Face à l’écrasement du réel, la parole – sur Novarina mis en scène
Lorsqu’on s’intéresse aux débuts de l’envahissement médiatique et de la mise en scène des conflits par le prisme télévisuel et journalistique, la guerre du Golfe (août 1990 – février 1991) constitue un tournant, et les écrits de Serge Daney une analyse d’une acuité rare. Le critique de cinéma décédé en 1992 du sida, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et journaliste à Libération signa en 1991 dans le quotidien une série d’articles célèbres. Face à un conflit qui consacra la suprématie d’une information en continu, scénarisée, univoque – CNN imposant sa sélection et, donc, sa vision des faits aux autres chaînes –, Serge Daney perçoit d’emblée l’appauvrissement des discours et leur dangereuse univocité. L’euphémisation de la guerre, autant en raison de la censure militaire que des logiques médiatiques qui s’installèrent alors, annonce la disparition de l’image (emblématique du cinéma) au profit du visuel (caractéristique de la télévision). « Nous (nous, au Nord) entrons dans une période où l’image n’existe plus que du point de vue du pouvoir, c’est-à-dire d’un champ sans contrechamp (d’un champ qui annihile son contrechamp). »
Il n’y a plus de dialectique, mais une seule vision assénée : le visuel. Là où le cinéma se fonde sur l’altérité, n’existe pas sans la présence de l’autre, quelle que soit l’idée qu’il nous donne de cet autre, la télévision évacue ce dernier. « Le visuel (qui est l’essence de la télé) est le spectacle qu’un seul camp se donne de lui-même tandis que l’image (qui fut l’horizon du cinéma) est ce qui naît d’une rencontre avec l’autre, fût-il l’ennemi. » Si ce phénomène consacre, pour Daney toujours, le triomphe de l’actualité, de l’instantané, il ne s’agit en rien d’information. « Ce qui est « en direct », c’est la mise en scène de toutes les infos : les vraies, les fausses et les manquantes. »
Avec la guerre du Golfe s’ouvre l’âge des images manquantes – celle de ce conflit étant l’image de Bagdad bombardée – auxquelles s’en substituent d’autres, de remplacement. « Pour tous les événements qui se passent dans le monde, il y a une image qui vient très vite couvrir toutes les autres. Même la plus belle image qu’on ait vu récemment qui est le petit bonhomme devant les chars en Chine, qui moi me fait pleurer – pour une fois, il y a eu une image de la liberté, même cette image elle a fini par empêcher toutes les autres images de la Chine de passer. »
Dans Notre parole, Valère Novarina oppose la parole à la communication et pose le petit écran comme le lieu de la mort.
Parmi les articles de cette époque analysant ce tournant dans l’information figure, également, Notre parole de Valère Novarina. À l’invitation du journaliste de Libération Jean-Pierre Thibaudat, le dramaturge, metteur en scène, dessinateur et peintre franco-suisse publie en 1988 pendant la guerre Iran-Irak (qui dura de 1980 à 1988) un article dans le quotidien. Ce qui constitue l’unique article de presse écrit par Novarina ne nomme pas le conflit, et rend compte plus largement de l’idéologie télévisuelle. Là où Serge Daney, en tant que critique de cinéma, s’appuie essentiellement sur les images, Novarina le fait à sa manière. Soit, par la langue.
Car depuis son premier texte dramatique publié en 1971, L’Atelier volant (créé en 1974 par le metteur en scène Jean-Pierre Sarrazac), Valère Novarina a construit une écriture neuve, aussi poétique que comique, bouleversante par ce qu’elle produit. Comme l’écrivait le philosophe Clément Rosset, « le style de Novarina est absolument particulier à son auteur et n’évoque rien de précis à notre mémoire littéraire. Sans doute songe-t-on parfois à Samuel Beckett ; mais Novarina lui emprunte plutôt des thèmes (l’ennui, le vide, le néant, ainsi que le cocasse qui leur est attaché) que des procédés stylistiques [1]. » Sa langue croît démiurgiquement et se multiplie à l’infini dans une invention sans cesse renouvelée, à tel point que « moins il y a à dire, plus Novarina trouve (et invente) de mots pour le dire. »
Le verbe précède l’homme, et celui-ci doit s’arranger tant bien que mal de cet excès de langue débordante. Dans Notre parole, Valère Novarina oppose la parole à la communication et pose le petit écran comme le lieu de la mort. « Prise dans un modèle tout mécanique du langage, victime de sa propre idéologie de la communication comme vente d’information et échange de mots, prisonnière d’elle-même, la télévision n’excelle aujourd’hui que dans l’étalage des choses mortes : montrer des objets et aligner des cadavres. [2] » On retrouve, quoique formulée différemment que chez Daney, cette idée d’absence d’altérité : « La communication parle toute seule. Parler n’est pas communiquer. (…) Parler n’est pas échanger des choses, communiquer des mots – sonnants et trébuchants –, parler n’est pas un échange marchand, un marchandage de mots vendus, de vérités à vendre ; parler est une renaissance à deux et un don. La parole se donne, ne s’échange pas. (…) La communication veut tout dire, tout vider, nous informer de tout, tout expliquer, mais nous savons tous très bien qu’au bout de toute explication, ça n’est jamais qu’une chaîne de causes mortes qui s’est écroulée. »
Comme le metteur en scène Cédric Orain (artiste associé à la Maison de la culture d’Amiens et soutenu également par le Phénix à Valenciennes) l’expliqua lors d’une rencontre avec les spectateurs organisée au Phénix, ce n’est pas la version de 1988 qu’il met en scène, mais une plus récente, amendée (et publiée dans Le Théâtre des paroles chez P.O.L., en 2007). Pour autant, on retrouve l’essentiel du texte initial, sa critique d’un langage évidé de sens, où seul le message parle, mais où le parlant lui-même ne dit rien. L’adaptant au théâtre, Cédric Orain adjoint à ce texte des extraits de pièces de Novarina : La Chair de l’homme, L’Acte inconnu, L’Opérette imaginaire et Le Discours aux animaux.
Tout comme l’article s’origine dans la télévision, c’est par sa présence et ses codes que nous débutons.
Le spectacle s’ouvre, ainsi, avec les premières lignes de l’article. Vêtu d’un pantalon dont les couleurs bigarrées peuvent rappeler certaines toiles de Novarina, le comédien Olav Benestvedt – qui portera pour l’essentiel Notre parole, tandis que ses deux comparses Céline Milliat Baumgartner et Rodolphe Poulain interpréteront les extraits de pièces – débute son monologue dans la salle. La scène, elle, est occupée par un cube constitué de grands écrans où est projeté l’image d’un seul téléviseur brouillé, avant de se scinder en une myriade de plus petits diffusant des émissions du monde entier. Tout comme l’article s’origine dans la télévision, c’est par sa présence et ses codes que nous débutons.
Une fois sur scène, Olav Benestvedt ouvre le cube, les panneaux devenant surfaces pour diverses projections et bientôt débute une séquence de journal télévisé. Vêtus respectivement en costume et tailleur, armés chacun d’un pupitre à roulettes, Céline Milliat Baumgartner et Rodolphe Poulain, en bons journalistes, nous débitent des news. Mais si la forme, les intonations, la syntaxe sont celles des journaux télé, la langue, elle, échappe : « L’interruption volontaire de vie vient d’être autorisée jusqu’au huitième mois avant la mort de l’homme prévu. » « Un quidam surnommé quelqu’un auquel seraient venus se joindre deux individus sans alibi supposés de la même farine, se sont rassemblés ce matin devant l’Assemblée du Syntagme avec un tiers de la même espèce. Et ce, pour former le premier comité quadripartite destiné à conforter dans leurs opinions les sondés sans opinion. » Tout dans ce vocabulaire fait écho au réel et en révèle en même temps par son pastiche maîtrisé l’envers grimaçant.
La puissance comique que suscitent ces néologismes capables paradoxalement de produire un sentiment de familiarité souligne le jeu de dupes de ce type de programmes, leur caractère mortifère. Là où bien souvent le théâtre, lorsqu’il se pique d’imiter – sous couvert de la critiquer – la télévision s’enlise dans une médiocre reproduction de ses codes, ne faisant que conforter ce qu’il entend dénoncer, cette séquence atteint son but. Les artifices simples, réduits au minimum, donnent le cadre, tandis que la langue explose celui-ci, le subvertit dans des effets de comique inattendus, jouissifs.
Au mensonge des médias et à la confiscation de la parole par la communication, Valère Novarina oppose la puissance de la parole. « Parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Les mots ne viennent pas montrer les choses, mais d’abord les briser, les renverser. » Un geste qui, pour l’auteur, trouve sa pleine puissance au théâtre : « Il n’y a qu’au théâtre qu’on puisse réassister au drame comique de la parole sortant des chairs. Comme un souffle de vide qui sortirait à l’envers, comme un air que nous chanterait la matière creuse, comme une chanson qui nous dirait que l’homme est une matière toute pleine de vide que ce vide même fait parler. » Dont acte, et avec intelligence et une jubilation communicative, la mise en scène de Cédric Orain applique ce programme.
L’interprétation maîtrisée du trio rappelle que si le théâtre de Novarina est toujours en premier lieu défini par sa langue, celle-ci prend corps par l’acteur.
Bien loin de tout didactisme, Notre parole va affirmer la puissance du théâtre en le mettant en jeu. À travers les extraits d’autres pièces, c’est un voyage à la liberté géniale dans les registres dramatiques et les genres que le trio effectue, du théâtre classique au music-hall. Chansons, solo de danse qui dérape, ou encore scènes de théâtre psychologique succèdent à des pastiches de pièces d’Anton Tchekhov ou de Dom Juan, introduits par Olav Benestvedt. Si ce dernier, par sa partition de jeu particulière lui imposant d’être un narrateur assez présent et à la fois en retrait, peine encore parfois à trouver sa juste place, Céline Milliat Baumgartner et Rodolphe Poulain excellent. Le duo se balade dans les registres, les personnages, les situations avec aisance. Cette interprétation maîtrisée du trio rappelle que si le théâtre de Novarina est toujours en premier lieu défini par sa langue, celle-ci prend corps par l’acteur.
L’une ne va pas sans l’autre et le verbe doit rencontrer le corps, les comédiens donnant souffle et réalité à cette parole. Rares sont les metteurs en scène parvenant ainsi à cette maîtrise du projet novarinien, où la langue, matière organique, ne cesse de se déconstruire, de s’inventer autre, geste poétique ancré dans la chair des interprètes. Une recherche que le metteur en scène Cédric Orain avait déjà déployé dans « Sortir du corps ». Créé en 2011 avec des acteurs de L’Oiseau-mouche, compagnie réunissant des comédiens professionnels en situation de handicap mental, ce spectacle avait fait date, tant l’écriture de Valère Novarina s’incarnait avec une force inouïe.
Trente et un ans après la publication de l’article de Novarina, et bientôt trente après ceux de Daney, les avancées technologiques ont remodelé notre rapport aux images, l’expérience que nous en avons. Si les analyses des deux hommes seraient certainement différentes aujourd’hui, cette confiscation et appauvrissement d’une parole par le monde médiatique perdurent. L’enregistrement possible de tous les événements de l’actualité, par quelques moyens technologiques que ce soit, leur relais immédiats via Internet ont certes bouleversé la donne. Pour autant, l’actualité immédiate nous rappelle que les médias dominants continuent différemment leur travail de recomposition, d’euphémisation ou de soustraction d’informations.
Le flux et la pléthore d’images et d’informations n’empêche ni les images manquantes, ni l’appauvrissement de la langue. Face à cela, Cédric Orain oppose le théâtre, l’inventivité poétique du verbe, le renversement que celui-ci permet. Avec son final en deux temps, annonçant la mort pour ensuite mieux la déjouer – car au théâtre, comme dans le cinéma cher à Daney, l’acteur ne meurt pas vraiment, son souvenir s’imprime dans la mémoire du spectateur, accompagnant ce dernier –, et offrant une liste hallucinée de noms d’oiseaux inventée, c’est la langue qui triomphe dans Notre parole. Une langue complexe, riche, carnavalesque parfois, traversée de doutes et emplie de mystères. Une langue qui permet de réfléchir le réel autrement.
Notre parole, de Valère Novarina, mis en scène Cédric Orain, Théâtre de la Cité internationale, Paris, du 11 février au 2 mars 2019