Rediffusion

BlacKkKlansman, « Make Racism Wrong Again »

Historienne de l'art contemporain

Le 10 août 2018, un an après les violences racistes de Charlottesville, sortait aux États-Unis le film de Spike Lee primé à Cannes, BlacKkKlansman. En racontant l’histoire « fo’ real » d’un policier africain-américain qui infiltre le Ku Klux Klan, le cinéaste s’appuie sur des références symboliques du passé américain pour s’ancrer dans le présent en montrant la répétition des faits, générations après générations, et plus que tout la nécessité de se réveiller face au racisme. Rediffusion d’hiver.

Le 12 août 2018 marquait le premier anniversaire des violences de Charlottesville en Virginie et la mort de Heather Heyer. L’activiste antiraciste a été tuée par la voiture que conduisait James Alex Fields Jr. qui a intentionnellement foncé sur la foule des manifestant-e-s réuni-e-s contre le ralliement des suprématistes blancs. Ces derniers, visages grimaçants et déformés par la haine, brandissaient depuis déjà deux jours torches et signes nazis en riposte au projet de la ville de déboulonner la statue d’un héros confédéré de la Guerre de Sécession.

Publicité

Les événements de l’été 2017, largement relayés par les médias, ont profondément marqué les esprits aux États-Unis, engageant la société civile à poursuivre les protestations initiées par Black Lives Matter, depuis sa création en 2013 lorsque le meurtrier de Trayvon Martin avait été acquitté. Contrer les idées d’extrême-droite véhiculées par des groupes prônant la supériorité des WASP (White Anglo-Saxon Protestant), alors que la politique de l’actuel président des États-Unis confirme jour après jour que le racisme n’a jamais cessé d’exister dans le pays depuis sa création, est une tâche que les femmes et les hommes travaillant pour les droits civiques prennent à bras le corps.

Dans la perspective, un an après, d’une seconde réunion des groupes suprématistes blancs, cette fois sur Layafette Square à Washington DC (Charlottesville leur ayant été interdite), les militantes et militants sont venus nombreux pour s’opposer au racisme. Sur les marches du Lincoln Memorial, une femme du Southern Poverty Law Center, basé à Montgomery dans l’Alabama, distribue un guide listant les « dix façons de lutter contre la haine ». Sur la couverture du livret, la photographie en couleurs d’un enfant de deux ou trois ans, habillé des vêtements blancs du Ku Klux Klan avec une capuche taille XXS sur la tête, touchant le bouclier d’un policier africain-américain qui le regarde derrière ses lunettes de soleil. La femme distribue aussi un badge sur lequel est écrit : « Apathy is not an option ». Elle fait partie d’un groupe qui tient une banderole où se détachent blanc sur violet les mots « UNITE AGAINST HATE ». Le slogan « All Power to the People » est scandé à plusieurs reprises.

Il retentit de façon symbolique en ce haut lieu de mémoire où en août 1963, Martin Luther King prononçait son célèbre discours « I Have a Dream ». Le timbre de sa voix fait encore vibrer, cinquante-cinq ans après, les pierres de l’imposant monument où la statue d’Abraham Lincoln rappelle elle aussi toute une histoire américaine, toute une histoire de l’esclavage, toute une histoire de la violence.

« Se réveiller » face au racisme est le mot d’ordre de Spike Lee depuis qu’il a commencé à faire des films

La journée du 12 août 2018 est, pour les médias américains qui suivent les événements de près, l’occasion de revenir sur cette actualité en la confrontant à une contextualisation qui retourne constamment aux fondements de la xénophobie. Alors que le président a envoyé la veille un message où il dit condamner « toutes les formes de racisme », le Washington Post riposte en disant qu’il n’y a qu’un seul racisme et qu’en citer plusieurs revient à évoquer implicitement le racisme contre la population blanche, dont une majorité de la classe ouvrière blanche se plaint. Cette déclaration, précise le quotidien, fait écho aux propos du chef d’État à l’issue des violences de Charlottesville l’année précédente, lorsqu’il avait déclaré l’existence de « gens violents et de gens biens des deux côtés ».

CNN, chaîne télévisée pourtant peu encline à laisser poindre des idées démocrates, invite l’historien Jon Meacham sur le plateau pour parler de son ouvrage The Soul of America paru en mai 2018, dans lequel il consacre une partie aux épisodes de violence liés à la politique américaine, en évoquant notamment le Ku Klux Klan. On sait que dans les années 1920, l’organisation (fondée en décembre 1865) comptait huit millions d’adhérent-e-s et que certains États comme le Colorado avait des élus klanistes. Toujours sur CNN, l’émission « The 2000s » narre les années Obama entre 2006 et 2009 en terminant sur les campagnes diffamatoires menées par le Tea Party dont le président africain-américain a été l’objet quelques mois après son élection.

L’histoire ne cesse de se répéter dans une réalité dont la boucle est devenue un nœud coulissant de plus en plus serré. Les militant-e-s réuni-e-s sur Freedom Plaza en ce dimanche d’août plombé, hurlant à l’envi « No KKK, No Racist USA, Go Trump » à trois cents mètres de la Maison Blanche, sous l’œil indifférent des touristes venus du monde entier admirer l’hégémonique capitale, cherchent par leur engagement une issue à l’apathie.

« Se réveiller » face au racisme est le mot d’ordre de Spike Lee depuis qu’il a commencé à faire des films dans les années 1980. Il a choisi, trois mois après avoir gagné le Grand Prix du Festival de Cannes, la date du premier anniversaire des événements de Charlottesville pour la sortie nationale de BlacKkKlansman. L’histoire des luttes africaines-américaines ainsi que leurs effets sur la culture populaire et la société du spectacle irriguent le cinéma de Lee, qui œuvre en fin connaisseur des faits qui ont suivi l’abolition de l’esclavage et qui ont marqué le XXe siècle. Le cinéaste est aussi un passionné d’histoire et il confirme avec sa dernière réalisation que le « film parle de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui ». Cette nécessité d’ancrer dans l’actualité un continuum historique véridique est au cœur du projet. L’affiche annonce d’emblée qu’il s’agit d’« une histoire vraie ». Au début du film, Lee le rappelle : ce qui est narré s’est vraiment passé, « fo’ real, fo’ real » lit-on sur l’écran dans une transcription en « Black English » (ou « Jive ») du parler africain-américain, qui est aussi l’un des éléments clés de la narration. Le film est en effet tiré des mémoires de Ron Stallworth publiées en 2014 aux États-Unis (et aujourd’hui en français chez Autrement).

Le cinéaste est aussi un passionné d’histoire et il confirme avec sa dernière réalisation que le « film parle de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui »

Le terme de « true » revient de nombreuses fois dans les dialogues, surtout chez les membres du Klan, « true american », « true white ». Mais ce « true » est fondé sur un scénario qui volontairement l’invalide car la « pureté » du vrai est l’envers de ce que Lee choisit de montrer. La vérité n’appartient pas à ceux qui la revendiquent et c’est ce renversement qui stabilise le récit. L’histoire de Ron Stallworth (George David Washington), premier policier africain-américain embauché par le comissariat de Colorado Springs au début des années 1970 et infiltrant le Ku Klux Klan local, n’est possible que parce que ce policier « passe pour blanc », c’est-à-dire qu’il change son identité et introduit par là-même le leurre. Pour jouer ce rôle, comme il ne peut se montrer en personne aux membres du Klan, il a besoin de la complicité d’un policier blanc, mais celui-ci, « Flip » Zimmerman (Adam Driver), est juif. Zimmerman représente alors un personnage noir (Ron Stallworth) tout en incarnant un non-juif pour infiltrer les suprématistes blancs. Cette notion de « passer pour » est importante dans l’histoire raciale des Amériques quand on est défini par la couleur de sa peau ou par sa religion.

Mais au début du film, avant de  passer pour blanc, Ron Stallworth passe pour un militant noir en infiltrant un meeting organisé par le syndicat des étudiants noirs de Colorado Springs. Celui-ci a invité le célèbre leader Stokely Carmichael/Kwame Ture (Corey Hawkins), à l’origine de l’expression « Black Power » dès 1966. Dans un véhément discours qui n’est pas sans faire hommage à Malcolm X et face à un parterre concentré, il affirme la fierté africaine-américaine. De noir à blanc, et de blanc à noir, Spike Lee fait de la binarité un élément duel à la fois esthétique et historique. Il y a d’un côté les étudiant-e-s africain-e-s-américain-e-s militant pour le Black Power, de l’autre, les racistes du Ku Klux Klan et entre les deux, les policiers qui font le relais.

Puisque l’histoire se déroule dans les années 1970, la reconstitution que propose le cinéaste est très largement inspirée de la Blaxploitation. La typographie du titre, BlacKkKlansman, en est un exemple, la répétition de la lettre K devenant le pendant acerbe d’un Sweet Sweetback’s Baadasssss Song réalisé par Melvin van Peebles en 1971 — la sonorité des mots étant ici aussi visuelle. Les couleurs, les vêtements, la musique (la bande originale est de Terence Blanchard), l’émission télévisée Soul Train, les références directes aux films Shaft (1971) et Superfly (1972) respectivement dirigés par Gordon Parks père et fils, confirment l’ancrage dans une époque.

Toutefois, cette forme parodique, qui est aussi la marque de fabrique de Lee, semble ici renforcée pour révéler le versant effrayant des membres du Klan. Car là, à l’exception d’une scène où on les voit vêtus de la robe, l’atemporalité et la banalité de leur panoplie (le t-shirt ou la classique chemise de bûcheron sont américains depuis toujours) et de leur quotidien assoient définitivement leur présence dans le présent. En cela, Adam Driver, jouant le rôle avec un naturel désarmant, est impressionnant. Répondant récemment aux questions de The Crisis, journal de la NAACP (National Association of the Advancement of Color People) fondé en 1910 par W.E.B Du Bois, Spike Lee affirme : « Je n’avais pas peur de les montrer tels qu’ils sont. Je ne pense pas que je devais en faire des “vieux racistes avec un bon cœur”. Je ne voulais pas faire ça. Nous avons perdu des gens qui ont été assassinés et pas seulement des Africains-Américains. Donc je ne me suis pas posé la question de savoir si j’allais heurter la sensibilité des membres du Klan. »

Les représentations photographiques et cinématographiques se croisent et se juxtaposent comme autant de références symboliques à saisir.

Dans BlacKkKlansman, la réalité pose son empreinte sur la fiction. Lee propose presque à chaque plan des éléments permettant de raccorder le scénario à l’histoire politique d’une époque. On y voit Patrice, la jeune militante africaine-américaine portant le badge « Free Angela », on l’entend faire référence à la célèbre « double conscience » de Du Bois, on la voit se rendre à la bibliothèque consulter The Crisis sur microfilms en s’arrêtant sur une photographie de lynchage dans les années 1910, on voit des affiches liées à la réélection de Richard Nixon dans le commissariat. Mais cette histoire véritable est aussi au cœur des dialogues. Spike Lee les a écrits avec Charlie Wachtel, David Rabinovitch et Kevin Wilmott et on saisit le soin apporté aux mots par lesquels les situations sont décrites, d’abord au téléphone quand le Ron Stallworth noir parle avec les hommes du Klan dans leur langue puis de visu quand le Ron Stallworth blanc doit contrer les questions sur les Juifs produisant sur l’écran une tension extrême. Le jeu des deux acteurs s’accorde à la responsabilité qu’ils endossent et dans cette configuration, en tant que policiers (et détestés a priori par les deux côtés, « noirs » et « blancs », qui les traitent de « pigs ») ils sont à la fois les traits d’union et les points de rupture.

Si Lee filme au plus près des visages, s’il décadre systématiquement les scènes montrant les membres du Klan, renforçant par ces contreplongées déséquilibrées le danger potentiel qu’ils représentent, il y a au cœur de son processus de narration un fil qu’il maintient sans le lâcher : le racisme américain qui a été véhiculé par les images. Les représentations photographiques et cinématographiques se croisent et se juxtaposent comme autant de références symboliques à saisir dans un montage souvent habile mais qui souffre parfois de raccourcis dont Lee ne se préoccupe pas, tant l’urgence pour lui de réaliser le film est visible.

Parmi les références, dès l’ouverture du film, une scène d’Autant en emporte le vent où Scarlett O’Hara avance entre les corps de soldats blessés lors la Guerre de Sécession ; le plan se termine sur le drapeau des Confédérés flottant au vent en gros plan. À sa sortie en 1939, nombreuses sont les manifestations à l’encontre du film de Victor Fleming et le Chicago Defender du 13 janvier 1940 dénonce ouvertement une « propagande anti-noire ».

Puis, juste après, vient la séquence où un certain Dr Kennebrew Beauregard gesticule en prononçant des phrases incompréhensibles et racistes contre les Noirs et les Juifs. Ce personnage est interprété par Alec Baldwin, dont on connait les imitations sur Saturday Night Life lors de la précédente campagne présidentielle puis après l’élection. Sur lui est projeté The Birth of a Nation que D.W Griffith réalise en 1915 d’après le roman raciste The Clansman écrit par Thomas Dixon en 1905. Spike Lee n’oublie pas que lors de ses études de cinéma au City College de New York, il n’a jamais entendu parler de ce film comme étant lié au Ku Klux Klan mais plutôt comme un important jalon de l’histoire du cinéma. Alec Baldwin est emprisonné dans les images et se débat comme dans une toile d’araignée. On pense ici au film-performance que DJ Spooky réalise en 2004 dans une reprise intitulée Rebirth of A Nation où il déconstruit le montage original du film de Griffith en y appliquant les techniques du remix.

La contextualisation que propose le cinéaste renforce la répétition des faits de violence, génération après génération. Le passé n’est que le tremplin pour un constant retour.

La dernière référence de taille est la double scène de BlacKkKlansman composée d’un montage alterné où, alors que les hommes du KKK visionnent, regards hystériques, The Birth of a Nation lors de leur rassemblement (Lee insiste sur la porosité des périodes entre les années 1910 et les années 1970), Harry Belafonte fait de sa belle voix grave le récit d’un lynchage. Assis sur le même fauteuil en osier que celui de Huey Newton, en clin d’œil au charismatique leader des Black Panthers, et entouré des militants du Black Power, il raconte le meurtre innommable de Jesse Washington en 1916. Là aussi Spike Lee fait fusionner la fiction et la réalité en donnant le précieux rôle de narrateur et de passeur à un artiste et grand militant pour les droits civiques aujourd’hui âgé de 90 ans.

Ce lynchage qui suit d’un an la sortie de The Birth of A Nation est celui d’un adolescent accusé du viol et du meurtre de Lucy Fryer, la femme de son employeur, un fermier texan. Le récit relate les faits ignobles de l’acharnement d’une foule composée de plus de 10 000 personnes qui, après avoir castré le jeune homme, l’attache à un arbre et le brûle longuement. Pour ajouter à la jouissance sadique de cette violence raciale, des parties de son corps sont découpées et distribuées en souvenir. Et puis, comme pour beaucoup d’autres lynchages de cette époque, des photographies sont prises et sont imprimées en cartes postales. Dans son film, Spike Lee fait poser les femmes et les hommes qui écoutent Belafonte tenant à la main de grands tirages du corps carbonisé de Jesse Washington. Il change le format des cartes postales pour en faire des pancartes de manifestation. Une manière de cibler son objet en obligeant à regarder la vérité, l’« histoire vraie ».

La contextualisation que propose le cinéaste renforce la répétition des faits de violence, génération après génération. Le passé n’est que le tremplin pour un constant retour. Quand l’un de ses collègues policiers blancs évoque le danger que représente David Duke, le directeur national du Ku Klux Klan, son influence et la possibilité que lui ou un suiveur soient un jour élus à la Maison Blanche, Ron Stallworth hausse les épaules, incrédule – et l’autre de lui rétorquer : « Mais réveille-toi ! ».

La technique de la double-dolly, l’une des signatures de Lee, pourrait résumer cette étrange sensation de surplace avec laquelle la partie « fictive » du film s’achève. Patrice et Ron avancent figés, armes pointées vers une croix qui brûle au loin dans la nuit. Le plan suivant montre des hommes du Ku Klux Klan torches au poing autour de la croix. Fondu-enchaîné. Les images des suprématistes blancs arpentant les rues de Charlottesville, gestes menaçants et visages grossiers, font leur apparition sur l’écran. Face à eux, les militant-e-s de Black Lives Matter. Afin que les spectateurs réalisent que ce sont bien là les véritables images des événements, Lee indique les dates et les lieux. Il insère le vrai David Duke, visage lifté, prenant la parole lors du Unite Rally et le ton de sa voix hypocrite et mielleuse se confond avec celle de Topher Grace qui le joue parfaitement dans le film. Il insère aussi Donald Trump faisant sa déclaration après les affrontements. Il termine avec la voiture qui fonce sur la foule, les corps choqués qui volent et enfin le visage de Heather Heyer. La mention « Rest in Power » accompagne son portrait. Ces images qui concluent BlacKkKlansman sont un retour sur la réalité qui, comme un mauvais film, frappe par une violence que renforce l’échelle de la projection. La musique du générique de fin est un inédit de Prince qui chante « Mary Don’t You Weep » (« Mary ne pleure pas »), une reprise d’Aretha Franklin datant de son album Amazing Grace de 1972. L’histoire est en deuil mais reste vivante.

Note de l’auteur : « Make Racism Wrong Again » était l’un des slogans des manifestants du 12 août 2018.


Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

Face au présent

Par

Faire face au présent, le diagnostiquer, c’est aussi percevoir qu’il n’y a pas qu'un seul présent, le même pour tous, mais des présents. Et, de plus en plus, ces présents sont désaccordés. L'économie est... lire plus