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Un abri dans la tempête – sur More Blood, More Tracks de Dylan

Historien

La réédition de Blood on the Tracks , album toujours reçu par la critique comme le plus intime de Bob Dylan, offre enfin l’occasion de souligner la dimension d’abord politique d’une œuvre écrite au lendemain de la démission du président Richard Nixon le 15 août 1974 et publiée quelques semaines seulement avant la chute de Saïgon le 30 avril 1975.

Il fut une période où la dylanologie était une maladie très répandue à la surface de la Terre. Certains allaient jusqu’à fouiller dans les poubelles du chanteur pour tenter de déchiffrer le sens des aphorismes, des métaphores et des paraboles ; d’autres, moins téméraires, se contentaient de lire et relire les chansons avec un scalpel pour y découvrir des messages cachés.

Derrière ses lunettes noires, l’homme ne sourcilla jamais, et s’amusa plutôt de celles et ceux qui voyaient des signes kabbalistiques, des références métaphysiques ou des interprétations géopolitiques partout. La panthéonisation du natif de Duluth a paradoxalement calmé les ardeurs interprétatives. Désormais auréolé du Prix Nobel de littérature, le chanteur qui invitait jadis « tout le monde à se défoncer » (« everybody must get stoned ») semble devenu sage comme une image.

La publication en novembre dernier de l’intégralité des enregistrements de l’un de ses albums les plus importants, Blood on the Tracks (1975), a été un grand moment de paresse critique. A juste titre, chacun cria au génie créateur à l’écoute de deux sessions d’enregistrement du même album. En quelques mois, au cours de l’automne 1974, Dylan réinventa ses chansons ; tel un sculpteur, il les malaxa jusqu’à en obtenir une forme temporairement acceptable, qu’il n’aura de cesse de retravailler ensuite.

Et les soixante-huit enregistrements désormais disponibles sont à ce titre éblouissants. La beauté nue est renforcée par le propos lui-même : Dylan y décrit des ruptures, des douleurs intimes et des êtres en souffrance. Comment ne pas y voir un écho à l’effondrement de son propre mariage avec Sara, la femme adorée dont il chanta les yeux tristes dans une litanie enregistrée quelques années plus tôt ? Les deux sessions confirment cette lecture personnelle : à des versions trop introspectives et larmoyantes enregistrées dans un premier temps, Dylan préféra des enregistrements plus rythmés et moins lugubres. En dépassant son échec intime, il apporta une dimension universelle à ses chansons, et donna naissance à l’un de ses plus grands albums. Unanimement, les critiques du monde entier ont ressassé les mêmes poncifs sur la souffrance, la création et le génie, avec en arrière-plan Sara Dylan d’autant plus énigmatique et fascinante qu’elle ne s’exprima jamais au lendemain du divorce.

Et si l’album était moins le récit d’un divorce qu’une étude de mœurs familiales dans un monde qui s’effondre ?

De manière étonnante, Dylan n’a jamais adhéré à cette interprétation, mais comme une réponse du berger à la bergère, personne ne l’a cru. Dans ses Mémoires, il renvoie moins à la femme adorée qu’à Tchekhov, le grand dramaturge du monde russe, chroniqueur délicat de l’effondrement d’une Russie prérévolutionnaire. Les critiques ont doucement souri en y voyant, une fois de plus, l’art dylanien du contre-pied. Et si Dylan disait la vérité ? Et si l’album était moins le récit d’un divorce qu’une étude de mœurs familiales dans un monde qui s’effondre ? Après tout, les enregistrements dans leur intégralité révèlent que Dylan décidera d’exclure volontairement la chanson d’amour la plus intime : « Up to me », douce litanie évoquant ouvertement la douloureuse décision de rupture et contenant des images particulièrement intimes sur le chanteur et son harmonica.

La lecture de la pochette originale, reproduite dans le coffret, nous rappelle que les contemporains en ont fait une lecture politique. Le journaliste Pete Hamill, qui rédige le texte accompagnant le disque, évoque une Amérique à la dérive, où Dylan cherche lui-même à survivre. Blood on the Tracks est un album politique au sens que les années soixante ont donné à ce terme : « le personnel est politique » (personal is politics). Les chansons posent toutes la même question : comment continuer à vivre lorsque les certitudes de l’enfance ont disparu, lorsque les repères sont devenus flous, lorsque les gens que vous connaissiez sont devenus « une illusion » comme le dit la chanson Tangled Up in Blue ?

L’album renvoie sans cesse à l’idée d’authenticité (authenticity), une notion centrale pour la jeunesse des années 1960, dont Dylan fut un temps le porte-drapeau. Empruntée au protestantisme libérale, adaptée aux idéaux de la révolution culturelle, l’idée renvoie à la recherche individuelle d’émancipation et de justice dans un monde de plus en plus froid, bureaucratique et consumériste. La libération des corps, l’émancipation sexuelle et les revendications hédonistes ont donné forme à cette recherche d’authenticité des êtres. Mais comment vieillir en restant « authentique » ? Comment faire face à l’usure du temps alors que des combats doivent encore être menés ? Pour une génération d’anciens militants, le problème est le même, et Dylan le met en musique au cours de l’automne 1974.

Comment pourtant ne pas y voir le désenchantement d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les idéaux de l’enfance ?

Il est curieux de constater qu’aucun critique n’a rappelé que l’album fut écrit au lendemain de la démission du président Richard Nixon le 15 août 1974 et sortira quelques semaines seulement avant la chute de Saïgon le 30 avril 1975. L’effondrement des valeurs étatsuniennes se lit dans chacune des chansons. L’Amérique ressemble « au seau de pluie et de larmes » que Dylan susurre dans Buckets of Rain. L’obsession des critiques pour la perte de la femme aimée a souvent rendu impossible toute interprétation métaphorique ou contextualisée des chansons. La chanson Shelter from the Storm serait ainsi un récit en creux de l’histoire d’amour entre deux êtres dont l’un est une créature « dénuée de forme ». La femme aimée lui apportera l’« abri dans la tempête » tant attendu, guérissant les blessures intimes et apaisant « les couronnes d’épines. » Comment pourtant ne pas y voir le désenchantement d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les idéaux de l’enfance ? La chanson démarre par l’évocation du combat pour les droits civiques et des routes, pleines de poussière, arpentées par les marcheurs de la liberté ; elle s’achève dans un « pays étranger », un monde de murs où les individus n’arrivent plus à se parler entre eux.

Chanson rageuse, au titre empruntant aussi bien à Shakespeare qu’au chanteur Woody Guthrie, Idiot Wind dénonce la bêtise de toute forme de pouvoir. Dylan y déplace les motifs narratifs de la chanson contestataire en ne se plaçant plus du point de vue des victimes comme il le fit jadis, mais des individus eux-mêmes qui doivent désormais apprendre à survivre dans un monde en mouvement permanent. La galerie de portraits, croqués dans Tangled Up In Blue, met en scène la quête de sens d’hommes et de femmes dans le pays. Tous les personnages de l’album sont à la recherche de communautés symboliques car les communautés politiques traditionnelles se sont effondrées. La présidence, les partis, les syndicats, l’armée, tout semble parti à la dérive dans une Amérique en proie en doute au milieu des années 1970. Que faire alors ?

Inventer inlassablement d’autres communautés, nous répond Dylan, avec les êtres aimés, perdus de vue ou reconquis, comme le fait le trio Lily, Rosemary et le valet de cœur (Lily, Rosemary and the Jack of Hearts) ou l’amoureux transi de You’re Gonna Make me Lonesome When You Go. Dans ce disque politique, Dylan fait le deuil d’une certain manière de faire collectivement de la politique et réinvente des utopies à l’échelle individuelle. Autour de lui, les communautés utopiques se multiplient dans les années 1970 de la Californie au Midwest en passant par les Etats du Sud. Lui-même repartira sur les routes dans les mois qui suivront la publication de l’album avec sa tournée Rolling Thunder Review. Allusion évidente à l’opération de bombardements massifs au Vietnam, le titre de la tournée annonce également la reprise en main par les individus de leur vie dans un temps particulièrement sombre. Quand tout s’effondre, chante Dylan, il reste malgré tout l’art, l’amour et la communauté.


Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS

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