Nouvelle guerre pour Les Troyens
Non, ce n’est pas la bataille d’Hernani qui fut autrefois un beau sujet de dissertation et pour laquelle Hugo avait engagé sa propre claque, ce n’est pas non plus la représentation de L’Étoile au front de Raymond Roussel au théâtre du Vaudeville où Desnos avait brillé quand un quidam lui avait lancé avec mépris « Vous êtes la claque », lui répondant, geste à l’appui, « Oui ! et vous êtes la joue ! », c’est encore moins Austerlitz. C’est tout de même la première de l’opéra Les Troyens à la Bastille ce 25 janvier 2019. Et j’y étais.
Pourtant je ne savais pas que c’était soir de première. D’ailleurs nous avons failli arriver en retard à cause de la pluie et d’un autobus (le 91) qui a dételé impromptu gare de Lyon. Entre dix-huit heures et vingt-deux heures quarante cinq, j’ai regardé, écouté, fermé un peu les yeux, rêvé, pensé à autre chose, je me suis baladé pendant les deux entractes d’une demi-heure, étonné par le nombre de femmes qui parlaient russe, impatient de voir la suite malgré la certitude que l’histoire finirait mal, j’ai donc assisté aux Troyens. À la fin, j’ai applaudi les chanteurs, sans conviction excessive, mais j’ai applaudi par habitude et en remerciement, déçu toutefois qu’Elina Garanča ait déclaré forfait, j’ai redoublé par principe pour le chef d’orchestre et, à travers lui, pour les bassons, les cornets à piston, les timbales, et même pour les harpistes car il n’y a pas de raison du contraire. Et alors, je ne les avais pas vu venir, j’ai été cueilli par les huées qui sont montées d’un coup quand le metteur en scène est venu saluer. Les huées tentaient de recouvrir les vivats, les bravos proférés par les spectateurs russes et aussi par des spectateurs qui avaient adoré la scénographie, les uns et les autres se prenant au jeu et s’en donnant à cœur joie, libérant une émotion contenue pendant toute la soirée. Huées, entre dérision et hostilité, huées ou lazzi, tollé, les mots ne manquent pas, une bronca comme à la tauromachie. Pour un peu, on aurait vu voler des coussins dans l’arène. Pas de bouquet de fleurs en tout cas, ce soir-là. Et le léger rideau de scène peint par Twombly est retombé pour ne plus se relever.
Que ce soit entendu : je n’ai rien d’un spécialiste, à peine d’un dilettante, je n’ai pas autorité à gloser sur les mezzo-soprano ni sur les choeurs, d’autant qu’on n’entend pas si bien que ça au trente-sixième rang du parterre sous un plafond assez bas, mais j’étais là. Et, si tout mon être me porte vers les opéras italiens et les Mozart en langue italienne, j’ai une vieille amitié pour Berlioz qui tient notamment à l’air d’Hérode dans L’Enfance du Christ. Par ailleurs, j’ai la même amitié pour Virgile.
La liberté de chaque metteur en scène va de soi, la lecture contemporaine aussi. Le tout, pour lui, serait d’éviter de le souligner.
Il n’aura échappé à personne que le docteur Berlioz et son épouse ont donné pour prénom à leur fils aîné Hector. Le héros troyen par excellence de L’Iliade avait toutes les qualités pour lui plaire. À quoi nous pouvons ajouter ce penchant à prendre le parti des vaincus voire embrasser leur vision. Le jeune Berlioz est tombé sous le charme de L’Éneide et ce souvenir le convainc de partir pour la villa Medicis à vingt-sept ans, prix en poche, cœur en bandoulière. Les lettres qu’il écrit de là-bas sont les plus belles, il vagabonde dans la campagne romaine, il éprouve une sensation de liberté unique, il s’offre une excursion à Naples sur le tombeau du maître. « Une vieille femme m’a conduit chez le propriétaire de la vigne au milieu de laquelle la tombe antique est placée, et m’y voilà ». L’idée d’écrire et de composer Les Troyens le poursuivra longtemps. Il s’y met pour de bon après le succès de L’Enfance du Christ et il le dédie « au divin » Virgile. On dit de cet opéra qu’il est mal foutu, avec ses deux parties distinctes. Je ne trouve pas, au contraire. La construction m’apparaît ingénieuse sinon judicieuse. Et puis, si on a deux opéras pour le prix d’un, qui s’en plaindrait ? Il arrive qu’on les donne en deux soirées. Pourquoi pas ? Ce serait le plaisir d’y venir deux soirs de suite. Mais le plaisir est plus grand me semble-t-il de les voir dans la continuité, quelle que puisse être par instant une pointe de lassitude. C’est comme Le Soulier de satin au théâtre, jamais si éclatant que dans sa persévérance.
Il y a là tout un monde, des noms, Hécube et Cassandre en tête, qui sont des figures majeures de nos mythologies. Hécube, faut-il le rappeler, a mis au monde dix-neuf enfants, elle en a vu mourir la plupart pendant le siège de Troie, elle a avalé les cendres de son fils aîné Hector pour éviter qu’elles ne fussent dispersées par les ennemis, elle dut conduire les funérailles de son petit-fils et c’est elle qui dit : « Quant à moi je suis morte avant de mourir ». Cassandre nous bouleverse par son don de prophétie ramené à l’annonce des malheurs, par sa lucidité, par la véhémence qui la pousse à appeler les femmes au sacrifice plutôt qu’à l’esclavage, par le simple fait qu’elle est celle que « les Troyens n’ont jamais cru ». Pas besoin d’en rajouter.
La mise en scène est donc signée Dmitri Tcherniakov, précédé d’une renommée qui fait peut-être la moitié du tapage. À même pas cinquante ans, il affiche un palmarès de vieux briscard. Les décors sont de lui, les costumes d’Elena Zaytseva. La liberté de chaque metteur en scène va de soi, la lecture contemporaine aussi. Le tout, pour lui, serait d’éviter de le souligner.
Pour la première partie, La Prise de Troie, un dispositif dédoublé peut séduire. D’un côté, le décor d’une ville ravagée par la guerre, moitié Beyrouth moitié Sarajevo ou alors tout Alep ; de l’autre côté, un salon d’apparat plus bourgeois que princier, même si le costume du roi Priam ressemble plutôt à l’uniforme du général Alcazar. Quelques trouvailles scénographiques (la présentation des personnages, les flammes) ont leur logique. Et puis, il est toujours étrange d’entendre la langue française sonner comme une langue étrangère, et c’est tant mieux.
Le temps se gâte avec avec la deuxième partie, Les Troyens à Carthage. Didon et Enée ont la part belle, je parie que Berlioz se reconnaissait en l’une et en l’autre et on a vu qu’il était aimanté par cet appel d’un là-bas qui retentit à la fin du duo d’amour quand Mercure annonce d’une voix d’outre-tombe « l’Italie ». Raison de plus pour être abasourdi par le cadre, c’est précisé en toutes lettres sur la scène au cas où on n’aurait pas compris et il est vrai que l’on n’aurait pas forcément compris, un centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre. La scène est occupée par des psychothérapeutes en gilets de sauvetage rouges, le jaune étant réservé à la reine, et j’ai cherché en vain une bouée. Pour se distraire, les gilets rouges disputent une partie de ping-pong vaguement hors de propos si ce n’est qu’elle m’évoque a contrario le magistral Ping-pong de Jérome Charyn, comme quoi il n’y a pas de mauvais sujet. Quant à la toile de fond, c’est une immense photographie de plage, avec des cocotiers. Pourquoi pas, j’aime bien les cocotiers, mais les deux pitons rocheux sortis tout droit de la baie d’Halong sont en trop. On a pourtant tout ce qu’il faut dans le livret et dans l’histoire, la guerre, les guerres puniques pour être précis, qui conduiront Carthage à sa perte, et par extension toutes les guerres que vous souhaitez ; on a un lieu, si proche, je le signale en passant, la Libye réputée par un certain Kadhafi qui aurait pu nous valoir de jolies variations sur la folie, des gandouras somptueuses et une chapka de circonstance même si, pour ma part, je n’ai rien à redire à la traîne en papier crépon violet de la reine ni à la couronne pareille à celle que les enfants fabriquaient à l’école primaire pour la fête des mères. Dans cette deuxième partie, je n’aurai accordé de crédit qu’aux transatlantiques et à la lumière abstraite qui venait du couchant. Heureusement, les chanteurs chantaient.
Mon sentiment, qui n’est qu’une impression, ne relève en rien d’une querelle des Anciens et des Modernes. Si je n’ai pas davantage aimé La Bohême tellement gelée qu’elle était devenue intergalactique, j’ai aimé en revanche le bœuf charolais (Easy Rider à l’état-civil) de Moïse et Aaron malgré une certaine pesanteur et l’avion en guise de diligence pour Le Voyage à Reims monté dans l’allégresse par Mariame Clément. On peut tout voir. La seule chose qui compte c’est qu’on y croie. À la fiction, au rêve, au réel, à ce qu’on veut, mais qu’on y croie.
Les Troyens m’auront donné le bonheur sans équivalent de me replonger dans ce monde pas encore tout à fait disparu.
Si ces Troyens font l’événement, ils le doivent aussi au motif de la commémoration. Ils ont été donnés ici-même, il y a presque trente ans, pour l’inauguration de la première saison régulière, sachant qu’on les avait choisis pour fêter le centenaire de sa première représentation intégrale. Mitterrand et Berlioz ? Ce qui est sûr c’est que pour sa sortie du Panthéon le président tout juste intronisé avait opté pour une Marseillaise dans l’orchestration de Berlioz.
Hector n’est pas souvent de passage. L’occasion a fait le larron pour le cent-cinquantième anniversaire de sa mort. Il se trouve qu’il coïncide avec le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Matisse. Alors, je me mêle encore de ce qui ne me regarde pas, mais j’ai eu le temps de rêver pendant plus de quatre heures, et je me dis que le grand papier découpé de La Tristesse du roi aurait été à sa place, je sais bien que c’est le roi David mais, tant qu’à faire, ça vaut largement la baie d’Halong. Au point où j’en suis, je me laisse aller, je regarde les plis de la robe rouge vermillon de Didon sur le tableau d’Andrea Sacchi et la tempera à la colle et or sur toile de lin de Mantegna qui vous tire des larmes, je me rappelle que le dernier tableau de Turner sont, si je puis dire, quatre petits formats sur le thème de Didon et Enée, et somme toute je suis reconnaissant à l’Opéra de Paris d’avoir programmé Les Troyens car ils m’auront donné le bonheur sans équivalent de me replonger dans ce monde pas encore tout à fait disparu.
À la fin, on regrette bien sûr que ce soit déjà fini, on regrette aussi la demi-heure de musique qui manque. À onze heures du soir, on serait prêt à un dernier tour de manège en sus. Alors, pour boucler la boucle, je reviens au rideau de scène retombé sur la mort de Didon et sur les huées. Twombly avait écumé la mer intérieure jusqu’au rivage de Troie et donné un génial Lepante en réponse à l’attentat du 11 septembre. Son dernier mois, il l’avait passé à Rome, ses derniers jours dans une chambre d’hôpital lumineuse ; le cerveau mal oxygéné, il prenait les rideaux de la fenêtre pour une toile et il ne cessait de décrire ce qu’il y peignait, s’agaçant parfois de ne pas trouver la couleur dont il voulait se servir.
Plutôt que d’attendre dix-neuf minutes le 91, nous sommes repartis d’un bon pas vers le pont d’Austerlitz. Depuis samedi matin, j’écoute en boucle sur Spotify le duo d’amour entre Didon et Enée. 9 minutes et 3 secondes d’ivresse et d’extase infinie, où seule l’extase est infinie, « par une telle nuit, le front ceint de cytise / Votre mère Vénus suivit le bel Anchise ». Le cytise, je l’avais oublié, est une fleur jaune comme le chiton de Didon et le pyjama de Cassandre, tout se tient. Il est temps que je laisse reposer les Troyens, que je revienne à la trompette d’Ambrose Akimunsire, aux 6 minutes et 41 secondes d’A song to exhale (diver song), en live au Village Vanguard, mais c’est une autre histoire.
Les Troyens d’Hector Berlioz, d’après L’Énéide de Virgile, mise en scène Dmitri Tcherniakov, Opéra Bastille, du 22 janvier au 12 février 2019