Recommencer le monde – sur Le Dernier Fleuve d’Hélène Frappat
Hélène Frappat aime les mondes et le passage, surtout s’il est secret : d’un livre à l’autre, des images mouvantes à la réalité de leur reflet, cette brillante héritière de Rivette et des Treize de Balzac (l’un n’allant pas sans l’autre) goûte les fables et jeux de pistes, dans la conscience assez singulière d’une œuvre à construire, protéiforme et ambitieuse, à partir toujours d’un programme – presque d’un protocole, fût-il malicieusement faussé. C’est une romancière de tête, disons, qui a beaucoup lu, beaucoup vu, et travaille dans son atelier fictionnel une matière riche et des références nombreuses : une cuisinière savante, à tours, à recettes.

On ne peut s’empêcher de se (re)dire cela, en ouvrant Le Dernier Fleuve, roman qui pourtant ne ressemble pas aux précédents et semble devoir naître tout entier de son exergue, emprunté à Henry David Thoreau : « Tout enfant recommence le monde ». Nous revoilà donc face à cette vieille affaire de Walden, ce mythe aujourd’hui légèrement figé dans le fantasme, devenu en tout cas si littéraire, d’un retour à la Vie dans les bois… La citation n’est certes pas la plus originale qui soit, mais elle insinue d’entrée une tension intrigante avec le titre, magnifique : le dernier fleuve, est-ce bien pour recommencer le monde ? Le livre peut s’ouvrir alors sur la fiction d’une fin, l’annonce d’un arrêt, le paradoxe d’un incipit bloqué : « Impossible d’aller plus loin », dit la première phrase, comme pour inviter au dépassement de ce point initial, vers un but dont l’immanence créera le trouble tout au long du récit… Où va le fleuve, en effet, sinon où il est déjà, dans le flux de son renouvellement toujours recommencé ?
Le roman se confond avec le cours de l’eau, dans un processus de métamorphose continue, synesthésique, qui rompt l’habitude d’une lecture confinée aux rives de la page.
Nous sommes en tout cas avec deux frères, des enfants, Mo et Jo, dans un temps indécis, et le mouvement que disent leurs noms – l’eau, le mot, le mojo