Quand le capitalisme travaille nos nuits : à propos de Rêver sous le capitalisme, de Sophie Bruneau
À partir de 1933, alors que le régime nazi vient de s’installer en Allemagne, une jeune journaliste (elle n’a alors que 26 ans), juive et membre du parti communiste allemand, Charlotte Pollack (née Aron), commence à recueillir les récits de rêves d’une série de ses compatriotes. Interdite d’exercer son métier de journaliste par le nouveau pouvoir, elle entend témoigner de ce que le nazisme fait psychiquement à celles et ceux qui en sont les victimes. Les récits de rêves qu’elle collecte montrent que la scène onirique est le théâtre de tous les sentiments de dépossession, de dépersonnalisation, d’humiliation, de soumission ou de culpabilité, mais aussi de fascination ou d’attraction ambivalentes ressenties à l’égard de l’autorité, liés à la progressive mise en place d’un pouvoir totalitaire.

Les rêveuses et rêveurs s’imaginent écoutés au cœur même de leur espace privé par des autorités qui ont placé des microphones partout ; ils se voient scrutés dans leurs pensées les plus intimes et rêvent que les murs de leur appartement comme ceux des habitations voisines ont disparu ; surveillés en permanence, ils se sentent agressés par les hurlements de haut-parleurs, par des images et des slogans politiques ou des uniformes militaires ; enfin, paralysés par la peur ou l’angoisse, ils se rêvent souvent dociles, pliant devant l’autorité et se sentant comme soulagés de se voir adopter une attitude conformiste. Le rêve alerte et prévient du danger, autant qu’il intériorise et accepte la brutale réalité qui s’impose à lui.
Ce n’est qu’en 1966 que la journaliste désormais connue sous le nom de Charlotte Beradt, exilée aux États-Unis depuis 1939 avec son second mari, Martin Beradt (avocat et écrivain), publie ce recueil de rêves d’une valeur historique inestimable. Celui-ci témoigne du fait que la sphère politique envahit la subjectivité des citoyens et colonise l’intime, jusque dans les moments où l’être humain semble pourtant retiré de la société et de ses contraintes directes. D