Littérature

Le démon du contretemps – sur 1938, nuits d’Hélène Cixous

Écrivain

« C’est le quatrième livre qui me ramène à Osnabrück, la ville de ma famille maternelle. Je cherche. » Ainsi s’ouvre la présentation de la dernière œuvre d’Hélène Cixous, ouverture qui annonce une quête, quête de compréhension de l’inhumain, quête de vérités familiales mais avant toute chose quête poétique dont l’accueil dépendra du lecteur.

Nombre de lecteurs, semble-t-il, se demandent par où aborder enfin une œuvre aussi profuse que celle d’Hélène Cixous, qui compte désormais plus de quatre-vingts titres (un peu plus qu’elle-même n’a d’années), et l’on hésite, pour leur répondre, entre les classiques que sont Or, les lettres de mon père (Des Femmes, 1997), Homère est morte… (Galilée, 2014) ou encore Le jour où je n’étais pas là (Galilée, 2000).

Disons le donc d’emblée : 1938, nuits, qui vient de paraître, est assurément une formidable porte d’entrée dans une œuvre protéiforme mais dont tous les éléments s’imbriquent, immédiatement identifiables, et au sein de laquelle il vient creuser plus profondément une veine majeure : c’est le quatrième de ses livres dont la ville allemande d’Osnabrück, lieu de naissance de sa mère qui a eu la prescience ou le bon sens de quitter l’Allemagne dès 1932, est le théâtre principal. Et le premier récit où ce théâtre, imbibé de haine nazie depuis la fin des années 1920, part en flammes, sous nos yeux.

Si l’on a commencé ainsi, c’est qu’il faut bien au préalable revenir sur le statut dont jouit Hélène Cixous sur la scène littéraire contemporaine, qui est décidément des plus paradoxaux. C’est à n’y pas croire, certains jours. Sa renommée est telle qu’elle remplit les salles à New-York comme à Paris dès qu’elle y intervient ; son œuvre est abondamment traduite, étudiée dans les universités de nombreux pays ; elle est par ailleurs depuis plus de trois décennies l’auteur de référence du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, plébiscité par un vaste public – et pourtant, ses livres restent scandaleusement peu lus en France, peu ou prou ignorés qu’ils sont d’une grande partie de la critique médiatique (il est vrai que cette dernière n’est plus tant réfractaire que timorée, semble-t-il, impressionnée par l’importance de l’œuvre et son irréductibilité aux canons journalistiques en vigueur : il faut bien admettre qu’il est impossible de rendre compte d’une fiction d’Hélène Cixous en résumant son intrigue avant de conclure d’un jugement lapidaire).

Sans revenir ici sur la misogynie ancestrale du milieu dit littéraire, certains en son sein lui font volontiers la réputation élogieuse d’être un auteur particulièrement exigeant, ce qui les autorise aussitôt à évoquer une œuvre qui serait intrinsèquement « difficile ». Cette réputation résulte d’une grande confusion, en réalité, et 1938, nuits, où les phrases se font aériennes et légères comme flocons de neige à l’approche de la Nuit de Cristal (9 au 10 novembre 1938), en témoigne une fois de plus : mot à mot, phrase à phrase, paragraphe à paragraphe, on voit mal ce qu’il y aurait de difficile ou d’ésotérique ici. Que l’œuvre en son premier abord puisse paraître abrupte est une autre question. Car le seul écueil, en vérité, se trouve chez le lecteur, lorsqu’il aborde le texte fort de ses propres convictions et de sa prétention à maîtriser le sens : alors même que l’auteur a précisément l’immense qualité de savoir laisser le texte prendre la main et s’ouvrir à l’inconnu.

Elle s’en expliquait ainsi, voici quelques années, à l’occasion d’un dialogue avec Jacques Derrida : « Au moment où je suis le scribe (je dis toujours que je suis le scribe, j’ai ce métier de scribe qui note ce que le livre est en train de produire), je ne m’oppose pas, au contraire, au trouble, donc à tout ce qui fait déraper et qui fait l’acte de création dans la littérature ». Lire autant qu’écrire, ici, implique d’avoir l’audace d’un instant « abdiquer la raison par raisonnement » (autant dire, d’abdiquer la raison au nom de la raison consciente de ses limites et de sa tendance rassurante à se faire plus raisonnante que raisonnable), implique de laisser venir ce que produit le mouvement du texte, laisser venir ce à quoi on n’avait jamais songé jusqu’alors, ce à quoi on n’aurait jamais songé, sinon : « Dans la pratique journalistique ce sera corrigé par le rédacteur, par contre en art littéraire, en écriture, on se gardera bien d’essayer de ramener à la raison un texte dont la vitalité est justement qu’il échappe à la raison, qu’il déraisonne sans cesse » dans l’espoir de lever quelques instants le voile des idées reçues qui nous tiennent lieu de doxa.

Cela demande de l’audace, mais également, pour l’auteur, une confiance sauvage dans les puissances de la langue, une connaissance intuitive de ses sorts et ressorts – et l’on pourrait ici parler d’une forme d’« instinct », au souvenir de Proust affirmant qu’en matière d’écriture l’intelligence « n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place » quand bien même « il n’y a qu’elle (l’intelligence) qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première ».

Ses textes attendent du lecteur qu’il entre immédiatement en partage du poétique : que le lecteur soit dès le seuil du livre dans une disponibilité et une liberté indispensables à ce partage.

Pour le dire autrement, les textes d’Hélène Cixous n’ont rien d’intrinsèquement difficile, ils se font au contraire de plus en plus limpides (la langue comme l’œil s’éclaircissent avec l’âge), s’il est vrai, en revanche, qu’à rebours des romans ouvrant le jeu pour entraîner peu à peu le lecteur en terrain poétique, ses textes attendent du lecteur qu’il entre immédiatement en partage du poétique : que le lecteur soit dès le seuil du livre dans une disponibilité et une liberté indispensables à ce partage. Et, de fait, cette disponibilité qu’ils réclament se joue dans la langue commune où elle entre en flagrante contradiction avec les conditions sociales et politiques qui sont faites à l’écrasante majorité des individus et avec la nécessité où chacun se trouve de « tenir sa langue » dans les limites de la communication bienséante, sinon servile (ce qui en dit plus long sur les temps spirituellement pauvres qui sont les nôtres que sur son œuvre).

Quitte à s’aventurer un peu plus avant sur le terrain d’une opposition radicale entre art littéraire et communication qui est ici pleinement assumée, on pourrait dire que le geste d’Hélène Cixous se déploie a contrario exactement de l’un des premiers commandements des écoles de journalisme, celui qui impose de renoncer à ramifier le sens : dans le cadre d’un article, « vouloir tout dire c’est ne rien dire. » Sauf à ne viser qu’au pur divertissement du lecteur, que serait une littérature qui renoncerait à l’utopie de dire ce tout, précisément, qui échappe aux lecteurs du journal ; qui renoncerait à l’utopie de ne rien voiler, rien dissimuler de ce que l’on ne peut pas dire mais qui exige cependant d’être écrit pour enfin dénouer nos langues, les arracher à la lénifiante et anesthésiante « glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais », pour citer Proust à nouveau ?

Cette glace de l’habitude et du raisonnement qui nous empêche si souvent de réaliser ce qui se passe sous nos yeux au moment où il serait impérativement nécessaire de le dire, comme on va sous peu le voir, pourrait caractériser le questionnement qui hante 1938, nuits, . Le piège des habitudes et des raisonnements rassurants (l’Allemagne est le pays de Goethe, tout de même) s’y révèlent particulièrement propices à l’éclosion d’un démon qui n’est jamais effrayant qu’a posteriori, mais l’est dès lors à jamais, « le démon du contretemps » : « qui veille là-haut ou au fond de nous à ce que nous obéissions comme des insensés au démon du contretemps » ?

« Il ne faut pas le dire » : tel était précisément le sous-titre, figurant sur la couverture à la place d’ordinaire attribuée aux mentions « roman » ou « essai », de Benjamin à Montaigne (Galilée, 2001), où jaillissait du fin fond des secrets familiaux jalousement gardés l’histoire de ce Benjamin chassé tout jeune encore de la famille d’Osnabrück pour aller mourir seul aux États-Unis, au tout début du XXe siècle, en raison d’un larcin qui risquait d’entacher la réputation familiale. Concernant au départ le noyau familial d’Osnabrück, le cercle du « il ne faut pas le dire » n’a cessé depuis de s’élargir, jusqu’à ce 1938, nuits, où les phrases flocons formant bientôt congères à nous glacer les sangs se précipitent au cœur du cauchemar Juif d’Osnabrück désormais nazifié de fond en comble.

Le monstre se referme d’un coup de mâchoire géante sur ses proies désignées de longue date. L’incendie de la synagogue, « prologue au temps de l’Anéantissement », est immédiatement suivi, ici comme ailleurs en Allemagne, pour les « Juifs aktionnés » par les premières déportations à Buchenwald : « Je n’ai jamais vu de mot aussi désagréable et inquiétant que ce précipité du nom de Aktionjude, en voilà un qui a été créé par des manipulations, le fruit d’expériences sur le vivant, un Aktionjude est la résultante d’un essai nazi sur des sujets dits Juifs, une fois inventé on ne peut pas lui trouver d’égal ou d’équivalent dans une autre langue, tous les Juifs allemands et tous les Allemands Juifs ne sont pas des Aktionjude, il s’agit là d’une sélection d’une partie du produit soumise à une intervention effectuée comme prévu du 8 au 9 Novembre 1938 et le jour du 10 Novembre », écrit Hélène Cixous en se gardant de fermer la phrase et le paragraphe par un point qui menacerait l’apesanteur où se tenir encore, si possible.

Leur vie perdant toute valeur humaine dès lors qu’ils le sont, les « Juifs aktionnés » connaîtront pour quelques-uns d’entre eux le miracle d’un visa étranger reçu avant l’entrée en guerre ; d’autres reviendront chez eux ou ce qu’ils pensent toujours pouvoir appeler ainsi, relâchés sciemment pour qu’ils « sèment la terreur et ses messages : sortez, expulsez-vous, chassez-vous, fuyez, vermine ». Sinon qu’il est désormais trop tard pour fuir ; la mâchoire ne lâchera plus aucune proie : « au départ, l’idée n°1 était de chasser les Juifs. Voilà que les pays limitrophes et au-delà se sont opposés à ce transfert. Alors a surgi l’idée n°2 : empêcher les Juifs-poussés-à-partir de partir ».

Ponctuant les récits maternels jusque dans les rêves où Ève Cixous ne cesse de jouer les revenantes, ce commandement « il ne faut pas le dire » pourrait ici encore qualifier le « genre » même du livre, comme de celui qui le précédait sur ce chemin de vérité, Gare d’Osnabrück à Jérusalem (Galilée, 2016) où l’on pouvait lire : « Ma mère m’empêche de tout dire, il y a pire, il y a pire. Elle ne veut pas que l’on sache le pire, et pourtant c’est elle qui m’a raconté le pire, elle n’a pas réussi à ne pas le raconter, elle », y lisait-on. L’auteur y racontait son tout premier séjour dans la ville maternelle où elle s’était jusqu’alors gardée de se rendre. C’était peu après la mort de sa mère, qui l’accompagnait, parlant plus librement que jamais d’être ainsi revenante à la source de ses récits. Une collision magistrale s’opérait dès lors entre la ville d’Osnabrück imaginée depuis la petite enfance, dans la cuisine de Oran, à travers les récits mêlés de la mère, de la tante et de la grand-mère sauvée in extremis, et la vérité physique de la ville partiellement reconstruite.

La collision était celle, aussi, de la mémoire collective, telle que la mairie d’Osnabrück l’entretient aujourd’hui avec constance, et de la vérité vibrante, vivante, d’une mémoire intime riche également, bien sûr, de tout ce qu’il ne faut pas dire mais qu’Ève confiait, sous le sceau du secret. Ainsi de l’histoire d’Arthur Baruth, réduite à quelques lignes dans les archives, mais héros récurrent du récit maternel pour avoir été promu « rabbin de secours » alors qu’il avait «malencontreusement perdu la foi, ce que nul n’a jamais su sauf ma mère», dont Arthur Baruth fut amoureux. À chaque shabbat, « Dieu redonnait à Baruth la preuve qu’il n’existait pas, il lui coupait la parole, mettait des blancs dans son prêche, sans compter les « contrepèteries » comme me le disait ma mère, involontaires, le tournait en ridicule et lui faisait mal au ventre, ma mère ne me le disait en se tordant de rire que sous le sceau du secret ». Si la conscience vigilante des rares survivants des années inhumaines l’a écarté de la chronique c’est que, ajoutait le texte, « d’instinct on repousse le clown » : c’est que « il ne faut pas le dire, au moins pendant quelques années encore ».

Hélène Cixous suit l’ami de sa mère jusqu’à Buchenwald, s’enfonce et nous y entraîne souffle précipité, courant une main dans la sienne, l’autre dans celle du lecteur.

Le cercle s’élargit à nouveau dans 1938, Nuits, et le lecteur le doit là encore à un commandement maternel. Un rêve ouvre le livre, dans lequel la revenante annonce l’envoi « par la fenêtre en urgence d’un paquet précieux ». C’est « le cinquième 1er Juillet, depuis que ma mère est partie sac au dos faire le tour de l’autre monde, je ne sais jamais d’où elle va m’appeler la prochaine fois. Elle m’a confié la garde de son appartement parisien, où tout séjourne dans l’ambre, ses présences, parmi lesquelles son absence, ses archives, ses aventures ses vies et ses opinions », précise d’emblée l’auteur d’une discrète référence à Vie et opinions de Tristram Shandy, de Laurence Sterne, magicien de la digression.

Le rêve conduit aux archives maternelles, et à la découverte dans un placard d’un « document folio vingt-cinq pages tapées à la machine, simple interligne, sans marge en haut ni en bas, quarante-quatre lignes par page, non numéroté, en mauvais état physique, papier jauni et racorni, sans titre, sans aucun intervalle, sans alinéa, sans signature, sans couverture ». Il s’agit d’une forme de déposition : la déposition de Fred, l’ami américain de Ève, qu’il avait connue à Osnabrück longtemps avant de réussir à gagner les États-Unis après avoir fait partie des « Juifs Aktionnés » de 1938. Il s’appelait alors « Siegfried K. », il avait 25 ans. Le démon du contre-temps, prenant le masque d’un retour au foyer motivé par le raisonnement étanche à l’inconnu et l’habitude du bonheur familial, qui se révèlent pour le coup plus glaçants que jamais, l’avait fait rentrer en Allemagne depuis la Suisse, alors qu’il venait enfin d’obtenir son diplôme de médecin malgré son état de Juif.

Rentrer à Osnabrük, à l’automne 1938 ? On peut évidemment partager la difficulté de s’arracher à sa ville, son quartier, sa maison, quand bien même on ne peut pas ne pas voir que même les bancs publics sont désormais interdits aux Juifs. Mais y revenir, à la veille de la Nuit de Cristal ? « J’aimerais tant pouvoir lui demander pourquoi, comment, il est encore là. » De nouveau une collision se produit entre Fred, le petit bonhomme américain et ami de sa mère qu’a vaguement connu l’auteur, et Siegfried courant haletant dans ses pages sans oxygène comme on fuit une forêt en flammes. Hélène Cixous l’y suit jusqu’à Buchenwald, s’enfonce et nous y entraîne souffle précipité, courant une main dans celle de Siegfried, l’autre dans celle du lecteur, allant au plus noir, au plus sordide, au plus grotesque aussi de la vie du camp construit si près de Weimar, là où la légende voulait que le seul arbre préservé durant la construction du camp ait été celui de Goethe – Goethe auquel les Juifs allemands croyaient tant qu’ils ont pu y voir un talisman, ainsi que le rappelait parfois Ève : « Je connais des vieux qui disaient, mais l’Allemagne est quand même le pays de Goethe. Goethe leur servait de croix de fer universel ».

Tandis que le texte nous précipite au pire, jusqu’à ce qu’une lueur d’espoir apparaisse enfin, à la vingt-cinquième page et autant dire au bord de la dernière extrémité, une toute petite lueur pour Siegfried qui pourra donc devenir Fred, le démon du contre-temps est partout – et aussi bien dans le regret d’avoir compris trop tard qui était Fred pour interroger quiconque, alors que le questionnement se relance : « C’est le quatrième livre qui me ramène à Osnabrück, la ville de ma famille maternelle. Je cherche. Je cherche à comprendre pourquoi Omi s’y trouvait encore en novembre 1938. Ainsi que ses frères et sœurs » qui ne sont jamais revenus à Osnabrück, eux, de n’avoir pas su en partir ; ils n’ont pas eu la chance miraculeuse qu’a eue Omi lorsque le consul de France de Dresden lui a appris qu’étant née allemande mais en Alsace elle avait droit de ce fait depuis 1918 à un passeport français.

Il a fallu l’intervention de ce consul pour la décider, alors que les exhortations de sa fille Ève n’y avaient jamais suffi. A Osnabrück, pourtant, sa fenêtre « donnait sur l’horlogerie-bijouterie Kolkmeyer NSDAP en chef, elle ne voyait pas qu’elle voyait la bannière du Reich pendre depuis la fenêtre jusqu’au sol, elle ne voyait pas qu’elle ne voyait pas ce qu’elle voyait, depuis 1938 elle ne voyait ni 1933 ni 1942, une femme si distinguée, peut-être son mari Michael Klein mort pour l’Allemagne en 1916, croix de fer, lui murmurait-il, ne t’inquiète pas, je suis toujours là pour te protéger » lit-on, à l’issue d’un paragraphe que, là encore, aucun point final ne vient arrêter, ou arrimer. C’est qu’il ne faut pas le dire, mais l’écrire d’un geste volatile est possible, dans une impossible course à la vérité, croix de bois croix de fer…

Hélène Cixous, 1938, nuits, Galilée, 24 janvier 2019, 162 p.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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