte le 8 octobre 2018, puis le film sortira en salles en France courant novembre (notamment à l’Espace Saint-Michel à Paris).

[4] Sophie Bruneau a suivi quatre années d’études supérieures en sciences sociales à l’ULB, achevées en 1990 par un mémoire sur le documentaire social en Belgique (sous la direction de Luc de Heusch). Quelques années après avoir intégré une école de cinéma (INSAS), quittée avant la fin de la première année, elle reprend des études d’anthropologie sociale et d’ethnographie à l’EHESS, en soutenant un mémoire de DEA (aujourd’hui Master 2) qui consistait en une étude comparative entre le sociologue Erving Goffman et le cinéaste documentariste Frederick Wiseman.

[5] Parmi la quinzaine de documentaires, on citera Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (2005), coréalisé avec Marc-Antoine Roudil, dans lequel la réalisatrice filmait quatre patients en arrêts de travail pour raisons professionnelles ; et La Corde du diable (2014), histoire sociale et politique du fil de fer barbelé.

[6] Je me permets de renvoyer sur ce point à Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2015.

[7] Erich Fromm parlait de la famille comme de « l’agence psychologique de la société »  (E. Fromm,La Crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale, Paris, Denoël-Gonthier, 1973, p. 152). Quant à la forme scolaire de relation d’apprentissage, elle est marquée par la variation des formes d’exercice du pouvoir. Cf. G. Vincent, L’École primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL/MSH, 1980.

[8] C. Beradt, Rêver sous le IIIeReich, op. 

Bernard Lahire

Sociologue, professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon (Centre Max-Weber)

Rayonnages

Télévision Culture

Notes

[1] Livre traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, en 1981, aux éditions Payot.

[2] C. Beradt, Rêver sous le IIIeReich, op. cit, p. 47. L’auteure, qui a été la traductrice d’Hannah Arendt, emprunte à la philosophe la notion de « domination totale ».

[3] La première diffusion à la télévision aura lieu sur Arte le 8 octobre 2018, puis le film sortira en salles en France courant novembre (notamment à l’Espace Saint-Michel à Paris).

[4] Sophie Bruneau a suivi quatre années d’études supérieures en sciences sociales à l’ULB, achevées en 1990 par un mémoire sur le documentaire social en Belgique (sous la direction de Luc de Heusch). Quelques années après avoir intégré une école de cinéma (INSAS), quittée avant la fin de la première année, elle reprend des études d’anthropologie sociale et d’ethnographie à l’EHESS, en soutenant un mémoire de DEA (aujourd’hui Master 2) qui consistait en une étude comparative entre le sociologue Erving Goffman et le cinéaste documentariste Frederick Wiseman.

[5] Parmi la quinzaine de documentaires, on citera Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (2005), coréalisé avec Marc-Antoine Roudil, dans lequel la réalisatrice filmait quatre patients en arrêts de travail pour raisons professionnelles ; et La Corde du diable (2014), histoire sociale et politique du fil de fer barbelé.

[6] Je me permets de renvoyer sur ce point à Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2015.

[7] Erich Fromm parlait de la famille comme de « l’agence psychologique de la société »  (E. Fromm,La Crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale, Paris, Denoël-Gonthier, 1973, p. 152). Quant à la forme scolaire de relation d’apprentissage, elle est marquée par la variation des formes d’exercice du pouvoir. Cf. G. Vincent, L’École primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL/MSH, 1980.

[8] C. Beradt, Rêver sous le IIIeReich, op.