Gérard Macé, colporteur de littérature
Les marges appartiennent de plein droit à la page. Écrire dans les marges, c’est toujours et encore écrire. Si la littérature est inspirée, elle est aussi inspirante. Et Gérard Macé est bien l’un des grands inspirés d’aujourd’hui. Sa simple présence, je veux dire celle de ses livres – poèmes, essais, fragments, pas de roman –, est le signe de cette heureuse et nécessaire extension du domaine de la lecture à celui de la critique, de la réflexion partagée, proposée, plus qu’assénée, de la rêverie.
Ou encore et surtout, selon le fameux terme générique qu’il reprend de Mallarmé, de la « divagation ». Ce qui brouille heureusement la frontière arbitraire séparant, pour le dire vite, la pensée et la création. L’inspiration et l’intuition étant assurément les partenaires légitimes de la réflexion. Gérard Macé écrit donc des livres dont le projet et l’existence dépendent d’autres livres, de la bibliothèque entière qui est son espace de circulation, une trouée, son territoire d’exploration et de découverte. Même s’il aime aussi le dehors, les paysages, les lointains…
Son ambition n’est pourtant pas celle de l’encyclopédiste qui prétendrait dominer, pour l’épuiser, tel ou tel champ d’études. Il y a au contraire chez lui une sorte de réserve nécessaire, de modestie féconde, de liberté surtout. Un noble travail de seconde main, d’amateur en somme. Et le gros volume dans lequel il vient de rassembler ce qu’il nomme Colportage (au singulier) illustre sa flânerie non académique mais érudite et obstinée – infiniment stimulante surtout. En 1998, puis en 2001, trois volumes étaient publiés sous ce titre (au Promeneur) avec, pour chacun, une précision : « Lectures », « Traductions » (de l’italien), « Images » enfin. L’ensemble est repris ici, considérablement augmenté par de nouvelles escapades. De fait, l’extension dont je parlais ne touche pas seulement le domaine de la littérature, mais celui des images, de la peinture à la photographie et au cinéma.
Il y a bien, chez Macé, un art de la lecture (et du regard aussi) comme de l’écriture, et c’est sans doute le même.
À propos des traductions justement, citons Macé lui-même, cohérent en toutes ses démarches : « Traduire, c’est lire avec un peu plus de patience que d’habitude, et même avec un crayon à la main pour écrire entre les lignes ; c’est imiter sans les avoir vus les gestes de l’auteur, et retrouver sa voix, déformée mais tout de même reconnaissable… » Gardons en mémoire cette évidence qui s’élargit, gagne et donne de l’espace, bien au-delà du passage d’une langue à une autre : « Traduire, c’est lire… »
Je voudrais, ici, moins parler des sujets, des thèmes et des œuvres abordés par l’écrivain que de cette poétique implicite (ou dispersée) qu’il applique et illustre. Il y a bien, chez lui, un art de la lecture (et du regard aussi) comme de l’écriture, et c’est sans doute le même. Cet art n’a ni manifeste ni théorie préalable. Il faut donc tenter de le décrire, d’en faire pressentir le mouvement et la pertinence… Dans le deuxième volume de ses Pensées simples (Gallimard, 2011 et 2014), Macé écrit : « J’aime réfléchir en ne pensant d’abord à rien, avec l’impression voluptueuse de me glisser dans les interstices du temps, dans les méandres de l’histoire et parfois l’intérieur des choses. » Même tonalité dans un entretien qu’il avait accordé à Thierry Romagné (Europe, novembre-décembre 2016, n°1051-1052). Sans fard, il y expliquait sa méthode en reprenant le mot de Mallarmé, si riche et disponible : « J’aime la divagation parce que j’aime rêver. Mais plus encore que le rêve nocturne, j’aime le rêve éveillé. La rêverie à laquelle on s’adonne et qu’on dirige en même temps. Autrement dit, j’aime mieux la souplesse et la sinuosité que la ligne droite, les accidents du parcours, la richesse de l’imprévu plutôt que la conclusion prévue d’avance, et le plan prémédité. […] En même temps, j’aime la cohérence, mais celle qui vient après coup. […] L’inspiration poétique est faite d’abandon et de maîtrise, c’est un vertige dominé, comme dans le baroque romain que j’aime tant, c’est pourquoi je préfère l’ellipse à la perfection du cercle. » À propos du baroque romain, signalons justement la réédition en poche, chez Arléa, d’un essai déjà ancien (1983), Rome éphémère. Ce court et superbe texte, accompagné de photographies de Ferrante Ferranti, s’appuie notamment sur les œuvres et les rêves antagonistes du Bernin et de Borromini.
Mais revenons à Colportage. Un chapitre explique indirectement la méthode de Macé. Son titre nous met sur la « Théorie des mirages ». Il ne s’agira donc pas de monter, comme il dit (à propos de Ponge), dans « le camion matérialiste, le camion de la phénoménologie [quoique…], le camion telquelien et d’autres véhicules à peine plus légers… » Dans ce chapitre, et dans tout le volume, il sera question « des lecteurs et des livres, ces miroirs éphémères où se réfléchit le réel, selon d’imprévues métamorphoses, et des contours quelquefois fantastiques ». Puis vient cette phrase, cette question dont on devine qu’elle ne peut attendre nulle réponse clairement formulée : « Et puis, quelle théorie pourrait rendre compte de la littérature, mieux que la théorie générale des mirages ? » Au lieu d’offrir une base solide, une assise, la théorie en question ouvre des échappées aux contours incertains, et revendiqués comme tels. Précision : Macé fait partir sa réflexion d’une expression qui désigne un rare phénomène visuel et climatique : la fata morgana. Dans des conditions géographiques particulières, à l’horizon au-dessus des flots de la mer, se dessinent, selon certaines conjonctions atmosphériques, des reflets amplifiés, des mirages, des « miroirs éphémères ». Mais cette expression est aussi le titre d’un poème d’André Breton et enfin le nom d’une maison d’édition (qui existe toujours), fondée au milieu des années 1960 par Bruno Roy. L’attention au papier, à l’harmonie de la page imprimée, n’est nullement étrangère au contenu des livres : « La recherche des proportions, le souci typographique, bref une beauté qui devrait être ordinaire, celle de la poésie qui s’épanche dans la prose, et qui semble réglée par des nombres invisibles… »
On peut divaguer loin de soi, sans se perdre. Et peut-être divague-t-on mieux dans cet éloignement.
« Portrait du critique en artiste » : tel est le titre d’un autre chapitre, qui est un hommage à Jean Starobinski, auteur notamment de l’admirable Portrait de l’artiste en saltimbanque (Skira, 1970, et Gallimard, 2004), où le lien s’établit, comme naturellement, entre le Christ outragé et le clown que l’on gifle, pour rire. À lui seul, le nom du critique genevois, et toute l’œuvre qui l’accompagne, évoque cet art dans lequel Gérard Macé, de plein droit et en parfaite autonomie, peut se reconnaître. Un mot apparaît, qui éclaire l’art de la critique selon Starobinski – et donc selon Macé – celui de « bienveillance ». Il « caractérise, souligne Macé, l’absence de narcissisme ou de culte de soi qui sont devenus les vices de l’Occident, et la patience d’un thérapeute plutôt que la cruauté de l’anatomiste ».
D’autres noms surgissent, des œuvres ou tel détail d’une œuvre. Celles de Joseph Joubert, l’écrivain sans livre dont le lecteur composera lui-même l’œuvre absente, de Caillois fondant « une poétique de la nature tout entière », de Ponge qui, « en faisant jouir la langue lui redonne la mémoire », de Jabès (associé à Gabriel Bounoure), puis d’Alfred Hitchcock, de Man Ray, de Cartier-Bresson, pour ne citer que quelques-uns des noms présents dans ce volume. Il n’y a pas, à chaque fois, pour chaque auteur ou œuvre évoquée, nécessité d’accord intellectuel ou spirituel. On peut divaguer loin de soi, sans se perdre. Et peut-être divague-t-on mieux dans cet éloignement. Par exemple, on imagine mal Gérard Macé proche de la pensée de Claudel, dont pourtant, sans aucune réserve, il salue « le sens du rythme et du mot juste », les « effets de surprise savamment ménagés », avec « son énorme franchise et son absence de précaution », sa « drôlerie enfin ». Autre exemple : Maurice Blanchot, dont il cite une magnifique et vertigineuse analyse de la biographie de Mallarmé par Henri Mondor. Blanchot qui fricota avec l’extrême-droite dans les années trente, sans jamais se demander « en quoi consiste une intelligence qui ne protège pas du pire », souligne Macé avec justesse.
Colportage se clôt sur la description d’un tableau, l’admirable portrait de La Muette, de Raphaël… « Car le langage aboli, affirme Macé, palpite encore… » Le paradoxe n’est qu’apparent. Le silence est une dimension de la parole, son souffle, son mystère. Sans lui, on tomberait vite dans le bavardage ou l’invective. Ou dans quelque tweet désespérant.