Cinéma

High Life de Claire Denis ou la métaphysique narrative

Journaliste

Avec High Life, sorti le 7 novembre, le cinéma de Claire Denis se déploie selon des logiques inédites, où ni la psychologie, ni la morale, ni le romanesque académique n’imposent leur carcan. Elle défait et réagence les éléments de récit – ce qu’on a l’habitude d’appeler les personnages, les péripéties, les motivations. Si elle raconte toujours une histoire, elle le fait autrement, réinventant la physique narrative.

Dans le vaisseau spatial n°7, en route vers un trou noir à mille miles-lumière du système solaire, ne règne pas l’apesanteur. Une justification scientifique sera même fournie pour ce phénomène. L’apesanteur est ailleurs.

Elle est dans la fascinante, émouvante, troublante déliaison des gravités narratives qui organisent, et le plus souvent corsètent pratiquement tout le cinéma. Tout le cinéma « de fiction » aussi bien que documentaire, tout le cinéma qui raconte une histoire. Pourtant High Life raconte une histoire, une sacrée histoire. Mais pas comme ça.

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Sur terre, ils étaient des criminels, des déchets de la société. Dans l’espace, ils sont des cobayes, livrés à une double expérimentation, sur les confins de l’univers et les phénomènes limites de gravité, et sur les possibilités de se reproduire dans des conditions extrêmes. La docteure Dibbs recueille semence et ovules, bricole avec ses éprouvettes. La violence et le désir font vibrer les corridors de cette arche spatiale aux formes d’armoire normande.

On voit la parabole, le trou noir est, aussi, ce vers quoi se dirige tout être vivant. Et c’est bien l’humaine condition travaillée par les pulsions de mort et de vie qu’invoque ce film incantatoire, traversé par des cris de haine, des râles de jouissance et des babils de bébé, au milieu du vide intersidéral de notre commune solitude. Mais pas seulement. Mais pas si simple. Film après film, Claire Denis développe une idée du cinéma se déployant selon des logiques inédites, où ni la psychologie, ni la morale, ni le romanesque académique n’imposent leur carcan. Qu’elle s’inspire d’un fait divers (J’ai pas sommeil), d’une situation biographique (Chocolat), de films de genre (la guerre pour Beau travail, l’horreur pour Trouble Every Day), d’un roman (Vendredi soir), d’un classique du cinéma (35 Rhums), d’une situation géopolitique (White Material), d’un texte philosophique (L’Intrus), toujours elle défait et réagence les éléments de récit – ce qu’on a l’habitude d’appeler les personnages, les péripéties, les motivations. Ces composants ne disparaissent pas, et c’est pourquoi il s’agit toujours d’un cinéma qui raconte. Mais il raconte tout à fait autrement.

Le film sort d’emblée des lois connues de la physique narrative.

On trouverait plus facilement dans la musique, ou dans la poésie, sinon des modèles du moins des éléments de comparaison avec ces processus où les idées et les corps se répondent, se font écho ou contrepoint.

Jamais peut-être Claire Denis n’était allée aussi loin qu’avec High Life – voyage intersidéral à plus d’un titre, et ultra-sidérant tout aussi bien. Avec un humour qui met en parallèle la « haute vie » du titre et le low-tech délibéré d’une réalisation qui affirme paisiblement que le fantastique n’a nul besoin d’autres effets spéciaux que les rêves et les angoisses des humains, le film sort d’emblée des lois connues de la physique narrative. Nulle affectation stylistique, mais l’écoute d’une musique des sphères, les sphères distinctes mais interdépendantes de nos fantasmes et de nos angoisses. Fantasmes et angoisses individuelles, collectives, humaines, animales.

L’équipage du vaisseau numéro 7 entre dans un espace-temps courbe, et avec lui les spectateurs du film : vortex où la fiction et les mythes se gauchissent sous l’effet de la présence des corps, des souffles, des regards, des voix, des fluides vitaux – sang, sperme, larmes, eau nourricière. Pourtant cet espace-temps sombre et courbe recèle la promesse d’un ligne droite, droite et lumineuse. Cet horizon, dont nul ne peut affirmer qu’il sera atteint, traverse ce film violent et tendre, sombrement optimiste, aux côtés d’un être nommé Willow. Bébé et adolescente, fille et compagne, avenir non de l’homme mais de la vie elle-même, elle se promène littéralement de part en part de High Life, sans égard pour la chronologie, véritable gravité dont se défait ce voyage hors du système (solaire, mais pas seulement).

Puisqu’au passage, avec une liberté si simple, si évidente qu’on se demande pourquoi elle est si rare (au cinéma, mais pas seulement), Claire Denis accueille d’autres images, d’autres états du monde, d’autres coordonnées – lambeaux de mémoire audiovisuelle subliminale et virale, flash trash aux côtés de vagabonds cosmiques sur le toit d’un train de hoboes punk, archive documentaire du génocide amérindien, commentaire réflexif reprenant le cadrage qui fut celui de Francis Jeanson discutant l’action révolutionnaire dans La Chinoise (Godard, 1967) puis de Jean-Luc Nancy discutant le rapport à l’autre dans Vers Nancy (court-métrage de Claire Denis, 2002).

Claire Denis met en scène comme dansaient les légionnaires de Beau Travail, dans une sorte de transe rythmée, physique, sexuée.

L’aire de décollage est dessinée par un triangle, l’anecdote dramatique (des criminels condamnés à mort envoyés dans l’espace en substitution à leur exécution), l’interrogation éthico-écologique (qu’est-ce que ce monde qui croit pouvoir se débarrasser sans fin de ses « déchets », y compris humains, en les balançant dans un ailleurs infantile et phobique ?), et la parabole mystique (l’humain comme condamné à mort hanté par un crime originel, que la religion requalifie en péché). Mais dans le cosmos où évolue cet équipage, zone tarkovskienne plutôt qu’univers intergalactique façon Star Wars, hantée par les sonorités à fleur de subconscient du méta-musicien Stuart Staples, la violence et la douceur peuvent s’incarner ensemble. Et c’est la présence, assez miraculeuse, de Robert Pattinson, prisonnier, cobaye, ascète, amant, tueur, père et protecteur.

Claire Denis met en scène comme dansaient les légionnaires de Beau Travail, dans une sorte de transe rythmée, physique, sexuée. Tout peut arriver, mais rien n’est fortuit. D’un magnétisme torride et glacial, saturée de détresse, folle implacable comme une divinité infernale, la docteure Binoche polarise les pulsions, condense les souffrances, qu’elle inflige et s’inflige. Ces souffrances sont le carburant fatal qui mène l’embarcation vers ce qui ne relèvera plus d’elle. Autour de Willow, Dibbs est le contrechamp de forces noires à Monte, le père de Willow, elle qui n’en est pas la mère mais quand même la procréatrice. Il y a, diversement actifs mais tous très présent, dix personnes à bord du vaisseau, dix participants à ce huis clos au milieu du vide. Et pourtant, High Life est un film intensément peuplé, un film très habité. Il suffit parfois d’un plan, d’une séquence, comme celui où l’homme noir s’allonge à même l’humus de la serre artificielle, et disparaît dans cette terre matricielle, mélancolique et pourtant si concrète. Mais ce pourrait être le souffle d’un ventilateur sur la longue chevelure de l’Érinye en blouse blanche, la pose au sol des pieds d’un bébé qui découvre la marche, la préparation méticuleuse d’un repas à la lueur d’Alpha du Centaure, la chute lente comme une chorégraphie surnaturelle des corps dans la nuit infinie.

Comme si Claire Denis faisait cinéma de tout ce qu’elle touche de l’objectif de sa caméra : cinéma c’est à dire mystère, c’est à dire présence active de l’invisible au cœur du visible. Le seul miracle capable de venir à bout de la fatalité des trous noirs – et pas seulement ceux des espaces lointains.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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