Littérature

L’Épopée de Marie Cosnay ou la jubilation dans la création

Journaliste

Avec Épopée, Marie Cosnay signe un polar à la fois expérimental, féministe et politique. Véritable ovni littéraire, c’est un grand texte sur la France d’aujourd’hui, vue à travers une affaire criminelle dès le départ énigmatique. Une prouesse inclassable dans le paysage littéraire actuel.

Des cuisiniers ouïgours, des trafiquants, la guerre en Syrie qui déstabilise tout le Proche-Orient, et une femme flic à Belleville prénommée Zelda. Et aussi une mystérieuse messagère dont on sait seulement qu’elle est sexless. Et un héron qui plane à la suite d’un beau fuyard, mais peut-être n’est-il qu’un motif imprimé au dos de son blouson. Dès les premiers paragraphes d’Épopée, le nouveau livre de l’érudite et très talentueuse Marie Cosnay, on a l’impression d’être noyé sous une avalanche. Puis les choses s’organisent, et se désorganisent, et de page en page toujours les personnages échappent au lecteur, l’intrigue se ramifie à l’infini, dans un texte construit comme un tourbillon qui concentrerait des préoccupations très actuelles.

À première vue, Épopée nous apparait comme un exercice de style. Cosnay expérimente dans la mise en page elle-même. Un dessin de héron stylisé court le long du livre, des aplats de différents textes sont juxtaposés, colonnes de paragraphes en italiques surgissant dans le corps du récit. Ainsi différents discours et types de discours cohabitent et se confrontent. À l’intrigue du roman se surajoutent des dialogues, des slogans, des flashs infos : « On entend un coup de feu. On croit en entendre dix. Le jeune homme quitte l’Hyper Casher et les flics se jettent sur lui, il explique mais on ne l’écoute pas ; très calme plus tard il dira : non, ils ne se sont pas excusés. »

Et une certitude s’installe : dans son fascinant jeu de meccano et malgré les tragédies absolues qu’elle met en scène, Marie Cosnay semble bien s’amuser.

Car on est ici dans l’expérimental, certes, mais un expérimental joyeux, débridé, et fécond. L’autrice utilise et combine des éléments de culture populaire, le polar notamment, pour construire un texte où les expérimentations formelles recouvrent, ou servent, des images poétiques aussi bien qu’un discours politiquement engagé. Cet ovni littéraire apparaît comme un grand texte sur la France d’aujourd’hui, vue à travers une affaire criminelle dès le départ énigmatique.

Marie Cosnay entre allègrement dans son texte, pour mieux nous ligoter dans une narration faite de surprenants méandres.

Tout débute dans le quartier populaire de Belleville, à Paris. Sur un trottoir un homme est retrouvé mort, assassiné en pleine rue. Alentour, une manifestation de prostituées occupe l’espace. Sur le corps, comme unique papier d’identité on trouve la carte d’un restaurant ouïgour. Zelda va commencer son enquête, qui de personnage étonnant en personnage étonnant va la conduire sur des pistes insoupçonnées. Comme l’autrice devant une page blanche.

« À partir de là, tout ira de travers dans les dialogues », nous prévient page 95 Marie Cosnay, qui entre allègrement de plein pied dans son texte, pour mieux nous ligoter dans une narration faite de surprenants méandres.  Autour de Zelda vont se croiser Clotilde Keppa, Ziad, Alban, Irina, mais aussi un autre cadavre.

Il n’est pas étonnant que ce livre porte en titre un genre littéraire, l’épopée, car Cosnay joue avec les registres, les références et les styles pour mieux s’en libérer. Au final, les lieux et les faits se brouillent, le polar devient roman d’espionnage puis paysage onirique,  les motivations des personnages semblent se perdre dans une nébuleuse de hasards, diffractés par une actualité internationale indéchiffrable. « Thomas Rothman, accusé puis exfiltré, emprisonné, que sur les ordres de notre chef de réseau, aujourd’hui décédé, on a tenté de retrouver, n’a jamais compris par qui il était manipulé ni ce qu’il servait. » Et peut-être était-ce là l’objectif de Marie Cosnay, bâtir une littérature qui reflèterait dans son foisonnement et sa forme elle-même un monde de plus en plus incontrôlable.

Marie Cosnay est plutôt connue pour sa poésie et ses traductions de textes anciens, notamment les Métamorphoses d’Ovide (L’Ogre, 2017). Son activité de traductrice est d’ailleurs peut-être à la source de son lyrisme, du rythme très particulier qui porte sa prose. Cette auteure exigeante, prof de lettres classiques, a commencé par publier au début des années 2000 dans des revues, puis aux éditions Cheyne, Verdier, Publie.net et L’Ogre. Ce n’est pas la première fois qu’elle flirte avec le polar et roman d’espionnage : Noces de Mantoue (Laurence Teper, 2009) ou Cordelia la guerre (L’Ogre, 2015) empruntaient également au genre, pour le détourner. Et dans Cordelia la guerre, le personnage de Zelda était déjà présent.

Mais Marie Cosnay est aussi une citoyenne engagée auprès de la cause des sans-papiers, et de son expérience de militante elle a tiré un livre, Entre chagrin et néant (Laurence Teper, 2009). Au printemps dernier, elle était à l’origine de l’initiative « J’accueille l’étranger », lancée avec l’écrivain Philippe Aigrain, qui lui a permis d’affirmer sa solidarité avec les migrants et a rassemblé plusieurs artistes et intellectuels. La pensée politique était au cœur d’un autre texte, À notre humanité (Quidam, 2012). Et dans son blog hébergé sur le site de Médiapart, le dernier post, daté du 9 octobre, est un long texte sur la condition des mineurs étrangers sans-papiers. Son engagement auprès des migrants n’est peut-être pas seulement une prise de position politique, mais aussi une conviction d’ordre philosophique : un intérêt profond pour l’autre, une curiosité pour l’humanité tout entière et les mystères que chaque vie recouvre. C’est pour cela, sans doute, que Cosnay devait forcément se tourner vers le polar, car pour elle tout est énigme. « Je dirais plutôt que je cherche à donner des objets et une forme à ce qui existe en désordre et en image, quelque part, en moi, et qui me vient des livres que j’ai lus et aimés, des choses que j’ai vues, des gens et constructions qui me sont, par bonheur et hasard, venus », explique-t-elle sur sa page d’auteure hébergée par le site de la Maison des écrivains et de la littérature.

Ce chaos moderne et mondialisé est mis en scène déjà dans la forme de son livre.

Ainsi, autant par sa forme que par la multitude de sujets qu’il brasse, ce nouveau texte semble être un point de rencontre entre ces différents aspects de son travail. Et le mélange savant qui en résulte est d’une originalité et d’une intelligence rares. Cosnay multiplie les scènes clefs dignes d’un film de série B. Un hôtel miteux, un calibre dans le dos, une femme à l’accent russe, rassemblés sous forme d’hommage assumé à John Le Carré. Tous ces ingrédients construisent un objet où la créativité de la romancière peut s’épanouir, alors qu’elle tient son texte et nous promène d’une main de maître. Car le texte change insensiblement de registre, et Marie Cosnay prend son lecteur ou sa lectrice dans ses mains, l’aiguillant au milieu du tumulte, ramenant à sa mémoire des scènes qui auraient pu lui échapper « Tout au début, on rencontrait Alban dans un train », rappelle-t-elle par exemple p. 169 – pour le piloter dans son imaginaire.

Marie Cosnay sait aussi créer des ambiances à partir de quelques lieux emblématiques, une route dans la nuit, une forêt au petit matin, les bords du lac Léman. Et on est frappé par la force poétique de certaines de ses images : « La neige est douce et le voile opaque s’est un peu déchiré ». Et dans ce décor elle introduit petit à petit des éléments d’actualité, tels les trafics internationaux et la guerre en Syrie. Elle cite d’ailleurs les enquêtes du journaliste Fabrice Arfi en fin d’ouvrage. Et ce chaos moderne et mondialisé est mis en scène déjà dans la forme de son livre, par exemple en juxtaposant des termes sans explication : « Délocalisation, Niger Tchad, partenariats, Soudan protocoles et transits, pays de transit Libye en Libye hotspots délocalisation pilote dès que dès que la dès que la situation sera, sera stabilisée. »

La littérature, ici, met le capitalisme face à ses dérives. L’impossibilité de mener une enquête, l’argent qui unit les malfrats d’un continent à l’autre et crée une sorte de virtualité déstabilisante, Marie Cosnay a tenté de le traduire en mots. Chez elle, les prostituées chinoises de Belleville et les restaurants ouïgours ne sauraient être à l’abri des affaires internationales, comme la romancière qui, plongée dans ses textes anciens à longueur d’année, n’est pas pour autant hors du monde. Ainsi, avec son polar déjanté et hautement poétique, Marie Cosnay propose, à sa manière, une nouvelle façon de faire de la littérature un engagement.

Marie Cosnay, Épopée, Éditions de l’Ogre, 336 pages, octobre 2018


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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