Spectacle vivant

Avec « Saison sèche », Phia Ménard récolte la révolte

Critique

Adepte des métamorphoses, Phia Ménard est une artiste polymorphe qui livre combat contre les assignations et les éléments. Avec Saison sèche, spectacle créé en juillet dernier à Avignon et repris à la MC93 de Bobigny avant de tourner en France, elle propose une performance organique où elle entend « mettre à mort le patriarcat ».

Si la force de frappe des spectacles de Phia Ménard tient principalement à leur puissance et leur inventivité visuelles, son verbe n’en est pas moins acéré et assuré : elle avait pu ainsi nous affirmer sans ciller, dans un entretien donné l’an passé, que « le patriarcat [était] une association de malfaiteurs ».

Rangée dans la catégorie des « indisciplines » au Festival d’Avignon, cette indisciplinée, qui (in)jongle tant avec les genres qu’avec les hiérarchies artistiques, est une adepte des métamorphoses. Née dans un corps d’homme, elle livre combat contre les assignations et les éléments : dans P.P.P. (2008), elle luttait avec la glace ; dans Vortex (2011), elle était aux prises avec une tempête de sacs plastiques. Par le truchement de l’intime et du plateau, elle sublime les préoccupations vécues dans sa chair dans un langage scénique qui réinterprète le principe de Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, la matière se transforme.

À travers ce travail plastique, elle offre une voix singulière et radicale, et peut-être singulière car radicale, dans le paysage théâtral français. En mars dernier, elle notait qu’elle réfléchissait « peut-être moins à des problèmes de genre qu’à la place des femmes dans la société ». Désormais du côté des « perdantes », elle a fait de ce déplacement le cœur de son spectacle Saison sèche, présenté en juillet dernier à Avignon. En effet, cette performance organique met en scène un rituel où sept femmes se donnent comme objectif de « détruire la maison du patriarche ». L’image y devient littérale : les murs s’écroulent à mesure que le temps s’écoule.

Sous la chape de plomb des oppressions, représentée par le plafond bas, les sept danseuses sont allongées, jambes impudiquement écartées, vêtues de robes mal coupées.

En janvier dernier, le philosophe trans Paul B. Preciado proposait de lire Weber avec Butler, et soumettait une analogie aussi éclairante qu’incisive : « la masculinité est à la société ce que l’État est à la nation : le détenteur et l’usager légitime de la violence. Cette violence s’exprime socialement sous forme de domination, économiquement sous forme de privilège, sexuellement sous la forme de l’agression et du viol. » À l’orée du spectacle, Phia Ménard, couronnée de ses fleurs en plastique, en cite un exemple qui fait l’effet d’une gifle, au moment où l’on nous invite habituellement à éteindre nos téléphones portables pour ne pas « importuner » nos voisin·e·s : « je te claque la chatte. ».

Le ton est donné, le rideau se lève, dévoilant le premier tableau vivant : sous la chape de plomb des oppressions, représentée par le plafond bas, les sept danseuses sont allongées, jambes impudiquement écartées, vêtues de robes mal coupées. Vies précaires et corps offerts, sans défense. Le plateau se révèle alors, dès les premiers instants, comme tout à la fois safe space et espace de mise en danger, cadre protecteur et arène implacable.

Chez Phia Ménard, le corps de l’acteur est pensé comme une surface de projection : il s’agit de sentir l’acte, et non pas d’écouter un discours, de cueillir des symboles, d’accueillir les questions, et non d’imposer des thèses.  Tout le défi est alors la matérialisation de ce combat politique dans des enjeux esthétiques. Ici la scénographie, architectonique, poétise cette lutte, en s’animant dans un boucan d’enfer, en s’illuminant en des spasmes violents, en s’inondant de bile noire. Ces évolutions au cours des différents tableaux, inégaux mais pour certains percutants, correspondent à une dramaturgie en cinq actes : un prologue, une soumission, une naissance, un combat, un épilogue.

Cinq actes, sept femmes donc.

Sept femmes, comme les sept samouraïs de Kurosawa. Mais elles tiennent plus des Femens, avec leur nudité assumée et leurs corps bariolés, que des Japonais armés de katana. À ces battantes d’aujourd’hui font écho les « Belles d’hier », précédent spectacle de Phia Ménard, où elle invitait cinq femmes à en finir avec le mythe du prince charmant en une ultime lessive, pour ensuite ranger l’humanité, avant de rentrer dans la grotte matricielle.

Certains hommes se sentent attaquer ? Avis aux phallocrates, réplique Phia Ménard.

Avec Saison sèche, l’artiste propose une sarabande aux accents écoféministes, nous conviant à rejoindre une ronde qui tient de Maguy Marin et du Sacre du printemps, réinvesti en transe collective pour exorciser les femmes du patriarcat. Elle peut prêter à sourire, cette vision d’une sororité romantique, cette invitation à nous libérer des carcans en brûlant soutifs et jetant bonnets par-dessus les moulins. Il peut même exaspérer, ce retournement du stigmate de la « sorcière », désormais célébrée comme symbole de subversion sexy, et qui tend à devenir une tarte à la crème. Mais il faut avouer que l’ensemble imprime sur la rétine et les esprits, que l’engagement des comédiennes, les peintures de guerre sur les visages, comme autant d’éclats de couleurs primaires se détachant sur fond blanc, font de cette performance un dispositif de combat théâtralisé efficace.

Affaire politique car carnavalesque, aussi. Surtout lorsque les comédiennes mettent en scène une dialectique du travestissement : elles secouent le plateau d’une marche martiale farcesque, après avoir revêtu les habits de certains archétypes de virilité, oripeaux masculins à qui il faudrait faire la peau. Les drag-kings transforment alors ces attitudes caricaturales en gestus brechtiens : ils pissent contre les murs, jouent avec les bijoux de famille (non sans humour, quand les billes s’échappent)… D’aucuns regretteront le manichéisme du propos. Certains hommes se sentent attaqués ? Avis aux phallocrates, réplique Phia Ménard. Ajoutons que cette cérémonie, toute à la fois violente et joyeuse, se revendique des Maîtres fous de Jean Rouch. Dans ce film, réalisé au Ghana en 1955, les Aoukas, dans la banlieue d’Accra, mettent en scène le renversement de la domination en convoquant les esprits des colons dans une sorte de catharsis libératoire. Mais ce moment circonstancié n’est-il pas juste une soupape de sûreté, sapant toute rébellion réelle, comme ce fut longtemps le rôle du carnaval, si l’on en croit Bakhtine ?

C’est sur le terrain de la radicalisation que doit se construire l’égalité qui concerne toutes les victimes des formes modernes de l’esclavage.

Dans L’image peut-elle tuer?, Marie-José Mondzain considère plutôt ces épisodes comme une réserve d’énergie révolutionnaire, précurseurs d’une transformation « dont ils sont les acteurs d’une répétition générale, une sorte de laboratoire clandestin de la révolte. » C’est probablement ainsi que Phia Ménard considère aussi son spectacle : comme une sorte de répétition générale, métaphorique, de la « mise à mort du patriarcat ». Pour une telle ambition, la radicalité est de mise : Marie-José Mondzain toujours écrit, dans La confiscation cette fois, que, « en tant que membres de l’humanité historiquement les plus asservis, c’est bien aux femmes qu’il appartient en premier lieu de se réapproprier la radicalité de leur puissance et de leur combat. C’est de leur détermination que dépend la chance la plus assurée d’une victoire. (…) C’est sur le terrain de la radicalisation que doit se construire l’égalité qui concerne toutes les victimes des formes modernes de l’esclavage. La confiscation de la radicalité est la pire mutilation qu’on puisse imposer à une jeunesse qui veut donner du sens à ses actions. »

Avec ce brûlot aussi spectaculaire que catégorique, Phia Ménard ne se positionne pas comme une réformiste tiède ; elle soutient que l’émancipation est un combat. Et elle veut la démolition d’un monde encore debout, malgré les secousses de #metoo, non pas pour la perpétuation d’une éventuelle guerre des sexes, non pas pour une violence stérile, mais pour défendre une reconstruction sur des bases sereines : du chaos, émerger comme égaux. Elle rappelle ainsi ce que déclarait déjà Paul B. Preciado, que « la classe dominante (masculine et hétérosexuelle) n’abandonnera pas ses privilèges parce que nous envoyons moult tweets ou poussons quelques cris ». Il s’agit au contraire de monter au front, et ce sera « la plus importante des guerres, parce que ce qui se joue n’est ni le territoire ni la ville mais le corps, le plaisir et la vie ». Ne sonnons pas l’hallali trop tôt, mais le rôle de l’artiste consiste alors à montrer des possibilités, à dire ce que le monde pourrait – et même devrait, en son sens, être.

La chanson du Velvet Underground s’élève à la fin du spectacle, après les cataclysmes en carton-pâte, l’effondrement libératoire d’où pourrait, peut-être, émerger un nouvel ordre : ‘cause everybody knows (she’s a femme fatale)…  Mais une femme fatale sans fatalité, une femme qui déciderait plutôt de prendre son destin en main. Here she comes, you better watch your step

 

Saison Sèche, compagnie Non Nova :

Du 10 janvier 2019 au 13 janvier 2019 France – MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny (93) – En partenariat avec le Théâtre de la Ville – Paris.

Du 17 janvier 2019 au 18 janvier 2019 France – Le Théâtre, Scène nationale d’Orléans (45) Du 05 février 2019 France – Douai – Hippodrome – Salle Malraux (59).

Du 13 février 2019 au 14 février 2019 France – La Comédie de Valence, Centre Dramatique National Drôme-Ardèche, Valence (26).

Du 28 février 2019 au 02 mars 2019 France – La Criée, Théâtre National de Marseille (13)

Du 07 mars 2019 France – Théâtre des Quatre Saisons, Scène conventionnée musique(s), Gradignan (33).

Du 13 mars 2019 au 14 mars 2019 France – Le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique, Nantes (44).

Du 20 mars 2019 au 29 mars 2019 France – TNB, Centre Européen Théâtral et Chorégraphique, Rennes (35)

Du 04 mai 2019 France – La Filature, Scène nationale de Mulhouse (68).

 

 


Ysé Sorel

Critique

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