Quand la peinture sort de sa toile : Art & Language à Montsoreau
Dans le bien nommé « triangle d’or viticole », dont deux des côtés seraient les AOC Bourgueil et Saumur, et l’hypoténuse Chinon, se dresse le fameux château de Montsoreau. Parmi les premières demeures de la Renaissance, entre forteresse et habitation domestique d’agrément, cette architecture devient célèbre grâce à l’écrivain Alexandre Dumas et à son héroïne Diane de Méridor, dite la Dame de Monsoreau, dans un feuilleton romanesque (1845-46) de plus de mille pages. Les pieds dans l’eau, cette bâtisse se dresse au confluent de la Loire et de la Vienne, dans un paysage de carte postale éminemment touristique. Le public y vient en nombre a priori davantage pour déambuler entre les vieilles pierres en tuffeau – le château est mitoyen d’un des plus beaux villages de France, Candes-Saint-Martin, et proche de l’abbaye de Fontevraud – que pour l’art contemporain.
Art & Language ou la stratégie de l’Alien
Une fois passé le seuil de l’entrée, une première salle donne le ton. Le premier élément qui frappe est la couleur des murs. Du blanc, et non pas du jaune calcaire propre au tuffeau, recouvre toutes les parois. Ce blanc semble neutraliser tous les espaces de monstration et renvoyer le visiteur à l’espace générique de la galerie d’art contemporain. « Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos. Quelque chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique : une chambre esthétique. » Cette citation du célèbre article de l’artiste Brian O’Doherthy dans la revue Artforum 14 (1976/03) [1] nous donnerait raison, mais un indice contredit cette première sensation. Les volets des fenêtres à croisées sont laissés ouverts, ce qui contredit la norme internationale dans laquelle les ouvertures, hormis la porte, sont bannies.
Philippe Méaille en a décidé autrement et a redonné de la lumière naturelle aux intérieurs du château, offrant au visiteur des points de vue sur la Loire (façade nord), et sur la cour (façade sud). Grâce aux nombreux coussièges, la contemplation du fleuve et la réflexion sont aisées.
Philippe Méaille est bien trop espiègle et respectueux des volontés d’accrochage de Michael Baldwin et de Mel Ramdsen, les deux membres encore en activité d’Art & Language, pour se contenter des poncifs de la modernité : nous verrons plus loin à quel point toute la démarche spéculative d’Art & Language procède de cette attaque en règle de tous les tenants et aboutissants du modernisme en art et en général.
Quand l’observateur s’approche des œuvres, il s’aperçoit que ce n’est pas de la peinture mais un enduit à la chaux qui recouvre les murs. Les différentes aspérités, les multiples petits accidents sur les cimaises, rappellent indéniablement les peintures blanches du Français Claude Bellegarde. Montrée fin 2016 chez Jousse Entreprise, l’huile sur toile Le temps perdu II, Temps C (1955) travaille la lumière par touches de différents blancs. Assimilé à l’École de Paris et à l’époque, dans un groupe « Dessins » dans lequel la peinture gestuelle est défendue, Bellegarde représente finalement tout ce pourquoi Art & Language s’est battu depuis plus de quarante ans. Inconsciemment ou pas, ce choix fonctionne à merveille. Car voir recouvert physiquement ce qui pourrait s’apparenter à de l’abstraction informelle, tendance plus blanc que blanc, par de nombreuses œuvres d’un des groupes les plus radicaux anti-art spectaculaire, anti-art informel pour la forme, ou encore, anti-art gestuel pour le geste, reste un moment de grande émotion esthétique, tout du moins pour celles et ceux qui demeurent sensibles à l’art conceptuel et à l’art minimal.
Dans cette première pièce dédiée à la collection d’Art & Language, placée à droite d’une fenêtre à meneaux, un miroir intrigue. Œuvre emblématique, Mirror Piece date de 1965 et semble être considérée par de nombreux spécialistes comme la première œuvre conceptuelle de l’histoire. Elle fut acquise par notre collectionneur obsessionnel en 1995. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un miroir principal composé en surface d’un verre flotté, et qui fait partie d’un groupe de miroirs – l’un d’entre eux mesure 30 par 45 cm. Toute la finesse et l’humour des artistes se matérialisent dans le phénomène bien connu du selfie [2]. En effet, il suffit de rester quelques minutes à proximité de l’œuvre pour assister inévitablement au spectacle de visiteurs qui se photographient devant le miroir. Le mot canadien pour qualifier le selfie résume finement la dérive du rapport social enclose dans cette pratique numérique : egoportrait.
Le phénomène de charge et de décharge d’une œuvre par le spectateur est un moyen recherché par Art & Language pour démontrer la dérive de l’objet d’art en gadget.
Non seulement, la répartition des différents miroirs dans l’espace est à la charge du curateur et permet de démultiplier les points de vue sur l’architecture intérieure du lieu tout en accentuant la présence du visiteur devenu acteur à part entière de l’exhibition, mais d’un autre côté, cette situation reflète l’un des échecs du grand projet moderne : celui de mettre fin à la tradition, notamment à celle des autoportraits dans la peinture.
Au niveau 1, dans une petite salle en fin de parcours de la collection, Air Conditionning Show(1966-67) a été construite à partir du dessin au crayon et à l’encre sur papier à petits carreaux. Comme un écho à Brian O’Doherty, le visiteur pénètre dans un volume blanc de dimensions standards et constate, après avoir fermé la porte, que seul un climatiseur mobile en fonctionnement se présente à lui. Avec une certaine ironie, Art & Language tourne en ridicule le lieu sacré dans lequel il expose. Comme le monstre de la saga cinématographique Alien, l’exposition parasite le corps qu’elle habite pour se fortifier.
Il est impossible ici de rendre compte de la variété des œuvres installées dans ce musée. Tous les supports à disposition en ce début de XXIe siècle sont convoqués, détournés et questionnés pour souligner leurs pouvoirs émotionnels, esthétiques et spéculatifs.
L’immense projet plastique du collectif ne peut se réduire au mélange de l’art et du langage ; les activités questionnent les formes, les concepts, l’histoire de l’art, et ce avec le désir d’un dialogue interne avec toute personne qui se dresse face à ces propositions dites artistiques. « (…) La conversation devait soit jouer un rôle nécessaire en tant qu’œuvre ou qu’agent dans sa production, soit porter un regard critique sur les conditions de sa présentation, distribution et consommation, ou les deux. » [3]
Lors de l’inauguration du musée, le vendredi 8 avril 2016, un chapiteau avait été dressé dans la cour. Pendant qu’une foule d’invités discutaient le verre à la main, quelques convives tentaient d’écouter une conversation entre trois hommes dénommés A, B et C, visiblement des membres d’Art & Language, et une femme, une certaine Victorine Meurend, l’intervieweuse. La discussion commença par un démarrage à chaud, sans présentation, puis tous les intervenants s’exprimèrent avec des mimiques dignes des meilleurs épisodes de Flying Circus (1969-1974) des Monty Python. Si vous prêtiez l’oreille aux questions-réponses de cet entretien, de nombreuses œuvres furent scrutées et débattues. A la fin, B dévoile la supercherie, annonce que tous les participants sont des acteurs, et que nous sommes « dans une installation théorique par le Jackson Pollock Bar ». Avant cette aventure, Victorine Meurend fut la tragique héroïne dans le livret d’opéra Victorine (1984), écrit par le collectif. Elle figure aux côtés de Courbet, Manet et face à l’étrange inspecteur de police Denis, impuissant. Son autre particularité consiste à regarder les nus féminins dans les peintures comme de vrais nus, et non comme des représentations.
L’humour, la distance, la précision montrent l’étendu des supports convoqués par ces « rigoureux rigolards », comme dirait l’artiste défunt François Morellet.
Contre le manque d’ouverture des peintres et des critiques (Greenberg, Fried)
Quand les membres d’Art & Language débutent, l’expressionnisme abstrait règne en maître sur la peinture et les États-Unis d’Amérique sur le monde occidental. En 1964, le déplacement du pouvoir esthétique à New York est acté à la Biennale de Venise par la remise d’un Lion d’Or à Robert Rauschenberg. La pensée analytique du nouveau monde (USA) tente de s’imposer à la pensée continentale (Europe). L’histoire retiendra que des enseignants de l’Université de Coventry – Terry Atkinson, David Bainbridge, Michael Baldwin, Harold Hurell, rejoints ensuite par Charles Harrison et Mel Ramdsen –, se regroupent autour d’une publication Art-Language The Journal of conceptual art. Dans le premier numéro, sorti en mai 1969, la guerre est déclarée à la peinture moderniste et au paradigme du « tout visuel ». Les membres du collectif revendiquent l’utilisation du langage du monde de l’art, de la philosophie comme forme d’art possible, au même titre, si ce n’est davantage, que les supports que sont la sculpture ou la peinture.
« Dans les années 1960, la question pour les peintres a été de se demander si, en se libérant d’un rapport technique à la peinture, ils auraient pu ou ils pourraient être amenés à développer, ou à faire une chose pour laquelle ils n’étaient pas prédestinés … comme par exemple, aller discuter avec le visiteur, parler de philosophie, de sociologie avec lui. Et surtout, faire en sorte que l’objet d’art rentre dans un rapport social, et récupère une portée sociale qu’il avait perdue avec la peinture et les pratiques des années 1950. »
Par ces mots, Philippe Méaille explique son attirance pour l’œuvre d’Art & Language et donne une interprétation possible à la lecture d’une exposition au titre singulier : 1968. Sparte rêve d’Athènes, dont il est le co-curateur avec Marie-Caroline Chaudruc, directrice du musée.
1968, HAL 9000, Sparte, Athènes, … que viennent-ils faire dans cette histoire ?
Le visuel qui accompagne le titre de l’exposition interroge d’autant plus le spectateur. Pourquoi l’œil du supercalculateur HAL [4] sert-il d’oriflamme à cette exposition sur la fin programmée de la peinture dans les années 1960 ? Au-delà du double anniversaire de Mai 68 et de la sortie en salles, en septembre de la même année, de 2001, l’Odysée de l’espace, ce choix se comprend par son graphisme à l’impact visuel très fort. Se référer au chef-d’œuvre de Stanley Kubrick s’avère néanmoins surprenant. Pensons au maître de Childwickbury et immédiatement alors nous viennent à l’esprit l’idée du cadre maitrisé et de l’œuvre esthétisée. Néanmoins, la méthode de travail analytique de Kubrick jumelée à son intérêt récurrent pour les moments de ruptures historiques (Révolutions, guerres, exploration spatiale, etc), le rapprochent du collectif Art & Language. Ses réponses dans l’entretien très marquant publié dans Playboy(1968/09) à propos de 2001, renforcent ce sentiment : « Quand un film a de la substance ou de la subtilité, on ne peut jamais en parler de manière complète. C’est souvent à côté de la plaque et forcément simpliste. La vérité a trop de facettes pour se résumer en cinq lignes. Généralement, si le travail est bon, rien de ce qu’on en dit n’est pertinent. » Ces lignes auraient pu être formulées lors d’une discussion spéculative par le collectif de la revue Art-Language.
Il en va de même de cette (non)explication volontaire qui renvoie à l’idée d’acte sociabilisant prôné par Art & Language : « Vous êtes libre de théoriser autant que vous voudrez sur le sens philosophique et allégorique du film – et une telle théorisation démontre qu’il est parvenu à atteindre son public en profondeur – mais je ne veux pas mettre noir sur blanc une cartographie de 2001 que chaque spectateur se sentirait obligé de suivre de peur de passer à côté. » Ainsi, quand le visiteur fait face aux propositions plastiques installées dans des lieux réservés à cet effet, ou pas, son esprit interrogateur est autant, voire davantage, sollicité que son plaisir contemplatif.
« Sparte rêve d’Athènes », l’interprétation d’un tel sous-titre laisse perplexe. Qui sont les Spartiates ? Les peintres … Qui sont les Athéniens ? Les autres … ou inversement. L’affrontement de ces deux puissances grecques pendant la guerre du Péloponnèse opposait les défenseurs de la démocratie athénienne contre l’oligarchie militaire de Sparte. Cette dernière a gagné et mit fin au pouvoir politique et à la suprématie de l’art athénien. Le titre « Sparte rêve d’Athènes » interpelle donc et, par cette facétie, oblige le visiteur à réfléchir et à se positionner par rapport à une vieille antienne : Êtes-vous totalement contre la peinture ? Ou s’agit-il d’une certaine forme de fascination / répulsion ?
Au-delà du tableau et de la peinture
Reprenons le cours de notre déambulation.
Une fois franchies les dernières marches du magnifique escalier à vis de style Renaissance, et après avoir levé les yeux afin d’observer une originale voûte en palmier à huit nervures, le visiteur observe, dans une nouvelle salle, une masse noire de plain-pied divisée en quatre blocs et autant d’entrées. Il s’agit de The Maze (1957-67), l’œuvre de l’artiste américain Tony Smith. Elle marque le début de l’exposition temporaire. Trois schémas et un texte de l’auteur nous informent sur la destination de cette micro-architecture. Comme son titre l’indique, la volonté de Tony Smith, architecte-artiste, est de nous faire cheminer dans un labyrinthe. L’œuvre ne se limite pas au périmètre des cimaises noires mais englobe toute l’architecture du lieu.
Il est difficile pour le visiteur de rester statique face à cet espace qui n’est « ni sculpture, ni monument », dixit Smith. Encore une fois le fantôme de Kubrick ressurgit dans la référence faite au grandiose tour de passe-passe opéré dans la séquence du labyrinthe dans The Shining (1980).On y voit Danny et sa mère Wendy entrer dans le labyrinthe végétal en face de l’hôtel Overlook, pendant que Jack, à l’intérieur de celui-ci, s’avance vers un modèle réduit du labyrinthe, et pendant que, par un effet de zoom avant dont seul Kubrick a le secret, nous distinguons sa femme et son fils. De la maquette du labyrinthe à son architecture, toutes les échelles de l’objet sont parcourues par les corps, l’esprit et les yeux, chez Kubrick comme chez Smith.
Une fois sorti du labyrinthe, le visiteur s’enfonce un peu plus dans le malaise. Dans la pénombre, une vidéo projette un enfant d’environ six ans tirant allègrement sur une cigarette. Différents plans cinématographiques alternent et accentuent ce sentiment de trouble. Le plaisir visiblement pris par l’enfant et son regard en gros plan, aux yeux très noirs, renforcent le mal-être. L’artiste américaine Maria Marshall utilise ses propres enfants pour soulever des questionnements sur la famille, sur la violence du monde faite aux enfants, sur leur place dans cette complexité généralisée. Les rapports sociaux entre le monde de l’enfance et le monde étrange des adultes sont à l’œuvre. Cette vidéo, datant de 1998, se nomme When I Grow Up I Want to be Cooker.
Après ce moment où la qualité plastique côtoie une certaine angoisse liée à la parenté, la grande salle suivante dans l’exposition engage d’autres qualités d’émotions et de réflexions. Victor Burgin triangule le sol à l’aide de trois cordes équidistantes. Sur deux cimaises à angles droits, se déploie tel une revue dans une rédaction d’hebdomadaire, le journal Culture Hero, du sous-estimé Les Levine. « Pour moi, la principale question, c’est l’esprit. Cette œuvre peut être très visuelle ou très conceptuelle, mais à long terme, ça ne fait pas de différence. » La place de ce travail dans l’exposition se comprend aisément : face à lui se déroule un mythique exemplaire de Every Building On The Sunset Trip de l’artiste américain Edward Ruscha, daté de 1966. On y voit une suite de photographies en noir et blanc, côtés pair et impair de la chaussée. Livre, sculpture, peinture ou photographie, cette œuvre s’inscrit dans une démarche mêlant Art Conceptuel, Land Art et graphisme.
1966 est une année charnière qui préfigure tous les événements planétaires de 1968. Le bouillonnement intellectuel y est intense : Les Mots et les Choses paraissent, Foucault et Deleuze publient à l’occasion de la parution des œuvres complètes de Nietzsche, Barthes, Levi-Strauss, Derrida, Genette, entre autres, emboîtent le pas et sortent leurs ouvrages matriciels. 1966 est aussi la date-clé de nombreuses ruptures artistiques et philosophiques, comme nous pouvons le voir ici. 66, année plastique aurait pu être le titre de l’exposition.
Succède ensuite à toutes ces œuvres un petit intermède pop qui prend la forme d’un présentoir supportant un moulage de genoux sur un socle noir et deux pochettes de disques. Cette paire de genoux intégrée dans un paysage londonien est sous vitre et sert de document graphique, prélude à un futur projet de colosse monumental à Londres. Il s’intitule London Kness. Claes Oldenburg l’a dessiné en 1966 et publié en 1968. Au-dessus de cette pièce, légèrement sur la droite, se tient Index of a discussion (1972) d’Art & Language. Un cadre renferme plusieurs feuilles de papier sur lesquelles des grilles et des annotations font état de nombreuses discussions spéculatives entre les membres du groupe. Non loin de là, Stormer theory and euler potentials (1968) de Bernar Venet (seul artiste français présent) se compose d’un collage de deux feuilles de livres remplies de diagrammes et de formules. Comprendre le contenu est difficile à ceux qui ne connaissent pas les mathématiques, mais les formes sont belles comme le sourire de Mona Lisa.
Aux antipodes de ce travail, entre une fenêtre et une porte, est exposé Portrait of V. I. Lenin in the style of Jackson Pollock (1979). Peinture, tableau ou double contrefaçon, cette pièce marie dans une même toile les systèmes de représentation des deux puissances adversaires – les USA et l’URSS – avant la chute du mur. D’un côté, Art & Language utilise le réalisme soviétique pour figurer Lénine, de l’autre, le groupe mime le « dripping » de Jack le gicleur. La propagande étasunienne l’emporte au premier regard. Mais si vous jouez la carte de la contemplation, alors les traits du père de la révolution bolchevique ressurgissent. Les deux faces opposées de l’œuvre fusionnent dans la propagande artistique pour rendre un même service à la violence économique et politique. Si Jackson Pollock a côtoyé les milieux libertaires lors de son travail de peintre muraliste, Lénine a fait en sorte d’exterminer les anarchistes ukrainiens emmenés par sa figure légendaire, Nestor Makhno.
Comme les artistes d’Art & Language aiment que les regardeurs perçoivent des sens cachés dans leurs œuvres, proposons une interprétation possible de ce vrai faux tableau « moderne ». Il y eut, après les années 1910, un mariage forcé entre les Bolcheviks et les conservateurs du monde libre. Il ne faut jamais oublier que, pendant la guerre civile espagnole, les Soviétiques de Staline ont contribué à l’armement massif de l’extrême gauche espagnole, pendant que Ford armait les Nationalistes et Franco. Ensemble, les deux camps massacrèrent les anarchistes qui avaient réussi à implanter des communes autogérées, sans différence de classe, dans la province d’Aragon.
La transition est toute trouvée avec la dernière salle de cette exposition riche en questionnements. Le documentaire filmique Rock my Religion, de l’artiste newyorkais Dan Graham y crache ses images et ses sons hypnotiques. Dans son ouvrage éponyme (Les Presses du Réel, 1993), Dan Graham publie quatre textes écrits à partir de conférences. La musique et la religion servent une idéologie laissant les « teenagers » de l’après-guerre à une philosophie du « fun » et de la consommation. Alors le rock devient religion et promotion du « sex ». Ce résumé rapide de la pensée de Dan Graham prend source dans un travail de recherche sur Ann Lee, une dévote de Manchester partie créer aux États-Unis, en 1774, une communauté religieuse fondamentaliste, les Shakers, qui se livrait une danse en cercle dominicale pour expier les péchés individuels.
Ensuite, l’auteur convoque le Punk, Mclaren, la New Wave et le féminisme. Dans le film projeté à Montsoreau, la séquence du concert de Jimi Hendrix traduit en images la notion d’extase que l’on retrouve dans plusieurs branches religieuses. Des gros plans de femmes et d’hommes en transe, avec des visages d’anges, alternent avec les images des riffs effrénés de Hendrix sur sa guitare. Elles et Ils semblent attendre l’eucharistie chrétienne, ou le baiser sur la pierre noire de la Kaaba, à La Mecque. La démonstration est faite.
Les mots de la fin vont à un des membres fictifs du groupe, et ces mots sont issus de l’entretien avec Victorine Meurend : « Ce qui résulte de tout ça, c’est que la pratique artistique peut résister à un effondrement, elle peut ne pas tomber dans ce spectacle désolant et dans ce barbarisme manipulateur, tant qu’elle travaille dur à sa propre indétermination, et à son projet infini d’auto-description. » [5]
Sparte rêve d’Athènes, Château de Montsoreau – Musée d’art contemporain, jusqu’au 31 octobre 2018.