Littérature

Houellebecq, grand consolateur ?

Critique Littéraire

Quelle lecture partielle que celle qui fait de Michel Houellebecq le grand romancier du découragement, des affres réactionnaires et de la lassitude du monde néolibéral ! L’œuvre de Houellebecq, ainsi que la lit Agathe Novak-Lechevalier dans Houellebecq, l’art de la consolation, sait se donner parfois quelques accents prophétiques et dépasser la fadeur du réel pour chercher « la poursuite du bonheur », la « possibilité d’une île » et, bientôt, la sérotonine…

L’essai d’Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation (Stock) avance une thèse qui pourrait en première lecture prêter au plus grand étonnement : loin de nous faire désespérer du monde contemporain qu’elle dépeint, l’œuvre de Houellebecq nous inviterait à nous en consoler. Guidé par une formule paradoxale de d’Aurélien Bellanger pour qui Houellebecq nous conduirait « à désespérer de son désespoir » et par le sentiment que l’auteur de La Carte et le territoire viserait à excéder la négativité qu’on lui attribue, Agathe Novak-Lechevalier propose de rouvrir le procès d’anti-humanisme dressé tant de fois à Houellebecq – le romancier, consulté par Agathe Novak-Lechevalier, ayant donné son imprimatur à cette notion de consolation : « il y a un morceau de Liszt, que j’ai beaucoup écouté à une époque, et dont le titre complet est, enfin si je me souviens bien, Consolation – prière aux anges gardiens. Je crois que j’ai peu entendu de choses aussi belles. Si c’est cela, ce que vous appelez la consolation, alors oui, je suis d’accord » accorde le romancier.

On part donc de loin : depuis que Jean-Marie Rouart a condamné radicalement « le déprimisme » de Houellebecq, les controverses n’ont cessé pour condamner la noirceur de l’auteur des Particules élémentaires : expulsion de l’écrivain du comité de rédaction des Perpendiculaires et « affaire Houellebecq », accusation de nihilisme, suspicion idéologique attribuant les positions des personnages des romans à leur auteur, interview au magazine Lire où Houellebecq déclare sa haine à l’égard des religions, procès, Goncourt controversé, nouvelles polémiques autour de Soumission. Pire qu’intempestif, le contemporain Houellebecq ne chercherait que « l’extase du dégoût » pour reprendre une formule de Nancy Houston. Comment sauver Houellebecq ou du moins nos usages de son œuvre ?

Tout se joue largement autour de la dimension prophétique des romans, que Houellebecq assume comme auteur de science-fiction influencé par Lovecraft : Plateforme se conclut sur un attentat islamiste et paraît quelques jours avant le 11 septembre tandis que Soumission qui évoque l’arrivée au pouvoir d’un parti islamiste paraît le jour même de l’attentat de Charlie-Hebdo. Le premier argument consiste alors à rappeler le pacte propre à la fiction dans lequel les personnages ont des opinions qui ne sont pas assumées par l’auteur et dans lequel même la figure de l’auteur qui se met en scène dans La Carte et le territoire, on s’en souvient, n’est qu’une autofiction « la fictionnalisation de l’auteur n’a pas pour but ici d’authentifier le roman en le reliant à une expérience avérée ; au contraire, elle ébranle ce point d’ancrage réel en l’arrimant à l’univers du roman : Houellebecq tout entier bascule alors dans la fiction » explique l’essayiste, pensant aussi à l’exposition du Palais de Tokyo.

Défendre Houellebecq c’est donc revenir sur les accusations d’être réactionnaire, procès intenté incessamment depuis Le Retour à l’ordre de Daniel Lindenberg, qui fait du romancier « l’éclaireur » infréquentable des « néo-réacs ».

La figure sociale de l’auteur est donc à distinguer selon le principe proustien du Contre Sainte-Beuve de l’auteur lui-même, qui chercherait non l’exposition, mais une surexposition brouillant les contours. La description du cynisme n’est donc pas un cynisme, et le vrai Houellebecq sera celui qui déclarera « Je reste un romantique, émerveillé par l’idée d’envol » et dont le modèle romanesque sera celui de Daniel1 dans La Possibilité d’une île, pétri d’ironie, mais peu à peu capable de renouer avec « un sentiment d’innocence ».

Défendre Houellebecq c’est donc revenir sur les accusations d’être réactionnaire, procès intenté incessamment depuis Le Retour à l’ordre de Daniel Lindenberg, qui fait du romancier « l’éclaireur » infréquentable des « néo-réacs ». Agathe Novak-Lechevalier propose là encore de distinguer essai et fiction en soulignant que Houellebecq n’est pas l’auteur de roman à thèse fixant des normes idéologiques, mais de peintures complexes – « la juxtaposition de perspectives et de tonalités incompatibles, le travail de la parodie, les jeux constants sur l’ambivalence minent de l’intérieur toute univocité et interdisent de figer les différents énoncés du roman en une doctrine identifiable » suggère-t-elle.

On ajoutera que Houellebecq a toujours renoncé à apparaître comme un « intellectuel » : certes le romancier s’en prend à la fois à la libération sexuelle de 68 et au gauchisme qui l’accompagne, mais c’est au nom d’un critique plus large de l’individualisme contemporain comme facteur de malheur. Cette critique a pris dans les discours médiatiques de Houellebecq des visages très différents : loin de partager l’extrémisme de Renaud Camus ou de Richard Millet, il s’est présenté comme chevènementiste puis balladurien avant d’affirmer à la télévision qu’il aurait pu voter Macron. C’est surtout un désintérêt à l’égard du politique qui singularise ses positions : partisan de la démocratie directe, le romancier déclare ne voter qu’aux référendums.

Autre critique classique adressée à l’auteur de La Carte et le territoire, sa misogynie supposée qui transparaîtrait dans les formules peu amènes de plusieurs de ses romans. Mais là encore, cette accusation appelle des nuances : les propos de certains de ses personnages s’en prennent au féminisme qui relèverait d’une forme de libéralisme communautaire dangereux. Pourtant derrière le ridicule de certains personnages de femme, le romancier ferait part d’une grande tendresse. Autre témoignage de ce paradoxe, le fait que Houellebecq ait critiqué le manifeste du féminisme ultra-radical du Scum Manifesto de Valerie et des « aimables connes qui le soutiennent » tout en le préfaçant non sans admiration.

Rien ne nous interdit de voir dans l’œuvre de l’auteur des Particules élémentaires un travail visant à nous faire sortir de l’indifférence, pour partager la souffrance sociale.

Dans ce procès en appel, d’Agathe Novak-Lechevalier se doit d’écarter encore d’autres critiques, notamment celle d’un opportunisme éditorial qui conduirait le romancier à profiter du système libéral par ses ventes tout en le critiquant : Houellebecq serait selon Daniel Schneidermann un médiatique parce qu’anti-médiatique, posture qui serait pourtant moins un stratégie calculée qu’une situation involontaire. Si par-delà la politique, Houellebecq est un écrivain, comment expliquer que l’on ait critiqué son style « plat » voire non littéraire ? En réalité, suggère l’essayiste à la suite de Dominique Noguez, le style de Houellebecq refuse la mise en scène ostentatoire du verbe au profit d’une « simplicité » qui n’est pas sans accident et sans richesse.

C’est comme projet littéraire véritable et non comme discours idéologique que l’œuvre doit être lue, au profit de sa complexité et de sa capacité à créer du débat par la mise en scène des tensions qui traversent un état social. « Renoncer à cela, c’est priver la littérature de sa force subversive, c’est renoncer à réfléchir à ce qu’elle implique, aux problèmes qu’elle nous pose, aux solutions qu’elle peut (ou pas) nous apporter » insiste Agathe Novak-Lechevalier.

Au contraire, rien ne nous interdit de voir dans l’œuvre de l’auteur des Particules élémentaires un travail visant à nous faire sortir de l’indifférence, pour partager la souffrance sociale. Loin d’être « édulcorée et mièvre » la consolation est une « forme d’intransigeance, d’exigence de sens qui constitue un acte de résistance au monde » ; elle est le témoignage, juge Michaël Foessel largement cité ici, d’une « perpétuelle insatisfaction face à la réalité » possédant une puissance fonction critique et refusant « l’indifférence métaphysique ». Lorsque Houellebecq intitule ses textes Rester Vivant : méthode, La poursuite du bonheur, Le sens du combat, Renaissance ou encore La Possibilité d’une île, la quête idéalisée du bonheur en est clairement l’aspiration secrète.

C’est une communauté secrète, empathique, de ceux qui souffrent dont les personnages de Houellebecq participent, dans une volonté de fixer et de contenir la douleur existentielle par le langage littéraire. En ce sens, la description de la désolation n’est qu’un point de départ, partagée avec l’auteur préféré de Houellebecq, Schopenhauer. S’y adjoint une critique profonde du libéralisme dont la réduction du monde à l’ordre économique est un crédo insupportable pour Houellebecq, surtout lorsqu’il se redouble d’un libéralisme sexuel : les communautés s’y dissolvent, le langage y perd sa capacité à désigner le monde et nous « condamne désormais à vivre dans un simulacre, un vaste plagiat du réel, et un plagiat volontairement truqué ». La religion, seul secours d’un monde vide, est elle-même défaillante : notre « civilisation qui vacille parce qu’elle est incapable de suppléer au vide que suscite la mort de Dieu » et ses succédanés, psychanalyse ou philosophie new age sont des impasses. Si la science pourrait, suggère le romancier, faire de nous des dieux en nous permettant de nous cloner, elle ne fournit en définitive que la triste contemplation du même.

C’est dans l’amor fati et dans ce lien littéraire qu’il faut donc trouver la possibilité d’une « illimitation », que manifeste notamment la prose musicale des fins de romans houellebecquiens : dans la poésie, se trouve un possible dépassement.

En vérité, si consolation il y a chez Houellebecq, elle serait d’une essence uniquement littéraire : la connaissance complète des blessures permet de leur survivre. La théorisation et la mise à distance à laquelle le romancier procède et qui s’accomplit totalement dans le projet d’une carte, est un moyen de contenir la désespérance. « Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu » écrivait Houellebecq dans Rester vivant : l’écriture est un rempart contre les maux. Savoir c’est pouvoir résister renchérit le romancier, qui nous invite à contempler sans nous y dissoudre le monde contemporain dans ce que Agathe Novak-Lechevalier nomme un « sentiment d’aquaplaning constant » : rendu étranges, à la fois proches et lointaines, la peinture des réalités des plus saisissantes de notre monde contemporain, bordels thaïlandais, sectes ou plages du cap d’Adge, nous permettent de nous en déprendre.

Entrer en décalage, devenir inadapté, maladroit face au monde est un ressort de résistance puissant, résume dans des pages très convaincantes Agathe Novak-Lechevalier. Lorsque ce décalage passe par la lecture romanesque, le lecteur gagne au passage la présence humaine de l’écrivain dans un dialogue qui devient un compagnonnage : on pense en particulier à cette adresse au lecteur dans Extension du domaine de la lutte « Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture ». C’est dans l’amor fati et dans ce lien littéraire qu’il faut donc trouver la possibilité d’une « illimitation », que manifeste notamment la prose musicale des fins de romans houellebecquiens : dans la poésie, se trouve un possible dépassement. « Je soutiendrais volontiers que c’est vers cette manifestation du mystique que pointent toutes les fins de Houellebecq » renchérit l’essayiste, qui voit les romans de Houellebecq finir par recouvrer ensemble la beauté, la morale et l’amour dans d’ultimes épiphanies : « mettre fin, pour Michel Houellebecq, c’est faire droit à l’infini ».

On voit la proposition de cet essai, en deux temps : désamorcer les critiques idéologiques faites à Houellebecq, souligner la puissance de transcendance propre au travail littéraire, gestes ayant en commun de souligner l’autonomie du champ littéraire par rapport aux représentations qu’il brasse. Le tout relève d’une conception très optimiste et volontariste de la littérature, qui n’aurait pas à rendre compte des positions idéologiques de son auteur ou de ses personnages, parce qu’ils seraient nécessairement transformés par un idéal de transcendance esthétique. À en juger des réactions sincères d’innombrables lecteurs, embarrassés voire choqués par l’infra-discours des romans de Houellebecq, il n’est pas sûr qu’une telle conception positive s’impose toujours et que l’essai d’Agathe Novak-Lechevalier suffise à en convaincre : bien au contraire, un trouble politique et éthique heurte les sensibilités et contamine en retour la valeur littéraire accordée à l’œuvre. Si on ne fait que de la mauvaise littérature avec de bons sentiments, comme le disait Gide, le contraire reste donc à démontrer.


Alexandre Gefen

Critique Littéraire, Directeur de recherche au CNRS - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

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