Série noire de Bertrand Schefer : entre fiction et réalité
Il existe des auteurs qui sont tout à la fois de fins théoriciens et d’excellents romanciers, capables de vous entraîner dans les aventures de leurs héros et vous tenir réveillé dans de rocambolesques histoires tout en vous donnant à réfléchir sur des questions purement formelles. Ainsi Bertrand Schefer, qui a pensé son dernier livre comme un exercice périlleux de mise en abyme démultipliée, sorte de réflexion à plusieurs étages autour de l’influence de la réalité sur la fiction et de la fiction sur la réalité. En dehors de toute considération sur le passionnant intérêt théorique d’une telle entreprise, et du nombre de questions qu’elle pose, il faut reconnaitre avant tout que Série noire se dévore comme un polar.
Série noire, donc, du nom de la célèbre collection. Elle est au centre du livre, comme le catalyseur de ce qui, commencé comme une histoire emblématique de ce qu’on pourrait appeler le rêve occidental des trente glorieuses, se transforme en spectaculaire fait divers.
En 1960, des escrocs organisent l’enlèvement du fils de la richissime famille Peugeot, propriétaire des voitures du même nom, et réclament une rançon. C’est le premier rapt de ce genre en France.
Les écrivains partant d’un fait réel pour construire un roman sont nombreux aujourd’hui. À la vague autobiographique et autofictionnelle se sont ajoutées, pour le meilleur – mais parfois pour le pire – ce qu’on appelle depuis peu les exofictions. C’est même une des spécificités françaises parmi les littératures européennes que de triturer inlassablement les notions de fiction et de réalité. Pourtant ce Série noire est particulier, puisque l’auteur questionne le sujet à l’intérieur de la réalité elle-même. Dans le fait divers reconstitué par Bertrand Schefer, les malfrats pour commettre leur forfait et le mener à bien s’étaient directement inspirés d’un livre, Rapt, premier roman de l’Américain Lionel White, publié en France dans la collection Série noire de Gallimard. Jusqu’à recopier mot pour mot la lettre de rançon apparaissant dans le livre pour l’envoyer à la famille Peugeot.
Série noire à travers ce fait divers atypique questionne le pouvoir de la littérature.
On imagine aisément l’émoi du romancier tombant sur cette histoire. Bertrand Schefer, écrivain, philosophe, traducteur de l’italien, notamment de Léopardi, scénariste, qui a réalisé un film avec la plasticienne Valérie Mrejen, travaille depuis longtemps sur le concept de représentation. Son livre La Photo au dessus du lit (POL 2014) racontait comment une image aperçue fortuitement peut bouleverser une vie. Il questionnait aussi la perception de la réalité dans son récent et très autobiographique Martin (POL 2016), à propos de la dérive inexpliquée d’un camarade de lycée.
Série noire à travers ce fait divers atypique soulève plusieurs questions. Le pouvoir de la littérature, avant tout. Car ces malfrats s’identifient suffisamment à leurs héros de papier pour s’imaginer capables de faire comme eux. Il est question, aussi et bien entendu, de mise en abyme et de représentation de la réalité, ou de la non-réalité. Car comment reconstituer un fait divers dans une œuvre littéraire alors qu’il est lui-même la reconstitution d’une œuvre littéraire ? Le livre questionne aussi les diverses représentations possibles d’une œuvre, puisque ce fameux Rapt de Lionel White a également inspiré Godard pour son film Pierrot le fou. Comme si White était parvenu à concentrer toute la fiction possible ou imaginable d’une époque.
Le livre de Bertrand Schefer s’ouvre près d’une année avant les faits, lors du treizième Festival de Cannes, en 1959. Dans ce monde du faux-semblant par excellence, c’est pourtant l’effet de réel qui frappe ici, car on croise toutes sortes de stars et gloires de l’époque dont les noms s’accumulent : Georges Simenon, Monica Vitti, Dario Moreno. Pourtant, la question de la représentation de la réalité, et celle de la nature d’une œuvre, apparaissent également dès les premières pages. Car le film qui fait scandale cette année-là est L’Avventura, d’Antonioni, qualifié de faux polar par ses détracteurs.
Série noire souligne un aspect essentiel de notre époque qui débute dans les années 60 et que l’on voit exploser avec la téléréalité puis les réseaux sociaux : un brouillage des limites entre fiction et vie.
Vrai roman ? Faux polar ? Voilà qui ne peut qu’intéresser le lecteur. Et définit le héros de l’histoire : Raymond Rolland, play-boy sans le sou et trafiquant à la petite semaine, qui importe illégalement des juke-boxes (cela ne s’invente pas) et vole des voitures, veut intégrer un monde de paillettes qui lui semble à portée de mains. Et s’il met tout en œuvre pour y parvenir, c’est peut-être avant tout pour aider son amie, Lise Bodin, une presque miss Danemark qui voudrait être comédienne, qui est très belle, et sent que l’avenir risque de lui échapper si elle n’y met pas du sien. Lise Bodin ne sera pas inquiétée par les policiers, probablement qu’elle n’a pas soupçonné que son ami, et son comparse Pierre Larcher, projetaient de commettre un kidnapping, et même le premier grand kidnapping de l’Histoire. N’empêche, suppose Schefer, que c’est pour elle, pour être à la hauteur, que Raymond Rolland s’est sans doute embarqué dans l’affaire. Car les femmes, en effet, sont dans le livre, telles qu’elles apparaissaient dans l’espace public en ce début des années soixante : beaux objets de conquête que l’on tient en dehors des vraies discussions.
C’est pourtant le basculement des années soixante dans l’ère de la modernité, et non leur archaïsme, que met en scène ce roman, soulignant un aspect essentiel de notre époque contemporaine qui débute sans doute à ce moment-là et que l’on voit exploser quelques décennies plus tard avec la téléréalité puis les réseaux sociaux : un brouillage des limites entre fiction et vie, où des individus – les plus fragiles ? – peinent à différencier leur vie rêvée et leur vie réelle, les possibilités proposées par la fiction ou la publicité, et celles accessibles dans leur existence. Et où chacun pense avoir droit à son quart d’heure de célébrité.
Pour reconstituer ce fait divers spectaculaire mais un peu oublié, le romancier s’est fait plus archiviste qu’enquêteur. Il n’est pas allé chercher les derniers protagonistes vivants, mais a compulsé journaux de l’époque et rapports de police. C’est cette plongée dans le passé qu’il nous restitue. Il l’a expliqué dans une courte interview mise en ligne sur le site de l’éditeur : « J’ai cherché à comprendre comment des gens qui n’étaient pas destinés à devenir des criminels, ni les premiers kidnappeurs d’enfants, ni à s’inspirer de la littérature pour commettre un crime, comment ces gens-là ont construit, étape par étape, une espèce de fiction réalité qui est restée le plus grand fait divers des trente glorieuses. » Étape par étape, c’est aussi la forme de ce roman, court, nerveux, qui accumule les bribes d’informations et les suppositions pour nous faire avancer dans les méandres de l’affaire.
Une écriture cinématographique aussi, très visuelle, grâce à laquelle l’auteure tout en nous avertissant de la fiction nous plonge dans un saisissant effet de réel.
Ainsi le roman interroge sa propre structure, et son propre rapport à la réalité car l’auteur parvient, en nous racontant une histoire vraie, à nous embarquer dans un récit haletant comme si l’on n’en connaissait pas l’issue. Toutes sortes de parti-pris littéraires sont utilisés pour mieux nous déstabiliser. Des verbes systématiquement conjugués au présent, plongeant le roman dans un temps intemporel et une action en train de se faire, quand bien même elle s’est déroulée voilà près de soixante ans. Une langue dénuée d’effets de style, intemporelle elle aussi, comme lavée des tics de langage d’aujourd’hui, où l’auteur glisse parfois, discrètement, quelques expressions qui semblent tout droit sortir des romans de gare de ces années-là : « Une fille belle à mourir ». Et l’accumulation des noms, d’acteurs, de films ou même de voitures, qui disent une époque et un état d’esprit : Belmondo, Delon, Ventura, Classe tout risques, Plein soleil, Chevrolet, Dauphine, Studebaker. Une écriture cinématographique aussi, très visuelle, grâce à laquelle l’auteure tout en nous avertissant de la fiction nous plonge dans un saisissant effet de réel. Ainsi quand il décrit le petit appartement de Raymond Rolland, rue Denis-Poisson : « Son petit meublé de célibataire, qu’il faudrait ici reconstituer : imaginer le papier peint terne imprégné de tabac et de poussière, le mobilier de salon volumineux et bon marché qui semble remonter aux années 1930, le coin cuisine plus moderne en formica blanc et jaune acidulé. »
Le décor des années 60 que Bertrand Schefer restitue avec minutie n’est pas seulement un décor, c’est le cœur de l’événement lui-même. « Le secret de cette histoire est dans l’époque », confie le romancier. Car cette période qui débute est celle, en Europe de l’Ouest en tous cas, où tout semble possible si l’on est beau et entreprenant.
Pourtant une sorte de nostalgie peu à peu s’insinue dans les pages, à la vue de tous ces noms oubliés. Nostalgie d’un certain cinéma et d’un optimisme désormais englouti. La nostalgie s’empare également du livre quand surgit du néant un de ceux qui involontairement ont frôlé cette affaire. Ils ont été plusieurs, vraies célébrités ou simples amoureux des nuits parisiennes, à avoir été entendus par la police ou harcelés par les journalistes, alors qu’ils ne connaissaient rien de ce qui se tramait dans l’esprit du jeune play-boy qu’ils côtoyaient dans les fêtes et de sa jolie partenaire. En 1997, les protagonistes de l’événement apparaissent au détour d’une interview dans les Inrocks de Kenneth Anger, interview que Schefer retranscrit scrupuleusement. Le cinéaste inclassable et sulfureux se souvient soudain avoir tourné un début de film érotique à Paris, avec une jeune femme dont il a oublié le nom. « Elle était parfaite pour le rôle : une beauté brune au regard lumineux… Elle avait un petit ami séduisant […], une sorte d’escroc flambeur. » Mais le film, que son auteur voulait d’un esthétisme radical, n’a jamais vu le jour, et le souvenir est englouti comme le reste dans un passé glorieux qui n’a pas su tenir ses promesses.
Mais voilà que p. 67 l’auteur brouille les pistes, il n’est plus question des années 60 et de leur pouvoir d’attraction, et Bertrand Schefer inscrit ses héros dans une histoire littéraire plus vaste, une généalogie à laquelle ils n’ont sans doute eux-mêmes pas pensé. Pour intégrer un monde qui n’est pas le sien, Raymond Rolland fait imprimer des cartes de visites au nom de : « Roland de Beaufort, directeur commercial, 126 Boulevard Suchet. Paris XVIème ». Schefer reproduit un fac-similé de la carte dans son livre, et écrit : « Ces choses-là ont la vie dure. On ne peut s’empêcher de penser à cet autre ouvrier imprimeur, et à son ami Lucien Chardon devenu de Rubempré. »