Immersion post-mortem – à propos de Nachlass de Rimini Protokoll
Exceptionnellement, nous commencerons in medias res. Imaginez, vous sortez du métro Bobigny-Pablo-Picasso, vous longez de tristes murailles et des ponts autoroutiers sévères, jusqu’au moment où vous arrivez devant l’entrée illuminée de la Maison de la culture de Bobigny, restaurée, chaleureuse, comme avant. Des fauteuils colorés vous accueillent dès le vestibule, vaste, vous vous réjouissez de retrouver un des théâtres publics les plus audacieux de ces dernières décennies.
Vous êtes venu voir la dernière création d’un trio de metteurs en scène curieux et facétieux, berlinois à l’origine, baptisé Rimini Protokoll. Depuis toujours, soit depuis la fin des années 1990, ce petit collectif explore une veine qu’il a contribué à créer, nommée théâtre documentaire. Les personnages n’en sont pas, les acteurs sont rarement des professionnels, le texte n’est jamais pré-écrit mais composé spécifiquement pour la pièce, et les thèmes sont puisés dans une matière vivante, contemporaine, incarnée, d’où la fiction est exclue. Rien n’est improvisé. Au contraire, les pièces – comme on parle de pièces de montage – de Rimini Protokoll sont toujours conçues, dessinées et construites sur plateau avec une précision millimétrique. Le moindre détail est pensé, chaque objet présent face à vous a un sens, du moins une présence justifiée.
Voilà ce qui fait la force de ce théâtre : répliquer en miniature un aspect choisi de la vie aujourd’hui dans le monde occidental, de préférence le monde helvético-germanique dont sont issus les metteurs en scène, mais de le répliquer avec une rigueur telle que dans les interstices, entre deux mots, entre deux hochements de tête, deux objets, dans une inflexion de voix, de l’humour passe, de la pensée circule, un sentiment d’étrangeté naît face à tant de familiarité.
Pour sa dernière pièce, l’un des fondateurs de Rimini Protokoll, Stefan Kaegi, suisse et journaliste de formation, s’est associé à Dominic Huber, scénographe, afin de proposer une mise en espace sombre, construite à partir de la question suivante : que laisserez-vous après votre disparition ? La question a donc effectivement été posée à huit personnes dûment choisies par Stefan Kaegi et Dominic Huber. Elle correspond au mot allemand Nachlass, qui signifie succession, legs, ce que chacun laisse après lui (Nach signifie « après », explicite le programme, et Lassen signifie « laisser »). Parce les mots ont une musique, Nach, produit un son schubertien et un écho romantique : on entend Nacht, nuit, derrière Nach.
De fait, vous entrez dans la nuit. Vous n’entrez pas dans une salle de théâtre, vous traversez un sas entièrement noir, sans éclairage, et vous tombez sur un petit couloir en forme d’ellipse, dont chaque côté a quatre portes flanquées d’un écriteau portant le nom d’une personne et ouvrant sur une cabine. Ce sont les chambres des huit personnes à qui les metteurs en espace ont demandé ce qu’elles voulaient laisser après leur disparition. Comment appeler cette ellipse qui sert de foyer où se retrouvent les spectateurs ? Un couloir de la mort ? Une chambre mortuaire ? Un crématorium ? Ou plus simplement, une chambre obscure, un petit cinéma clos comme il en existe dans les grandes expositions ? Rappelons qu’en 2014, Rimini Protokoll a créé une pièce-installation intitulée Situations Rooms : nous y sommes, donc, en situation, au seuil de la mort.
Cet espace central fait froid dans le dos. Le plafond n’est pas un plafond peint. Il figure une grande photo de voûte étoilée, intitulée World Death, accompagnée d’une légende : un compteur où défile le nombre de morts dans le monde, simulated in real time, est-il écrit, soit une mort par seconde environ. Quel que soit le chiffre exact, même la mort est comptabilisée et mondialisée : les légendes sont en anglais, lingua franca de notre temps, et tout est compté et chronométré. L’effet est à double-tranchant. Faut-il y voir de l’humour noir ? En tout cas il contredit les nombreuses personnes qui expliquent que notre époque, notre monde occidental, ne veut plus voir la mort et la chasse par tous les moyens, y compris un transhumanisme glaçant. A ceux qui ont visité le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, ce plafond rappellera la voûté étoilée où chaque étoile représente un enfant sacrifié pendant la Shoah – sinistre et saisissant souvenir.
Le spectateur est libre d’entrer dans les huit cabines qui correspondent aux huit acteurs de cette « pièce sans personnes ». Celles-ci sont effectivement absentes puisqu’elles ont été interrogées il y a deux ou trois ans en vue de préparer cette « pièce », dans tous les sens du mot. Il n’y a pas d’acteurs. On note que les portes de chacune de ces alcôves s’ouvrent en coulissant, comme la porte d’une chambre d’incinération, toutes les 8 minutes environ (là aussi un compteur indique quand elle va s’ouvrir). Vous pénétrez alors dans chaque mini blockhaus, à votre guise, et pendant huit minutes environ, vous entendez la voix de l’interlocuteur présenter le résumé de sa vie et expliquer ce qu’il ou elle compte laisser.
Se succèdent ainsi, dans l’ordre où nous les avons vues :
– Alexandre Bergerioux, suisse, âgé de 44 ans, atteint d’un cancer incurable, qui s’adresse à sa fille, Marie, 10 ans. Vous êtes dans sa chambre, sur son lit, avec deux tables de chevets dont les tiroirs cachent des mouches car c’est un amateur de pêche à la mouche. Une vidéo d’Alexandre défile devant vous, qui le montre en train de pêcher et s’adressant à vous et à sa fille.
– Nadine Gros, secrétaire à la retraite, malheureuse de n’avoir pu devenir une vedette de la chanson, qui préfère choisir sa mort et se séparer de sa vie comme elle s’est séparée de son mari quelques années plus tôt, dit-elle. La cabine est décorée d’un double rideau de scène, sans doute cette sur laquelle elle aurait rêver monter.
– Anne-Marie & Günther Wolfarth, un couple classique, marié, avec des enfants, lui, banquier, elle, épouse au foyer avouant qu’elle n’avait pas perçu la dimension « politique » d’Hitler, parce que du point de vue économique c’était bien… Ils hésitent à partir en Suisse à une date précise.
– Celal Tayip, Allemand d’origine turc qui choisit avec soin son cercueil dont il a prévu le transport en Turquie car c’est là, dans sa terre natale, qu’il veut être enterré, et là, dans un cimetière, que nous le voyons prier.
– Jeanne Bellengi, une dame âgée qui nous a laissés ses photos de famille que nous pouvons regarder sur la table. Elle est la seconde et dernière à se dire explicitement croyante, ajoutant qu’elle laisse à Dieu le moment de lui retirer la vie.
– Michael Schwery, jeune adepte de base jump, qui risque la mort à chaque saut dans le vide avec un parachute.
– Gabrielle von Brochowski, une femme allemande, belge d’adoption, qui a été ambassadrice de la Commission européenne en Afrique et a créé une fondation qui prime un artiste africain tous les ans.
– Richard Frackowiak, suisse, chercheur en sciences cognitives que le vieillissement physique et neurologique intrigue, aux yeux de qui nous ne sommes que pure matière. « Quand mon corps se désintégrera, je me désintégrerai aussi. Point final », dit-il alors que nous sommes enfermés dans un avatar de laboratoire blanc comme le néant.
Il serait trop long de décrire par le menu l’habillement de chaque cabine dont chaque objet, chaque écran, chaque papier, chaque détail tangible et visible reflètent les propos que le spectateur entend, qui résument la vie de l’interlocuteur – mort ou vivant à l’heure où nous l’écoutons. La capacité maniaque des créateurs de Rimini Protokoll à imiter et reproduire au plus près la vie matérielle est leur force et leur marque de fabrique. Elle peut se lire à rebours de toute idéal de distanciation puisque le spectateur est inclus et intégré dans la pièce, mais libre de ne pas y entrer (en revanche il ne peut en sortir tant que la porte coulissante ne s’ouvre pas). L’affabulation et l’invention n’y ont aucune part.
Le travail de Rimini Protokoll penche du côté de l’imitatio, de la reproduction en temps et en espace réels. Il est exemplaire du théâtre de ces dernières décennies qui casse les frontières entre les genres, entrecroise arts de la scène, art contemporain, video-art et journalisme. Dans ce genre-là, puisque c’en est un, Stefan Kaegi excelle. Ceci étant, il ne s’agit que de forme. Alors que dit celle-ci ? Et que dit-elle quand la forme est celle de la mort ?
La vie n’est pas un songe, semblent murmurer nos auteurs. Elle a lieu, elle s’achève et voilà ce que chacun laisse. Presque rien. C’est triste. Une vie, disait déjà Maupassant. Deux personnes sur huit préfèrent disparaître « dans la dignité », selon la formule convenue : c’est un ratio qui ne laisse pas indifférent. Les réactions à ce type de mise en scène sont nécessairement très personnelles, subjectives, profondément liées à la culture et à la sensibilité la plus enfouie de chacun. L’absence d’espoir nous a frappé. La résignation aussi.
L’image de Celal Tayip qui prie Allah-Dieu, peu importe le nom, apparaît comme un réconfort : elle remet à sa place un monde occidental qui expulse non seulement les migrants (qui les accueille aussi, soyons mesuré), mais la foi qu’ils apportent avec eux. Autre personne dont le récit est tourné vers un avenir porteur et transmet un sentiment de confiance : Gabrielle Von Brochowski. Sans enfants, à travers la fondation qu’elle a créée, c’est au futur de l’Afrique quelle offre tout ce qu’elle possède. Elle est la seule à faire intervenir d’autres interlocuteurs dans son résumé de vie enregistré : Rokia Traoré, chanteuse malienne qui affirme miser sur la jeunesse car c’est ainsi que l’Afrique échappera à la pauvreté, et Bonaventure Ndikung, Camerounais vivant à Berlin, dont la première réaction est de se méfier des sauveurs européens auto-proclamés de l’Afrique. Le témoignage de cette « ambassadrice européenne » illustre le versant utile et généreux de la Commission européenne qui finance de nombreux projets en Afrique : il est précieux en un temps où il est convenu de railler systématiquement tout ce que fait et tout ce que représente l’Europe. Les euro-casseurs devraient en prendre de la graine pour cesser de déraper sur la double pente de l’autodénigrement et du populisme.
L’installation nommée Nachlass a-t-elle été conçue pour susciter ce genre de questions et de réflexions ? Certainement. Stefan Kaegi et Dominic Huber n’ont pas travaillé ni bâti ce projet pour la beauté du geste. De beauté, il n’y a pas. De sublime, encore moins. Du réalisme, oui, assorti d’une esthétique fondée sur l’ordre, l’organisation et l’absence de corps. Est-ce une expérience agréable ? Ce n’est pas sûr. Autour de nous les spectateurs avaient en moyenne 25 ans, un âge jeune : est-ce dû au hasard ou au malaise que peut susciter cette danse macabre pour qui est plus vieux ? Il est impossible de trancher. Ce type de théâtre attaque, dérange, heurte une corde trop sensible pour répondre dans l’absolu.
Nachlass, la dernière entreprise de Rimini Protokoll, force le respect, mais il y manque à nos yeux une distance, un mot, un décalage, une folie – un impensé ou un imprévu qui soulèverait le spectacle et emporterait le spectateur. Que le lecteur de ces lignes n’y prenne trop garde. C’est un point de vue écorché et à vif. L’expérience reste à tenter, à Bobigny, à portée de train ou de métro, jusqu’au 17 novembre, mois de la fête des morts.