Dans les écuries des États-Unis – sur Le sport des rois de C. E. Morgan
Il est des romans qui sont des météorites, des ogres, des sommes. Celui de C. E. Morgan en est une. Par sa taille : dans sa version française, il emplit 647 pages à la composition plutôt serrée, dans un format plus large que celui de la collection « Du Monde Entier » qui le publie. Par son ambition : C. E. Morgan s’inscrit clairement dans la grande tradition littéraire américaine du deep south, magnifiée au XXe siècle par William Faulkner, et déplacée ici du Mississippi-Yoknapatawpha au Kentucky. Par le genre de son auteure, une femme, née en 1976, qui s’attelle à une thématique que la coutume réserve aux hommes – le dressage des chevaux –, thématique qu’elle déploie pour y inclure celles du dressage des hommes et de l’esclavage.
Le Sport des rois – le titre est la traduction littérale de l’original, The Sport of Kings, expression classique anglaise qui désigne l’équitation – est un parangon du genre romanesque. C’est un grand récit enraciné dans un espace et un temps spécifiques, qui met en scène plus que des êtres de papier, des personnages ayant une psychologie, un visage et une voix. Pour autant ce n’est pas un long roman qui suivrait les méandres de la chronologie pour raconter l’histoire d’une famille, ce qu’on appelle communément une saga. Le livre est trop pluriel, trop noueux pour se plier à ces règles-là. Catherine Elaine Morgan aime les défis.
Son livre est avant tout savamment construit et divisé en six grandes parties séparées par un interlude, soit deux, trois, quatre pages à la forme libre qui sont autant d’inserts ajoutant du jeu dans la trame romanesque : ici, c’est une liste commentée des différentes couleurs de la robe des chevaux ; là c’est une parabole au ton biblique qui influe sur le sens du récit principal. Ensuite, les événements et les faits que met en scène Le Sport des rois ont du poids et du sens, à tel point qu’il est impossible de faire l’économie du résumé de l’intrigue pour rendre compte de la « personnalité » du livre.
La première partie commence dans les années 1950, à l’époque où les États-Unis débattent de la légitimité de la ségrégation, au cœur du Kentucky, près de la ville de Berea, autour du personnage d’Henry Forge. Henry est un adolescent élevé à la dure par son père, héritier d’une vieille famille du Sud, avocat, rude, obtus, méprisant les noirs et les femmes. Le garçon suit des cours de latin et de science avec ce père inflexible, survit grâce à la tendresse des femmes de son entourage (sa mère, sa cousine, la servante noire), monte à cheval, jusqu’en 1965, date où le père meurt. Henry achète son premier cheval.
La deuxième partie franchit le temps jusqu’à l’année 1984 et la génération suivante de la famille Forge, incarnée par Henrietta, fille de Henry et Judith. Son père élève sa progéniture à la baguette, sans surprise, son métier étant d’élever des chevaux suivant des convictions darwiniennes profondes : il croit à la sélection naturelle, aux gênes, à la race, à la force brute. Le roman acquiert alors de l’épaisseur et commence à complexifier les pistes. Des séquences d’ordres variés se succèdent : extraits du journal d’Henrietta qui se rebelle contre l’idéologie racialiste de son père, présence-absence de la mère qui explique à sa fille pourquoi elle quitte son mari, pages d’un vieux livre de compte familial sur lequel tombe Henrietta, dans lequel sont dénombrés les esclaves dont ses ancêtres étaient propriétaires, monologues intérieurs qui disent l’éveil à la sexualité d’Henrietta, mais aussi méditations lyriques sur la Terre, et passages plus techniques sur le dressage et la reproduction des chevaux.
Les fondations du roman sont là, qui montrent une Amérique rurale, propriétaire, crûment raciste, dominante, blanche et hantée par l’idée de sang mêlé. Quand soudain, le cadre bascule et nous sommes à Northside, un quartier pauvre et noir de Cincinnati, dans l’Ohio, autrefois baptisé Helltown. L’atmosphère est urbaine, la nature absente. Le roman a bondi de l’autre côté de la frontière blancs/noirs, propriétaires/damnés de la terre. Les personnages principaux sont trois : Marie, une jeune femme noire ; son fils, Allmon (dont le père est un homme blanc disparu) ; le père de Marie, le Révérend Marshall, prédicateur livrant des sermons terrifiants et apocalyptiques sur Jésus et le destin malheureux des Noirs. La mort du Révérend signe le début de la fin pour Marie, qui a un cancer mais n’a pas d’assurance ; son fils se fait alpaguer par Aesop qui l’entraîne à la fois vers le sport et le trafic de stups.
Le cœur de ce Sport des rois n’est pas exclusivement le dressage des chevaux, il est autant et aussi puissamment la mise en histoire de la discrimination raciale qui est un péché de l’Amérique, discrimination que le second versant du roman va transgresser.
Le roman revêt alors une dimension sociale réaliste, convaincante. Il saisit le cœur du lecteur, sans jamais abandonner le jeu sur les formes et la multiplicité des façons. On entre dans la conscience du jeune Allmon, écartelé, hésitant, impuissant face à sa condition de jeune homme noir. Il faut le voir, le jour où il rencontre Aesop, le dealer, échapper à ce mauvais génie en courant avec un dictionnaire à la main avant de se précipiter sur le livre à la lettre N comme Nigger, découvrant toutes les variations et les orthographes du mot, de Niggler, qui lui ressemble, à to nigger, le verbe, qui signifie défricher en brûlant les arbres, en passant par Niggerwool, Niggertoe… Les mots s’impriment, les mots blessent, les mots restent. Le cœur de ce Sport des rois n’est pas exclusivement le dressage des chevaux, il est autant et aussi puissamment la mise en histoire de la discrimination raciale qui est un péché de l’Amérique, discrimination que le second versant du roman va transgresser, alors que l’histoire se fait de plus en plus proche de nous dans le temps.
Dealer incarcéré mais prisonnier modèle, Allmon est libéré quand on lui propose de s’occuper de chevaux. Le voilà groom dans le ranch de la famille Forge. L’essentiel est là : Henrietta tombe irrésistiblement « amoureuse » d’Allmon, physiquement, violemment, racialement. Elle est masculine, arrogante, hargneuse, ivre de sa beauté. Elle lui démystifie en quelques phrases la mythologie du Sud, le séduit avec un parler agressif, tombe enceinte. L’évocation de sa grossesse douloureuse, honteuse, est à la fois brutale, vériste, comparée à l’élevage et la reproduction des chevaux, et çà et là mystique, presque délirante. La jeune femme accouche d’un enfant métis, recueilli par Henry, et meurt. Allmon, le père, a disparu.
2005. Nous sommes avec Henry, juste après l’enterrement d’Henrietta. Le père, abasourdi, découvre le journal intime de sa fille et apprend à aimer son petit-fils métis, soutenu par des voisins qui ne parlent plus de Negroes mais d’Afro–Americans. Signalons ici l’humour (et le réalisme) de C. E. Morgan qui, dans toute la dernière partie du livre, montre Henry, le patriarche, qui se déplace avec les couches de son petit-fils bébé. Signalons surtout une fin que nous ne dévoilerons pas sinon pour dire qu’elle est violente et incendiaire au sens propre, lavant des générations entières noires d’humiliation, de souffrance et d’esclavage.
La question qui se pose aussitôt est la suivante : comment une histoire aussi chargée, révélant tant des fautes entachant l’histoire de l’Amérique, est-elle crédible ? Il faut d’abord reconnaître à C. E. Morgan une oreille presque absolue pour les voix de ses personnages, l’aptitude à entendre et restituer le style oral des diverses figures qui peuplent ce roman : un avocat blanc et rigide, un prêcheur noir, une femme noire déshéritée, un planteur arrogant, un enfant face à son maître… C. E. Morgan a également une oreille absolue pour sa propre voix, puisque, jouant sur les formes romanesques, elle se fait tantôt narratrice, tantôt auteure de méditations et de rêveries, tantôt peintre de paysages classiques, voire, scénariste. C’est une des facettes de son talent : l’art de différencier les langues, les tons, les registres.
Vu de loin, le lecteur se voit offrir une grande et tragique histoire, à la dimension épique. Vu de près, il découvre un livre très composé, agencé, conçu par séquences qui n’excèdent jamais quelques pages.
À ce don, se mêle son intelligence narrative. Son récit est, on l’aura compris, une succession de séquences et de tableaux juxtaposés : un dialogue, une description, un flux de pensées, une esquisse de scène presque théâtrale, un clin d’œil au lecteur, un coup de pied à un personnage à qui elle s’adresse en l’apostrophant… Vu de loin, le lecteur se voit offrir une grande et tragique histoire, à la dimension épique. Vu de près, il découvre un livre très composé, agencé, conçu par séquences qui n’excèdent jamais quelques pages. De ce point de vue-là, le roman est très contemporain et postérieur à la fabrique d’un Faulkner chez qui le jeu sur les points de vue est moins éclaté. Où est-ce nous, lecteur de 2018-19, qui avons entièrement intégré les codes de la narration discontinue ? Peu à peu tout converge, les grands lignes narratives se dégagent, une intrigue principale se dessine, la dramaturgie générale émerge, l’ensemble devient l’histoire d’une famille du Sud, puis l’histoire du sud des États-Unis, puis celle des États-Unis tout entiers.
C. E. Morgan a une écriture d’une richesse surprenante, une maîtrise des genres unique, une prose par moments magnifique, en soi et en vertu de sa variété. Elle prend toutes les libertés stylistiques, s’autorise tout, des envolées lyriques, des plongées savantes. Elle ne se censure en rien : il y a du drame, du pathos, des morts, des disparitions et des déchirures. La question de la filiation et du sang est au cœur de son roman, et la famille est le noyau où tous ces rebondissements se concentrent. À chaque génération, elle imagine un parent seul face à son enfant. John Henry est veuf depuis dix ans. Henry est abandonné par sa femme. Allmon perd sa mère. Henrietta meurt en couches. Quant aux enfants, ils ont l’âge de l’adolescence quand la romancière se penche sur eux : ils ont encore un peu de la poudre de l’innocence, mais ils vivent l’éveil brusque à la sexualité et à la rudesse de la vie adulte. Le personnage d’Henrietta a quelque chose de la Mouchette de Bernanos : brutale et fragile à la fois, terrienne, garçonne, enceinte sans y crier gare. Au chaos de la reproduction chez les hommes, C. E. Morgan oppose la scientificité de la reproduction des chevaux telle que ces mêmes hommes la maîtrisent.
Le Sport des rois fait partie de ces œuvres qui sont sur une ligne de crête délicate entre, d’un côté, le sublime, de l’autre, le trivial.
C. E. Morgan se permet, et elle en a les moyens, de glisser dans son roman une dimension absolue, une mise en scène de ce qui dépasse l’homme, appelons-le la Nature, l’Univers : le pari est risqué car cela peut tourner au ridicule, pêcher par trop de naïveté ou, au contraire, de prétention. Elle y parvient, car le dosage est juste. Le Sport des rois fait partie de ces œuvres qui sont sur une ligne de crête délicate entre, d’un côté, le sublime, de l’autre, le trivial. Il arrive qu’elle dérape et en fasse un peu trop. Elle n’hésite pas, embrasse la cosmologie et exalte la beauté des Éléments et l’effroi qu’ils suscitent. Le feu de la fin n’est pas sans évoquer celui qui clôt Les Moissons du Ciel, chef d’œuvre du cinéaste Terence Malick. C. E. Morgan est ancienne élève de la Harvard Divinity School, la faculté de théologie de l’université de Harvard : sa sensibilité à la dimension spirituelle, panthéiste, du vivant est manifeste.
Si elle tient sur une telle longueur, c’est parce qu’elle n’est jamais vague. Le versant technique de son roman, celui qui concerne le dressage des chevaux, n’est pas le fruit de l’enquête d’une dame de la ville qui serait allée se renseigner sur des usages qui lui seraient étrangers. C. E. Morgan vit à Berea, petite ville du Kentucky située dans un conté reculé, où le cheval est une culture, une économie essentielle. Elle a aussi été étudiante de premier cycle du Berea College, une université du Sud, fondée en 1855 par un abolitionniste convaincu, connue pour avoir d’emblée ouvert ses portes aux deux sexes ainsi qu’aux élèves blancs et noirs. La devise de l’université pourrait figurer en exergue du Sport des rois. Elle vient de la Bible et rappelle : God has made of one blood all peoples of the Earth — Dieu a fait d’un même sang tous les peuples de la Terre.
Le Sport des rois est un livre plein, touffu, qui demande de la concentration, où l’élastique de l’attention et du suspens est tour à tour relâché et tendu. Sa composition est telle qu’il permet de circuler et rien n’empêche le lecteur de ne pas s’appesantir sur les passages consacrés au dressage des chevaux. Ceux-ci sont en arrière-plan et servent de faire-valoir, d’image de la vie brute et de réflexion sur la reproduction et la transmission génétique. Ils correspondent aussi, bien sûr, à l’élément réaliste mentionné plus haut, qui reflète la vie dans les immenses contrées du Sud des États-Unis. Quant à la longueur, défaut relevé par « un grand quotidien national » (français), pourquoi faudrait-il se plier aux exigences d’efficacité et de rapidité du monde aujourd’hui ? Sept années se sont écoulées entre la publication du premier roman de C. E. Morgan et celui-ci. Le Sport des rois est le fruit mûr de ce travail de patience et de métier sur lequel on revient.
Enfin, si Le Sport des rois n’est pas un livre politique à proprement parler, lu de l’étranger en 2019, il met à nu une vision de l’homme choquante à nos yeux. Les États-Unis sont un pays où il est courant d’entendre une formule empruntée à Darwin qui ne l’aurait sans doute pas adoubée, ainsi isolée : « the survival of the fittest ». Elle désigne l’idée froide et terrifiante que seuls les plus aptes, les plus forts, survivent et parviennent à dominer. Elle exclut la compassion et le secours à autrui. Le roman de C. E. Morgan touche ce nerf très profondément enfoui dans la psyché et l’histoire américaine, cette croyance en la lutte pour la survie et la loi du plus fort qui explique en partie l’accès au pouvoir d’un personnage tel que Donald Trump.