Retour hélas manqué à Reims – quand Ostermeier dilue Eribon dans l’actu
Il y a dix ans paraissait en France le récit intime d’une personnalité très largement reconnue du monde intellectuel, Didier Eribon. Sociologue, biographe de Michel Foucault, penseur pivot de la question gay, Eribon n’était pas le premier à s’essayer à la confession au sens littéraire. Les intellectuels qui inventent des concepts dont ils usent avec force pour déchiffrer la vie autour d’eux et en eux sont nombreux à revenir sur leur moi le plus enfoui. Tous n’y parviennent pas. L’autobiographie n’est pas l’analyse de l’ordre du monde, il vaut mieux commencer par séparer les deux genres pour apprécier à leur juste valeur les écrivains qui arrivent justement à les fondre. Dès 2009, année de la publication originale de Retour à Reims, il fut clair que le sociologue avait réussi la fusion.
La presse, les écrans, les réseaux sociaux, les selfies : tout porte à croire qu’un claquement de doigt, plus ou moins complaisant ou plus ou moins impertinent, suffit à faire de soi une matière à penser. C’est une illusion. Il faut, pour y parvenir, un recul sur soi pour mieux s’y plonger, et même plus, paradoxalement, une forme d’oubli de soi pour arriver à se projeter, s’imaginer dans le regard de l’autre, puis déchiffrer et décrypter ce regard avec des outils qui sont autant de moyen de servir d’accroches. Il faut aussi des qualités d’écriture, et il ne s’agit pas de simples règles d’un français bienséant, d’autant moins chez un homme qui est en grande partie autodidacte. Enfin, il faut ce qu’il y a de plus difficile à définir, la sensibilité, celle de l’auteur, mais aussi celle du lecteur et la rencontre des deux. Tous ces éléments sont réunis dans Retour à Reims, un livre qui entrecroise deux sentiments longtemps cachés, honte sociale d’appartenir au milieu ouvrier et honte sexuelle d’être un homme homosexuel.
L’homme de théâtre et l’homme du livre partagent autre chose : ils sont tous deux animés par leur perplexité et leur inquiétude face à une Europe qui dérape, privée d’une vraie gauche, privée d’une voix portée par l’espoir de représenter et dignifier la classe ouvrière.
Dans ces conditions, comment s’étonner qu’un metteur en scène de la trempe de Thomas Ostermeier ait été frappé par ce Retour à Reims ? Il le dit dans le programme du spectacle, il a été touché à titre personnel parce qu’il vient lui aussi d’un monde défavorisé, d’une famille pauvre, d’une classe avec laquelle il était en rupture, qui n’était pas exactement la classe ouvrière. On ne réduira pas son intérêt et sa lecture profondément émue de Retour à Reims à ces similitudes, fûssent-elles réelles et avouées avec une parfaite sincérité par lui. L’homme de théâtre et l’homme du livre partagent autre chose : ils sont tous deux animés par leur perplexité et leur inquiétude face à une Europe qui dérape, une Europe dévitalisée comme on le dit d’une dent, privée d’une vraie gauche, privée d’une voix portée par l’espoir de représenter et dignifier la classe ouvrière, capable de la protéger concrètement et sans exclure les autres.
Thomas Ostermeier a traduit ce texte qui n’appartient pas au genre théâtral en y ajoutant plusieurs éléments. Il ne l’aborde pas directement. Il l’a enchâssé dans un cadre en imaginant que la comédienne qui le lit, Irène Jacob, est dans un studio d’enregistrement, lequel fournit le décor de la scène de l’Espace Cardin où se joue Retour à Reims. Sur le plateau donc, une table avec un micro et un verre d’eau où vient s’installer l’actrice pour enregistrer. Au fond à droite, la cabine où se trouve le réalisateur qui orchestre l’enregistrement (joué par Cédric Eeckout) et le propriétaire du studio (joué par le rappeur-slammeur Blade Mc Alimbaye) qui le lui loue plus ou moins à titre gracieux – leur négociation donnera lieu à quelques échanges plus ou moins drôles entre eux.
Les lumières sont à peine éteintes dans la salle, les spectateurs murmurent encore quand les deux loustics se mettent à discuter derrière la paroi de verre, deviennent plus audibles et couvrent les dernières rumeurs du public, jusqu’au moment où entre la comédienne : elle appelle le réalisateur en accrochant son manteau, s’installe à la table, sort son portable, son script, et se met à susurrer le texte d’Eribon. Les quelques minutes qui suivent sont rares, imposent le silence absolu et rendent justice à la beauté des lignes du récit au moment où il évoque l’enfance du père d’Eribon : les douze enfants dont un petit handicapé qui fut l’occasion d’une aide de l’État plus que nécessaire, la violence sociale… L’art de nouer l’expérience vécue et le long apprentissage de l’analyse sociologique sont là, concentrés dans ces quelques phrases lues par Irène Jacob.
Le texte tient par la vertu de la comédienne Irène Jacob que rien ne saurait noyer, pas même une succession d’images, dont certaines sont crues, qui défilent au-dessus de sa tête sur un très grand écran.
Soudain elle est interrompue par un « Qui est là ? » lancé par le réalisateur sur le mode de la blague. L’allusion au Hamlet de Shakespeare n’est pas ce que le spectacle offre de plus convaincant. Le petit dialogue qui suit entre les trois comédiens non plus. Fallait-il insérer ces leviers pour créer de la distanciation ? Éviter le misérabilisme au nom d’un texte qui ne l’est pas le moins du monde ? Heureusement, ce qui suit et constitue le cœur du spectacle emporte l’adhésion. Irène Jacob reprend sa lecture sous un grand écran où se succèdent des images de différente nature : longs travelings sur le paysage vu du train entre Paris et Reims, gros plan sur le visage de Didier Eribon, films et photos d’archives sur différents aspects de l’histoire de la classe ouvrière, extrait de La Belle et la Bête avec Jean Marais que le père d’Eribon jugeait « tapette »…
Il est vrai que les images et le texte lu se font concurrence pour capter l’attention du spectateur, or l’image aimante, elle a un pouvoir d’attraction immédiate que n’ont pas les mots. Mais le risque valait le coup d’être pris par un Ostermeier dont c’était le souhait et le fil directeur – « Je ne voyais pas comment transposer un tel texte en étant crédible autrement que sous la forme d’un documentaire, » dit-il – et le texte tient, solide comme un roc. D’abord il tient par la vertu de la comédienne Irène Jacob que rien ne saurait noyer, pas même une succession d’images, dont certaines sont crues, qui défilent au-dessus de sa tête sur un très grand écran. Sa diction est parfaite, à la fois limpide, gracieuse et grave. Sa présence est une évidence, simple, si dépouillée qu’elle supporte tous les accessoires qu’on ajoute autour d’elle. Enfin, notons que c’est une femme à qui Ostermeier a offert la lecture du récit d’un homme qui utilise encore les mots du marxisme et pas encore ceux du genre. Ce croisement homme-femme est réjouissant, il souligne la portée de Retour à Reims qui casse les classes et les classements. Depuis toujours les comédiens et les comédiennes jouent, lisent et incarnent des rôles qui ont été écrits pour le sexe qu’autrefois l’on disait faible (s’il le fallait, la présence à l’écran de la mère de Didier Eribon, dont le corps, entraperçu, porte les stigmates des corvées endurées pour gagner sa vie prouve l’inanité de ce « faible »). Dans un récit où la question homosexuelle et le sentiment d’être différent sont centraux, le choix est d’autant plus libre.
Une époque très précise est épinglée, un moment de bascule douloureux est montré du doigt : c’est le cœur engagé et persuasif de cette version théâtrale de Retour à Reims.
Le texte tient aussi parce qu’il y a parmi ces nombreuses images certaines qui donnent une vraie profondeur de champ au témoignage original d’Eribon. Nous ont particulièrement frappée trois catégories. La première couvre les photos d’archives en noir et blanc qui montrent la misère de la classe ouvrière, celles qui viennent du Fonds audiovisuel du parti communiste français et du mouvement ouvrier. Elles n’illustrent plus seulement le texte d’Eribon, elles évoquent les grandes voix de la classe ouvrière qui l’ont précédé dans l’histoire de la littérature : Vallès et Zola nous sont revenus en mémoire, écrivains magistraux à qui il est possible de mesurer, en y apportant des nuances et en déployant de la justesse, Retour à Reims. La seconde catégorie couvre les photos d’un XXème siècle passé, fini, celui de Jean Marais et Françoise Hardy, références d’un écrivain né en 1953. Elles disent ce qui a changé et colorent d’un sentiment de perte la puissance d’émouvoir intacte de ce Retour à Reims, puissance qu’atteignent peu de récits contemporains, à l’exception de celui d’Annie Ernaux, Les Années. La dernière catégorie couvre les images politiques qui accompagnent la réflexion d’Eribon (de concert avec celle d’Ostermeier) sur la démission de la gauche et la montée du Front national venu relayer un parti communiste agonisant. On y voit essentiellement François Mitterrand, expressément désigné fossoyeur de la gauche et d’un idéal vrai de justice et de représentation. L’ancien Président revient en un lent staccato de photos, seul ou entouré de ses semblables occidentaux, Margaret Thatcher, Tony Blair, Gerhard Schroëder, Ronald Reagan, Helmut Kohl. Une époque très précise est épinglée, un moment de bascule douloureux est montré du doigt : c’est le cœur engagé et persuasif de cette version théâtrale de Retour à Reims.
Les pages lues par Irène Jacob sous les photos d’affiches du FN placardées sur les murs gris de cités ouvrières minérales et hostiles résonnent cruellement.
Combien d’essais, combien de débats, combien de tirs croisés n’ont-ils pas été perdus à essayer d’élucider cette étrange défaite de la gauche ? Écouter, ou plutôt ré-écouter dix ans après sa parution l’analyse-témoignage que proposait Eribon dès 2009, permet d’affirmer qu’elle fait date. Elle n’a rien perdu de sa pertinence, au contraire, personne n’a trouvé ni même formulé de réponse entièrement satisfaisante à l’impasse que son récit dit si bien. Pourquoi ? Pourquoi la solidarité s’est-elle brisée, pourquoi les siens se sentent-ils davantage protégés et écoutés par le Front national ? Les pages lues par Irène Jacob sous les photos d’affiches du FN placardées sur les murs gris de cités ouvrières minérales et hostiles résonnent cruellement. L’attention que porte Eribon au vocabulaire utilisé par la gauche, à son affadissement consenti, trouve un écho aussi sonore dans la bouche de l’actrice. Écoutez : « On ne parla plus d’exploitation et de résistance, mais de “modernisation nécessaire” et de “refondation sociale” ; plus de rapports de classe mais de “vivre-ensemble” ; plus de destins sociaux mais de “responsabilité individuelle” ». Les mots ont un sens.
L’appréciation par chacun de l’illustration documentaire du texte dépend de son histoire intime, il est logique et souhaitable qu’elle varie. En revanche, il semble plus objectif et moins fluctuant de regretter vingt minutes qui brisent ce double jeu (Irène Jacob + écran) en réintroduisant les personnages du réalisateur et du propriétaire du studio. Vingt minutes, c’est long dans un spectacle de moins de deux heures. Thomas Ostermeier, colosse ayant un pied sur deux d’argile, pêche là par un défaut proche de celui de sa mise en scène de La Nuit des Rois, toujours en cours à la Comédie-Française : une volonté de divertir le public à moindre frais, de saupoudrer quelques allusions à l’actualité qui flattent le spectateur, ravi de retrouver sur scène ce qu’il a vu au JT la veille. Dommage.
Sa version de Retour à Reims fait partie d’une trilogie consacrée à la montée du fascisme. Le premier volet était la mise en scène irréprochable du Professeur Bernhardi d’Arthur Schnitzler, venue à Sceaux en novembre 2017. Le second volet est ce Retour à Reims qui s’achève par un addendum d’une quinzaine de minutes, addendum qui d’un côté tombe sous le sens, de l’autre tombe comme un cheveu sur la soupe. Il fait intervenir le personnage du propriétaire du studio, autrement dit Blade Mc Alimbaye à qui Ostermeier confie la responsabilité de porter sur ses épaules l’histoire des tirailleurs sénégalais enfermés dans le camp de Thiaroye après la Seconde Guerre mondiale (l’épisode a donné lieu à une pièce de la jeune Alexandra Badea, créée au théâtre de la Colline il y a un an). Cette dernière scène ne risque-elle pas de dissoudre le propos d’Eribon alors même que le metteur en scène cherche à lui donner de l’ampleur dans le temps, dans l’espace et dans les consciences ? A la honte sociale et la honte sexuelle qui sont l’âme vive de Retour à Reims, fallait-il surimposer la honte noire, comme l’appelle l’historien Jean-Yves Le Naour ? Trop chargée, la barque vacille. Plutôt que d’enrichir et d’universaliser le texte, ces ajouts le desservent. Ces trois hontes ont évidemment un noyau commun, un lien qui a à voir avec le mépris et le sentiment humiliant d’être exclu. Eribon a lui-même écrit sur Fanon, Baldwin, Chamoiseau et John Edgar Wideman. Il rapproche, compare les trois types d’infériorisation, sexuelle, sociale, et raciale et coloniale. C’est précisément pourquoi il méritait mieux que ce qui, sur le plateau de l’Espace Cardin, s’apparente à un rapiéçage un peu rapide. Le texte d’Eribon tire sa force et sa pérennité de sa précision, son acuité, il est pointu, éprouvé. Ainsi augmenté, il paraît dilué.
Le caractère éphémère du théâtre permet pourtant d’en conclure qu’il ne s’agit que d’une interprétation, d’une tentative. Demeure inchangé ce Retour à Reims que l’on engage tout lecteur et toute lectrice à découvrir pour saisir à vif mais sans précipitation ce qui se joue aujourd’hui en France et en Europe depuis de nombreuses années. Demeure aussi un metteur en scène aux épaules larges, humain, donc faillible. Le dernier volet de sa trilogie vient d’être créé à Berlin, il s’agit de Nuit italienne, du grand dramaturge hongrois de langue allemande, Ödön von Horváth. Nous en attendons beaucoup.