Ça raconte Sarah, fulgurance d’un premier roman
On a lu bien des romans d’amour, mais aucun ne vibre comme celui de Pauline Delabroy-Allard. Écrit au rythme d’un cœur affolé, ce premier roman a un charme vif et intense. Il raconte la passion frémissante qui submerge deux femmes par surprise, après leur rencontre fortuite lors d’un réveillon un peu guindé : la narratrice qui a une petite fille et enseigne dans un lycée, et Sarah, violoniste virtuose dans un quatuor à cordes, extraordinaire personnage, aussi géniale qu’impossible.
« Ça raconte Sarah » : l’écho sonore du titre est à l’image du livre, une chambre de résonance musicale de leur amour, qui dessine le portrait en mouvement de la jeune musicienne. Composé en deux volets, le roman raconte d’abord le tumulte de la relation amoureuse tandis que la suite est consacrée à l’épreuve du deuil, éprouvé par la narratrice exilée en Italie. Alors que dans la première partie, le pronom « elle », souvent en début des phrases, donne une impulsion un peu durassienne, mais en plus fougueux, en plus tonique, c’est le pronom « je » qui lui succède dans la deuxième moitié du livre, plus introspective.
Mais ce livre, s’il constitue une sorte d’hommage posthume, est un anti-tombeau : il est tout entier composé d’éclats de vie, d’élans frémissants, de désirs aigus. Pauline Delabroy-Allard réussit un exercice de style impressionnant, car l’ensemble du roman forme le portrait vibrant de Sarah. « Ça raconte Sarah, sa beauté mystérieuse, son nez cassant de doux rapace, ses yeux comme des cailloux, verts, mais non, pas verts, ses yeux d’une couleur insolite, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte Sarah la fougue, Sarah la passion, Sarah le soufre, ça raconte le moment précis où l’allumette craque, le moment précis où le bout de bois devient feu, où l’étincelle illumine la nuit, où du néant jaillit la brûlure. »
En contrepoint, on devine aussi la personnalité de la narratrice aussi fascinée et émerveillée par l’incandescente Sarah qu’elle se sent épuisée et dépassée par cette passion qui emporte toute sa vie raisonnable. L’empreinte féminine forte qui forme l’identité, la saveur du livre, s’enrichit du contraste prononcé entre les personnalités des deux amantes : cette différence crée aussi sa tension, et explique qu’il puisse fonctionner sans forcément utiliser tous les rebondissements d’une intrigue romanesque classique.
Au-delà du récit d’une aventure amoureuse transgressive et singulière, ce livre atteint le lecteur par l’intensité de la vie qu’il contient. Poétiquement sensuel et rythmé, il égrène au fil du récit les mille et une façon d’inventer le bonheur : la façon d’y rire à deux, la manière de regarder la neige ou une ville d’Italie, l’expérience de la musique, des baignades dans des vagues tempétueuses, jusqu’aux plats savoureux que mangent les héroïnes sont autant de moments lumineux où se vit l’amour, même si sa dimension physique, sexuelle, est tout aussi forte.
Le roman dit aussi les impasses de cette conception paroxystique de l’existence : la passion épuise, maintenir son intensité est impossible et la souffrance l’accompagne autant. Mais elle tient Sarah incroyablement vivante, dans ses excès et ses inconvenances fantasques, comme sa manie de réclamer dans les restaurants, qui fait rougir la narratrice. Le roman peut provoquer chez certains lecteurs une impression de fulgurance, dans sa façon notamment de décrire une forme de vivacité aigüe des moments vécus à deux, comme affolés : « Quand nous sommes ensemble, la vie va trop vite, à toute berzingue. Elle court et je cours derrière elle, dans les couloirs du métro, pour attraper les trains à l’heure, pour nous retrouver quand elle revient. » Est-ce un hasard si dans cette phrase, on ne sait plus si c’est Sarah qui court ou bien si c’est la vie ? Sarah devient la vie même.
Nous vivons ce désespoir au rythme des pulsations de sa narratrice perdue.
La deuxième partie du roman dit les troubles du chagrin en les liant à l’expérience d’un voyage, qui est aussi une tentative de fuite pour se retrouver. Que s’est-il passé vraiment ce soir-là, au lendemain duquel la narratrice est partie ? Peut-on vraiment le savoir, puisque nous vivons ce désespoir au rythme des pulsations de sa narratrice perdue ? Les pouvoirs consolateurs de l’Italie, des Spritz pas chers et d’un appartement désuet à la vue magnifique seront-ils assez forts ? Sarah semble avoir contaminé la narratrice qui ne peut plus avoir qu’un rapport aigu à la vie, douloureux et intense : seule, elle a le courage de larguer les amarres et de vivre son chagrin en rupture avec sa vie réglée. Il peut se vivre avec la même intensité que l’amour.
Ce livre, pour certains de ses aspects, peut faire penser à La Chambre des époux d’Eric Reinhardt : ces deux romans contemporains associent avec la même audace l’amour et le cancer, le chagrin du deuil et l’Italie, tout en constituant des hymnes à la vie dans sa dimension la plus passionnée.
Ça raconte Sarah ne regorge pas de péripéties spectaculaires, et c’est aussi par la force d’un style inédit qu’il maintient le lecteur suspendu aux mouvements étonnants de cette passion. On se dit qu’on n’avait pas encore lu cette écriture-là, nulle part. Elle possède une fraîcheur et une inventivité qui font réellement du bien. Le récit est parcouru d’effets d’accumulation poétiques qui montrent la fantaisie virevoltante de Sarah, à travers la diversité irraisonnée de ses inventions quotidiennes. Le phrasé rythmé contient aussi certains refrains.
Rien de fabriqué dans les effets du livre alors qu’il s’agit pourtant d’un style appuyant certains procédés d’énumération ou d’écho, rien qui pourrait donner une impression d’artifice : c’est tout le contraire. Leur force est à la mesure de l’acuité des sensations vécues. J’ai particulièrement apprécié aussi les petits paragraphes documentaires, qui ponctuent l’histoire et apportent une couleur particulière à sa poésie en se détachant du récit. Il s’agit peut-être en même temps d’un clin d’œil au métier de la jeune romancière, qui est professeure-documentaliste dans un lycée.
Ça raconte Sarah aimante des lecteurs très différents et c’est bien là aussi un signe de sa force : il capte autant les habitués des Éditions de Minuit qu’un public plus large et plus jeune aussi, sans doute, si l’on en croit les réseaux sociaux. Sur les photos, l’apparence sage de Pauline Delabroy-Allard, que certains ont taxée mal à propos de « première de la classe » est bien trompeuse : cette jeune femme, en réalité, sait déclencher les tornades intérieures. C’est aussi la seule femme désormais à figurer sur la deuxième liste du prix Goncourt, et on lui souhaite le succès, car ce livre est une respiration sensuelle, une vive pluie d’orage dans le paysage littéraire contemporain.
Pauline Delabroy-Allard a capturé des éclats de vie intacts dans son récit en réussissant miraculeusement à ne pas les figer et c’est un livre qui réveille aussi le lecteur – pris par surprise dans son propre état de latence – en lui donnant le désir de rallumer dans sa propre existence des étincelles aussi vives.