Livre

Pour qu’enfin nos langues bandent ensemble – à propos de Maroc : la guerre des langues ?

Écrivaine

Dans Maroc : la guerre des langues ?, journaliste, poète, traducteur, linguiste, philosophe, anthropologue, psychanalyste, rappeur, enseignant ou écrivain tous s’accordent sur le fait que le multilinguisme entré dans la Constitution ne sert qu’à dissimuler une diglossie en série : le français domine l’arabe standard qui domine la darija et l’amazigh. Comment enfin sortir de cette guerre franco-marocaine ?

Le Maroc, c’est pratique : tout est en français. Les noms des hôtels sont des noms français, les noms des rues sont en français, les publicités sont en français, les menus des restaurants sont naturellement en français, les noms des magasins et les titres des quotidiens, sans compter que n’importe quel Marocain en uniforme vous répondra en français. Bref, on est comme chez soi, et en plus c’est moins cher.

Évidemment, si vous demandez votre chemin à un Marocain quelconque, il ne comprendra rien et vous répondra gentiment dans une langue inconnue, qui n’est même pas de l’arabe, mais une langue vernaculaire, la darija, qui ne semble guère intéresser que les linguistes et les anthropologues. C’est que le Maroc n’est pas fait pour les Marocains quelconques. Bien sûr, les Marocains non-quelconques parlent également cette langue vernaculaire, mêlée de termes français. Ainsi, vous reconnaîtrez avec plaisir et intérêt dans une conversation en arabe des mots comme entreprise, ou bien ressources humaines, ou encore (si vous avez des amis artistes) résidence et bourse. Car le français est au Maroc ce que l’anglais est en France : la langue du bizness. Au Maroc, on parle pognon en français.

Heureusement, nous disposons tous, Français comme Marocains, d’un cache-sexe qu’on appelle la « francophonie ». Le personnel français en poste au Maroc indiquera d’un index à la fois autoritaire et gourmand à l’œil du visiteur la direction de son cache-sexe, lui recommandant premièrement d’en admirer à la fois la solidité et l’ancienneté, deuxièmement de ne pas y toucher — ce en quoi il ne perd rien, vu qu’en dessous ça ne bande pas.

Ce français qui ne bande pas ou qui bande mou depuis des décennies, nous en savons en France quelque chose : c’est le français d’entreprise, certes, moins sensible qu’un fer à repasser, mais c’est aussi le français de qualité, faussement oralisé, de la plupart des romans bien en place, dont les thèmes varient en fonction de l’actualité. Ce sont ces livres-là qu’on accueille de préférence dans les Instituts Français à l’étranger : les autres ne se vendent pas.

Le fait que vous ne parliez pas français fournit la preuve que vous êtes un Marocain quelconque.

Pour quelqu’un(e) qui ne saisit de la situation linguistique marocaine que ce qu’elle ou il en a rapidement perçu et qui est, de plus, désireux de comprendre ce que la francophonie fait aux autres (non-Français), Maroc : la guerre des langues ? est un livre formidable. Journaliste, poète, traducteur, linguiste, philosophe, anthropologue, psychanalyste, rappeur, enseignant, écrivain… : la plupart des contributeurs s’accordent sur le fait que le bilinguisme officiel (arabe/français), voire le multilinguisme entré dans la Constitution (en 2011, l’amazigh devient l’une des langues du Maroc) ne sert qu’à dissimuler une diglossie en série : le français domine l’arabe standard qui domine la darija et l’amazigh : la diglossie « s’inscrit dans un bilinguisme officiel (arabe/français), qui dessine une certaine échelle de valeurs pour la diglossie arabe standard/darija. », écrit le linguiste Abdelmajid Jahfa, qui précise que ce bilinguisme, défendu par Hassan II, continue aujourd’hui à être entretenu par la presse et l’école et imposé “par le haut”.

Autrement dit : la maitrise du français est la preuve que vous appartenez à l’élite (grandes familles, entrepreneurs…) et si vous n’en êtes pas encore tout à fait (de l’élite), elle (la maîtrise du français), vous donnera au moins du boulot. Par conséquent, le fait que vous ne parliez pas français fournit la preuve que vous êtes un Marocain quelconque : une fille ou un gars du peuple. « La clé de la question linguistique marocaine n’est pas pédagogique ou culturelle. La fracture linguistique marocaine est une fracture sociale et politique. », conclut le journaliste et écrivain Omar Saghi.

Le rôle de la France dans ce jeu social où l’essentiel est, non plus d’humilier l’autre (on se charge régulièrement et par tous les moyens, comme on dit dans l’armée française, de lui rappeler sa place), mais de mettre le Maroc la tête en bas et de le secouer bien fort jusqu’à ce qu’en tombent les derniers dirhams, le rôle historique de la France n’est évidemment pas mince. Concernant l’usage de la langue française par les Marocains, le pouvoir colonial avait sa petite idée : « La politique linguistique coloniale française consistait à séparer la langue française de sa culture, porteuse de la pensée de la liberté et de la modernité. », explique le poète Mohammed Bennis dans un texte particulièrement clair ; il avait également sa petite idée concernant l’usage de l’arabe, mis dans une  « situation de relégation » parce que vu comme la langue de l’Islam : « En asphyxiant et en isolant l’arabe, la France a empêché la culture française de passer en langue arabe. »

L’arabe de la France, c’était en fait l’arabe du soldat, celui qui lui permettait grosso-modo de communiquer avec « l’indigène » sur l’essentiel (fais pas ci, fais pas ça, donne-moi ci, donne-moi ça). Dès lors, le fait que les « responsables français n'[aie]nt cessé de renforcer la francophonie (…) comme si celle-ci était l’unique voie vers la modernité » ne peut qu’être compris comme la manœuvre continuée d’une stratégie de conquête (économique, politique). Cette guerre des langues n’est pas seulement interne au Maroc : elle est franco-marocaine de fait.

Or, une bonne partie des locuteurs marocains semble avoir intériorisé cette construction coloniale, enfermant l’arabe dans une sorte d’enclos sacré, intouché par la modernité. Tout comme Mohammed Bennis, l’écrivain et journaliste Yassin Adnan rappelle pourtant que « la bibliothèque arabe ancienne grouille de recueil de poésie courtoise à connotation érotique, de poèmes dionysiaques, de paradoxes de mystiques, de recueils de poètes hérétiques, athées ou incrédules… », et que cette bibliothèque accueille toujours les écrivains marocains qui « de même qu’ils s’insurgent contre les tabous et libèrent la pensée et l’imaginaire, libèrent la langue et participent à sa modernisation. » Cette culture de langue arabe « prise en étau entre les deux murs que sont la francophonie et l’islamisme » résiste, donc. Mais comme tout ce qui vise à l’émancipation et à une forme de re-politisation de l’individu et du peuple, elle n’est pas aidée, quel que soit le pays.

Il s’agit par conséquent de dépasser le bilinguisme officiel pour aller vers un véritable multilinguisme et une quasi « virtuosité linguistique », écrit le professeur de philosophie Abdou Filali Ansary. Pour cela, un grand chantier de traduction doit à l’évidence être ouvert ou ré-ouvert, une traduction « au service de la décolonisation des esprits », précise le poète et traducteur Jalal El Hakmaoui, qui vient de faire paraître en France, aux Presses du Réel, dans la collection Al Dante dirigée par Laurent Cauwet, Ce que je n’ai pas dit à Bob Dylan. Comment ne pas ajouter que cela nous concerne, en France, nous aussi, et qu’il va bien falloir reparler de la non-place de l’arabe, de son enseignement et de sa traduction, parfaitement cohérente avec la non-place de ses locuteurs, qui se débrouillent avec une langue, vernaculaire ou pas, coupée de ce qui la nourrit, soit sa culture ?

Maroc : la guerre des langues, ouvrage collectif  (éd. En toutes lettres, collection les questions qui fâchent, Casablanca, 2018, 170 pages).

Liste des contributeurs : Yassin Adnan, Mohammed Bennis, Jalal El Hakmaoui, Abdou Filali Ansary, Zakia Iraqui-Sinaceur, Abdelmajid Jahfa, Mohamed-Sghir Janjar, Salim Jay, Driss Ksikes, Abdellatif Laâbi, Nabyl Lahlou, Fouad Laroui, Ahmed Farid Merini, Omar Saghi, Mustapha Slameur, Abdellah Taïa.


Nathalie Quintane

Écrivaine