Instantanés de Claudio Magris : autoportrait de l’écrivain en voyageur
Inévitablement, le nom de Trieste fait résonner en français des échos de tristesse, comme si la ville emblématique de la Mitteleuropa s’associait presque musicalement à la rêverie d’un temps révolu, à l’imagerie un peu cliché de cafés cossus, où des intellectuels fument sans impatience, en lisant d’épais journaux de papier… Voilà donc l’incontournable Joyce, devenu un nom d’hôtel, Italo Svevo et sa dernière cigarette, Umberto Saba qu’accompagne toute la cohorte des fantômes de librairie, dont la présence décalent notre présent, et son immédiate violence, son urgente nécessité. Où sommes-nous ?
C’est la première question que l’on se pose, quand on ouvre le recueil d’Instantanés de Claudio Magris : une petite cinquantaine de textes, courts et datés, dont les titres disent déjà une manière de parcours à travers des années où tout change vite, et rien ne change vraiment, de « La colombe et l’aigle à deux têtes » (17 avril 1997) à « Selfie » (1erjuillet 2016).
Dans « La colombe et l’aigle à deux têtes », nous sommes donc à Trieste, au jardin public, où Magris décrit en guise d’ouverture une scène assez saisissante : un premier « instantané », puisque c’est le programme qu’il propose de « choses vues », observations et portraits, assortis des réflexions d’un moraliste un peu désabusé, souvent narquois, qui traque les détails d’une époque fuyante, d’Istanbul à Berlin, mais le plus souvent chez lui, sur la côte adriatique, dans sa ville de toujours.
A Trieste, ainsi, le texte inaugural donne à lire une sorte d’allégorie détournée, sans que le sens en soit explicite : des pigeons attaquent une colombe morte, au pied d’une statue représentant « une Italie à demi nue avec un aigle à deux têtes sur les épaules – symbole de l’empire des Habsbourg abattu pendant la Première Guerre mondiale et transformé en gibier de choix que l’on passe à la casserole ». Magris fait en quelques lignes le récit cruel et très précis de cet étrange « viol nécrophile » entre animaux, comme on donnerait le « la » lugubre du futur, au terme d’un siècle qui finit mal… Comme si le passé aussi avait un drôle de goût de mort. Comme si surtout l’écrivain, non sans ironie, nous autorisait à l’identifier, lui, à l’un des oiseaux de la scène, un peu à part : « un pigeon reste en arrière, s’arrête et, soupçonneux, fixe la scène d’un œil dilaté et rigide comme celui d’un cadavre. »
Homme parmi les hommes, « pigeon » parmi les siens et pourtant légèrement « en arrière », Magris définit son lieu, sa place au miroir des scènes saisies au fil de ces vingt années d’Instantanés.
Homme parmi les hommes, « pigeon » parmi les siens et pourtant légèrement « en arrière », Magris définit son lieu, sa place au miroir des scènes saisies au fil de ces vingt années d’Instantanés : observateur des autres et de lui-même, qui (se) regarde en se reprochant parfois de ne pas intervenir, et repose, l’air de rien, la question de la responsabilité. Sa place, on le sait, est celle d’un très grand écrivain – d’un écrivain de la grande forme, si l’on songe à des livres comme Danube ou À l’aveugle, mais aussi de la plus brève incision, du fragment nécessaire au moraliste et théoricien de l’« identité de frontière », propre précisément à une certaine esthétique de la Mitteleuropa (voir son magnifique Trieste en collaboration avec Angelo Ara). Cet homme de haute stature mais sans complaisance aucune, qui incarne le lien avec les fantômes par lui présents d’une Europe de culture, désormais largement fantasmée, le voilà qui s’offre sans trop de fard dans le retrait de son regard souvent critique, mais la conscience aussi de la pose qu’implique cet autoportrait face au présent – il n’est pas fortuit, à cet égard, que le dernier texte, dont on n’éventera pas le très fort effet, s’intitule « Selfie », comme si un Magris malicieux faisait son Van Eyck, sans cacher ses rides ni ses grimaces, entre des époux Arnolfini d’aujourd’hui.
De 1997 à 2016, les Instantanés forment un calendrier de notre époque, dont l’auteur s’étonne souvent des travers et cocasseries plus ou moins choquantes : les aléas d’un « numéro vert » où répond pour tout conseil une voix préenregistrée, la méprise qu’entraîne une exposition d’art contemporain chez Castelli à New York, les dérives et délires de l’université italienne prise par la folie des chiffres, une scène de bord de mer où se révèle la brutalité de l’égoïsme bourgeois sous le masque de la sensibilité, le trouble d’un savant mathématicien surpris de faire salle comble au Collège de France, le génie rhétorique d’un guichetier au service des cimetières de la commune de Trieste…
Instantanés est dédié « À mon père et à ma mère » : comme une reconnaissance d’avoir pu garder, d’une certaine façon, la curiosité de l’enfance.
Magris à chaque fois observe et parfois juge : une page sévère sur Thomas Mann le jour de la déclaration de guerre, une apparition surprise de Günther Grass sur un écran berlinois, des considérations courroucées sur les nouveaux modes de censure bien-pensante, beaucoup d’interrogations aussi sur les rapports entre les hommes et les femmes, qui pourraient faire craindre parfois la posture de l’amer lettré d’un autre âge, condamnant la roue d’un monde où vient se poser, assez politiquement incorrecte, la question de « Pisser contre le vent et contre la loi » (titre d’un Instantané particulièrement mordant).
Le risque alors serait de faire de l’érudit Triestin un décliniste élégant mais ronchon, glosant à coups de références sur les regrets d’une civilisation en ruines. Ce serait une erreur, car dans le fil volontiers dansant de ces jours, de ces pages, transparaît une curiosité jamais éteinte du monde et des autres, dans le voisinage du grave et parfois de la mort, à l’affût des lâchetés ou des ridicules dont l’honnête homme sait bien qu’ils peuvent aussi l’atteindre, si avisé soit-il. Magris est un homme de rencontres et de silence : celui – paradoxal – des mots à venir, et c’est dans cette espèce de solitude à rompre, avec une retenue spéciale, une mélancolie attentive au présent et à ses dons possibles, que semble s’ouvrir chacun de ses textes, comme une mise à l’épreuve de sa propre dignité d’observateur. Qui suis-je ? demande ainsi une voix, parfois très ténue, toujours bien là, sous un propos qui peut paraître parfois presque cassant : un doute, une ironie, une fêlure tellement mitteleuropéenne dans la belle prose de celui qui croque sur le vif le propre mouvement de son regard.
L’un des plus beaux textes, à cet égard, est sans doute celui intitulé « Tout va bien » où Magris raconte un dîner solitaire dans une pizzeria de Schio, ou plus exactement, et c’est ce qui fait la force mystérieuse de la scène écrite, dans la proximité d’un autre client, qui « mange en regardant fixement devant lui. S’il n’était pas là, la salle ne serait qu’un espace physique provisoirement vide, qui ne fait ni de bien ni de mal à personne. La présence de cet homme comme absent, inaccessible, dont le regard perdu est tourné vers le mur, le remplit au contraire d’une solitude infinie et inconsolée ».
Magris sort alors fumer un cigare, et s’assoit pour cela sur le trottoir. Passe devant lui un petit groupe de jeunes gens, garçons et filles, qui lui demandent : « Tout va bien ? » « À l’évidence, note-t-il, d’une part mon âge et de l’autre mon costume et mon imperméable, qui sans être particulièrement élégants sont incontestablement ceux d’un bourgeois respectable, rendent suspecte ma posture. » Une conversation amicale s’engage, après que l’écrivain a rassuré ses jeunes interlocuteurs, dont l’un d’eux lui raconte ses origines sénégalaises… Magris reprend : « Il me vient à l’esprit que je n’ai jamais demandé “Tout va bien ?” à quelqu’un d’accroupi au sol. Les jeunes s’éloignent en riant. C’était vraiment une belle soirée, me dis-je avec gratitude, en me relevant et en me dirigeant vers l’hôtel, et la leur, c’est justice, sera sans doute encore plus belle. Tout va bien. » Gratitude : ce merci limpide à de simples jeunes gens, pour la chance qu’ils donnent de se voir tel qu’on est, et tel qu’on ne s’était peut-être jamais vu, dit avec une grâce joyeuse la lumière d’un livre où la mélancolie reste ouverte à la vie. Instantanés est dédié « À mon père et à ma mère » : comme une reconnaissance d’avoir pu garder, d’une certaine façon, la curiosité de l’enfance.
Claudio Magris, Instantanés, Gallimard