Une histoire de la guerre, le contrôle des sociétés par le bellicisme
Une histoire de la guerre : quelle histoire ! Pourrait-on dire en paraphrasant Stéphane Audoin-Rouzeau. Il y a dans ce titre, comme chez l’historien retrouvant la Grande Guerre, une affirmation, une exclamation face à la pluralité des histoires possibles de la guerre, mais aussi face à leur puissance une fois rendues visibles, face enfin au constat saisissant de l’envahissement de notre présent par la guerre alors même que nous la croyons à distance. C’est dès le seuil du livre que la puissance de l’hypothèse du collectif, conduit par Bruno Cabanes avec Thomas Dodman, Hervé Mazurel et Gene Tempest, se manifeste.
L’ouvrage rassemble plus de 50 contributions réparties en quatre grandes parties : « la guerre moderne, les mondes combattants, l’expérience de la guerre et les sorties de guerres ». Il est appelé à faire date non seulement par son ampleur, presque 800 pages et une profonde volonté encyclopédique, mais encore par l’ambition intellectuelle consistant à proposer une nouvelle histoire de la modernité, une anthropologie de nos mondes contemporains, il est vrai, très occidentaux, travaillés jusqu’au paroxysme par la guerre. La pluralité des histoires possibles de la guerre n’est pas due à un morcellement de l’objet ou des méthodes, ce n’est pas une guerre en miettes. Au contraire, c’est la massivité de l’objet qui oblige à cette écriture de l’histoire et à une pluralité d’approches.
La guerre moderne, qui commence dans les confins du XVIIIe siècle, emplit toute la société occidentale et déborde du champ de bataille. Ainsi, la guerre est un fait social total porté par les sociétés et qui les transforme en même temps. Par cette affirmation initiale, les auteurs se placent dans le sillage des travaux de sir John Keegan. La publication d’Anatomie de la bataille en 1976 marque selon eux le point de départ d’une nouvelle modalité d’écriture de l’histoire de la guerre qui peut alors être vue comme celle d’un changement d’instrument d’observation et de mesure et donc comme comme la date d’une révolution épistémologique dans l’étude de la guerre. En effet, en retraçant les logiques et le déroulement de grandes batailles depuis le Moyen Âge, le professeur d’histoire à l’Académie militaire britannique de Sandhurst a montré comment celles-ci étaient devenues des faits sociaux complexes qui s’étendent géographiquement au-delà du champ pour mobiliser des pans de plus en plus vastes des sociétés.
La démarche du collectif s’inscrit dans une généalogie de notre rapport contemporain à la guerre.
Il y a donc dans la somme dirigée par Bruno Cabanes l’idée d’une double déflagration. La première est historiographique avec les travaux de sir John Keegan qui, tout en ne renonçant à rien d’une analyse la plus technique de l’événement militaire, affirme que celle-ci relève des sciences sociales tout entières et non pas d’une annexe des revues de tradition pour fana-mili. La seconde déflagration est celle des guerres de la fin du XVIIIe siècle où le regard rétrospectif du collectif historien voit le début de notre monde moderne, où la guerre est si omniprésente et essentielle. Or, c’est tout l’enjeu du parallèle astronomique, la mise en évidence d’une origine révolutionnaire des guerres modernes aurait-elle pu être conçue aussi nettement, ses implications et ses ramifications décrites et pensées avec ce degré de précision, sans la révolution épistémologique de Keegan ? En cela, le choix chronologique « du XIXe siècle à nos jours » installe la démarche du collectif dans une généalogie de notre rapport contemporain à la guerre et ses effets sur nos modalités de penser notre présent.
De ces travaux, trois enjeux apparaissent tout particulièrement : d’abord, une histoire de la guerre propose un récit et une analyse du passage d’une guerre des princes à une guerre des nations, une guerre industrialisée, globale, qui supprime progressivement la frontière entre militaires et civils, champ de bataille et arrière. Ensuite, il s’agit d’une histoire de la mondialisation du modèle occidental de la guerre. Cette mondialisation s’opère essentiellement par la colonisation et les mondes coloniaux deviennent un espace de transformation de la guerre. Enfin, cette histoire de la guerre est aussi une profonde réflexion historiographique et d’anthropologie historique. En s’interrogeant sur la construction de ce qu’on peut désigner comme la guerre moderne, les auteurs interrogent collectivement notre capacité à dire notre modernité et nous invitent alors à interroger notre rapport au passé autant qu’à comprendre nos structures sociales.
Cette histoire de la guerre est l’histoire de l’apparition d’une forme de guerre : la guerre idéologique. Celle qui est liée à des convictions politiques, celle qui va être à partir de la révolution française la guerre des nations – celle de Valmy en septembre 1792 qui saisit tous ses observateurs de Goethe à Clausewitz, celle de la Völkerschlacht de Leipzig en octobre 1813, à la guerre de Sécession américaine de 1861 à 1865, aux guerres mondiales, aux guerres coloniales, à la guerre froide. Le marqueur de ces guerres est l’intégration croissante par les soldats de l’enjeu de la guerre. La pénétration au cœur des sociétés en guerre des convictions politiques qui ont produit le conflit participe aussi de l’extension du conflit au-delà des zones de combat. La barrière entre le front et l’arrière, si elle existe toujours, voit la violence des conflits mais aussi leurs enjeux idéologiques circuler.
L’affirmation que tous les citoyens doivent défendre la nation conduit à une rupture idéologique avec le Moyen Âge.
À cette occasion on peut malgré tout s’interroger sur la radicalité de ce critère chronologique : les guerres des XVIe et XVIIe siècle ont-elles été moins idéologiques et aussi moins violentes que ces formes de combats qui émergent au tournant de la révolution ? Denis Crouzet ou Alponse Dupront ont montré l’ampleur de la violence et la puissance des enjeux idéologiques propres aux guerres de religions et à leur matrice, les croisades. Cependant, ces guerres nouvelles que les auteurs mettent en évidence à partir de la fin du XVIIIe siècle sont marquées par l’ampleur des évolutions industrielles, scientifiques et techniques qui transforment les sociétés européennes d’abord et le monde ensuite. C’est l’industrialisation de la guerre comme des sociétés qui leur fait passer un stade nouveau qui se traduit par les blessures dans les corps et les psychés des combattants autant que des civils. Les frontières s’effacent, livrant tous les territoires au combat et transformant les populations en un objet de la guerre – par la guerre aérienne et les bombardements des grandes agglomérations – mais aussi en acteurs de la guerre.
Les dernières guerres russes au Caucase au tournant du XXe siècle ont montré comment la guerre actuelle était une guerre au milieu de la population. La relation de la guerre et de la population est au cœur d’une transformation majeure de cette guerre moderne. L’affirmation que tous les citoyens doivent contribuer à la défense de la nation conduit à une rupture idéologique et sans doute anthropologique avec les mondes du Moyen Âge occidental, pour reprendre Georges Duby. Celui-ci s’était inspiré du schéma de la tripartition fonctionnelle de Georges Dumézil entre ceux qui prient, ceux qui font la guerre et ceux qui cultivent, pour montrer qu’au Moyen Âge la guerre est à la charge d’un groupe social spécifique, les chevaliers et la noblesse.
Mais avec l’augmentation des moyens militaires, de la mobilité des armées, des finances publiques, d’objectifs économiques et politiques de contrôle territorial, la guerre se transforme pour devenir ce fait social massif décrit par les auteurs : la confrontation complète entre deux sociétés toutes les deux organisées et même structurées pour la guerre. Cette situation conduit à donner à la stratégie un rôle primordial que l’émergence de nombreuses technologies militaires n’a pas restreint et qui accompagne, pour reprendre la formulation de Richard Overy, la construction d’un État guerrier justifié par la mobilisation totale de la société que les guerres modernes appellent. De cet effort gigantesque de mobilisation on connaît surtout l’effort industriel qui a donné ce que le président Eisenhower a désigné en son temps comme le complexe militaro-industriel mais qui s’est appuyé aussi sur toute l’organisation sociale des pays occidentaux. Robert Gewarth souligne que l’ampleur des mobilisations sociales pour la guerre ne sont pas seulement le fait d’une action mécanique de propagande mais aussi d’idéaux communs qui ont pu à des moments donnés traverser les sociétés.
Dans ces conditions, la frontière entre civils et militaires se distend. Cette guerre que les auteurs décrivent va s’appuyer de plus en plus sur l’arrière et toute la société qu’elle entraîne dans la mobilisation, diminuant d’autant la limitation entre militaires et civils. Dans l’espace militaire, l’armée elle-même peut être débordée par des engagés volontaires ou des mercenaires.
Il y a une dimension profondément coloniale à cette guerre moderne.
Dès la Grande Guerre et plus encore pendant la Seconde Guerre Mondiale, la question du statut des civils est posée. Dans ce contexte, cette question devient vite celle des partisans et de la guérilla propre à la nature asymétrique du combat quand le territoire est occupé. À l’Est, pendant ce que les Russes nomment la Grande Guerre Patriotique contre les nazis, comme l’analyse Masha Cerovic, les partisans vont constituer une société à part entière, constituée pour la guerre et que les nazis considéreront comme intégralement constituée de combattants. La frontière entre civils et militaires s’efface donc complètement. Au même moment, le juriste Carl Schmitt, inspiré par l’idéologie nazie, fait de tout habitant d’un territoire qui se rebelle contre l’occupant nazi un partisan, un combattant qui perd son statut de civil. Au cœur de cette guerre, on trouve la question du contrôle durable du territoire : il y avait dans le projet nazi à l’Est une dimension coloniale décisive comme l’a mis en évidence Christian Ingrao dans La Promesse de l’Est. Également, la question de la soumission pour un temps indéfini de la population qui y réside. Il y a donc une dimension profondément coloniale à cette guerre moderne. Les auteurs ont ainsi pu parler d’une matrice coloniale de la guerre.
Le deuxième fait qui frappe à la lecture de cette histoire de la guerre est que ce récit est aussi celui d’une extension mondiale du modèle occidental de la guerre. Le moteur de cette extension est l’entreprise coloniale occidentale qui connaît une accélération puissante avec le XIXe siècle, creuset de cette forme de guerre nouvelle. Les espaces coloniaux seront alors comme le montrent les auteurs des lieux d’application, de transformation et d’expérimentation de pratiques guerrières. L’espace colonial n’a pas seulement été un territoire vierge où la guerre occidentale s’est déposée, il a été comme le rappelle Raphaëlle Branche un lieu d’expérimentation de formes nouvelles de la guerre et d’ensauvagement de cette dernière. Les empires coloniaux sont des espaces de soumission des populations où l’adhésion de celles-ci à l’autorité des colonisateurs passe par l’organisation d’un système violent de répression, d’autant plus violent que, bien souvent, les ressources militaires disponibles pour assurer ce contrôle sont faibles numériquement.
La guerre coloniale qui n’est donc pas nécessairement une guerre au titre du droit de la guerre tel qu’il se développe entre le XIXe et le XXe siècle. Au contraire, l’affirmation de sa nature de non-guerre, qu’on assimile alors à la « pacification » et plus tard au « maintien de l’ordre », permet l’exercice d’une violence à des échelles nouvelles. Ainsi, à Oran, pendant la conquête française, le général Boyer fait exécuter sommairement des chefs tribaux : le caractère exorbitant du droit de la guerre est donc reconnu en même temps qu’il n’est pas sanctionné, actant par là le statut particulier de l’espace colonial, où pour finir, la guerre est partout en n’étant jamais là, quand elle va se nicher à l’intérieur même des corps qu’elle contraint.
La contrainte est d’autant plus forte que les espaces coloniaux vont aussi être ceux de l’expérimentation technologique. C’est en Libye à l’orée du XXe siècle que les Italiens expérimentent le bombardement contre les populations colonisées. Le Moyen Orient va, dans l’entre deux guerres, être le lieu d’une réflexion sur les usages stratégiques du bombardement aérien, c’est-à-dire sur ses effets sur les populations dans le but de les soumettre à un projet politique. On assiste aujourd’hui à l’extension de cette forme de guerre. Ainsi, la guerre des drones largement pratiquée par les États-Unis – et qui constitue aujourd’hui un objectif capacitaire pour les pays qui en ont les moyens, comme la France – participe de cette extension de l’espace en guerre sous couvert de logique de police de ces espaces.
La guerre est une confrontation globale, conduite par l’État dans sa gestion la population et du territoire dont il assure la sécurité.
Au final, les auteurs proposent une histoire de la modernité occidentale et de la manière dont la guerre emplit toute la société européenne de la fin de la période moderne. Ils démontrent comment les systèmes idéologiques et politiques, de la période révolutionnaire puis de l’impérialisme global, ont structuré les rapports des États européens avec le reste du monde. La guerre est alors une confrontation globale, non plus conduite par des éléments armés ou des groupes sociaux, mais par l’État dans sa gestion de la population et du territoire, dont il assure la sécurité dans une logique de guerre.
Le collectif de Bruno Cabanes fait donc un récit du moment initial d’un long temps contemporain comme Jacques Le Goff avait pu concevoir un long Moyen Âge dont les effets structurants se poursuivaient jusqu’aux XVIIe siècle et XVIIIe siècle. Pour être plus exact, on peut dire que ces historiens vont aussi loin vers l’origine que leurs paradigmes leur permettent, c’est-à-dire en remontant dans le temps jusqu’à constater qu’on est dans un monde autre, que les structures sociales et les représentations ont complètement changé.
Le mouvement historien devient alors un mouvement généalogique qui part du présent pour mettre en évidence les continuités et les discontinuités. C’est de ce double mouvement que provient notre capacité à mettre en évidence et des structures sociales durables, et cette onde continue de la guerre moderne qui envahit notre présent, qui le constitue en même temps et en devient sa matière et sa structure. En creux, c’est une manière de penser l’émergence du monde contemporain, sous la forme d’un instant initial – instant théorique qui n’a plus besoin d’être placé précisément sur la chronologie, mais situé aux confins entre ancien régime et modernité.
L’angoisse de regarder au plus profond de nos structures sociales pour en comprendre le rapport à la violence est une question elle-même fondatrice de la démarche propre à l’histoire sociale française, autant qu’elle est l’indice certain d’un questionnement social de fond. Un parallèle peut être fait. Dans le moment de bascule intellectuelle et historiographique des années 1980, dans la revue des Annales, Carlo Ginzburg note que dans le fascicule d’avril-juin 1940 de la revue historique, on peut lire un compte rendu de Mythes et Dieux des Germains de Georges Dumézil paru un an avant. Le compte rendu est signé Marc Bloch, qui voit là un moyen de lier la situation contemporaine de l’Allemagne nazie avec « les traditions reçues du plus vieux passé indo-européen ». L’analyse historique et anthropologique des sociétés nécessite alors un assemblage complexe d’analyses diachroniques et synchroniques. Or, Carlo Ginzburg pointe que cette opération n’est ni évidente ni anodine. Il montre comment cette question de Dumézil était dans l’air de son propre temps, en lien avec les évolutions de sa science tout en étant perméable aux enjeux politiques de l’Europe des années 1930 et aussi avec les inquiétudes et les vacillements de cette dernière.
Cabanes (dir.), Une histoire de la guerre. Du XIXe siècle à nos jours, Seuil, 2018.