Littérature

Une histoire supersonique – à propos du premier roman de Vincent Raynaud

Journaliste

Avec Toutes les planètes que nous croisons sont mortes, l’éditeur et traducteur Vincent Raynaud fait défiler façon avance rapide et bande-son à fond l’avènement du néolibéralisme à travers la vie brève d’un groupe punk. Un premier roman aussi social qu’original.

Dès les premières lignes, on est attrapé. Chaque chapitre de ce roman est constitué d’une seule phrase qui semble courir à toute allure de page en page. Effet étourdissant parmi d’autres dans un texte qui accumule les prouesses. Dont celle-ci : parvenir à nous plonger dans l’univers punk français pour décrire les mécanismes du néolibéralisme, tout en évitant les poncifs et la facilité.

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Toutes les planètes que nous croisons sont mortes est l’histoire de Tristan Lavarini, dix ans au début du livre. Père intellectuel vénitien d’origine, mère suédoise et cantatrice célèbre, Tristan et son grand frère Gilles grandissent à Saint-Germain-des-Prés dans un milieu privilégié, éclairé et mélomane. Comme il se doit, tous deux fréquentent le conservatoire. Gilles semble taillé pour une carrière de concertiste, Tristan va déjouer les attentes familiales. A lui le rock sous différentes formes, les salles chauffées à blanc, l’émergence du mouvement punk, les interviews backstage et l’industrie du disque.

Chaque chapitre parcourt un moment important de la vie de Tristan, raconté par un narrateur extérieur. Entre les chapitres sont insérés de courts textes en italique, rédigés à la première personne. Dans ces monologues, Tristan ou d’autres protagonistes relatent un souvenir, proposent une analyse intime de ce qui s’est déroulé sous nos yeux.

Dès le départ, Raynaud s’amuse à déjouer plusieurs lieux communs de la littérature française, sortant son héros d’un avenir tout tracé en tant que personne et en tant que personnage. Tristan est déroutant. Ni enfant ni adolescent, à la fois indifférent et passionné, solitaire et sociable. Il le sera jusqu’à la fin, déjouant nos attentes et nous tenant en alerte. La grande réussite de ce livre est d’accumuler les détails de sa vie – l’école, la famille, les amis, l’ambiance – tout en progressant à toute allure, car plusieurs années peuvent s’écouler en quelques mots : « la rame de métro repart, deux minutes, huit semaines, douze mois, puis elle s’arrête, Tristan a maintenant onze ans ». Ce parti-pris de la rapidité tenu jusqu’au bout, porté formellement par cette phrase unique qui de fait ne permet aucune pause, s’avère extrêmement intéressant : Raynaud installe le roman balzacien à l’intérieur de la vitesse contemporaine.

Nous allons suivre Tristan tout au long de sa vie, et tout connaitre de ses bonheurs et déboires, amitiés et amours, réussites et échecs. Tout, entièrement tout, est provoqué par la musique. Elle n’est pas seulement un bruit de fond ou une illustration. La musique qu’écoute et invente Tristan est le cœur même du livre, son moteur narratif, les expériences intimes du héros n’étant vues et racontées qu’à l’aulne de son apprentissage de la musique.

Dans chaque chapitre, les événements surgissent comme autant de péripéties dans un roman d’initiation où l’initiation serait avant tout musicale.

Et elle est très précisément citée et commentée, cette musique, l’auteur proposant même en fin d’ouvrage un récapitulatif, année par année, des disques évoqués. Une accumulation de titres, foisonnante et éclectique, qui dit l’évolution de Tristan, depuis la musique classique familiale jusqu’au rock et à l’expérimental, mais aussi celle du pays, car tous les noms sont bien réels, Bowie, Massive Attack, Etienne Daho, et nous renvoient à des époques précises et à des événements collectifs, par exemple les élections présidentielles qui ont scandé l’histoire récente. Dans chaque chapitre, ces événements surgissent comme autant de péripéties dans un roman d’initiation où l’initiation serait avant tout musicale, le reste, idées politiques, apprentissage de la vie en société, expériences sexuelles, en étant les conséquences. Chaque étape du chemin de Tristan passe par la découverte d’un instrument ou d’un nouveau genre musical.

Pour autant, les époques traversées, des années 70 jusqu’à aujourd’hui, et les grands faits qui ont marqué l’histoire ne sont pas  traités comme des motifs secondaires, bien au contraire. Ils sont précisément consignés dans un effet de réel assez saisissant, d’autant plus surprenant que l’auteur n’a pas vraiment connu les premières années dont il parle, puisqu’il est né en 1971. En cela, Toutes les planètes que nous croisons sont mortes est un grand roman, qui montre l’évolution politique et sociale d’un pays, et plus encore du monde en général. A travers la peinture de la scène punk parisienne, Raynaud nous parle de la montée de l’extrême droite, et dans les déboires du groupe de Tristan ce sont les transformations de l’univers du travail et de l’entreprise qu’il faut lire. Et l’auteur ne se contente pas de décrire, mais à coup de petites remarques assassines glissées dans son texte – « en cette belle année 1982 la France mitterrandienne a soif de culture, de plaisir, il y a même un ministre chargé de ça » –  c’est une critique politique de l’évolution du pays qu’il propose.

Car c’est bien sûr au libéralisme galopant et à ses conséquences que Raynaud va en venir, mais pas seulement. Là encore, tous les sujets abordés le seront par le prisme de la musique. Tristan est un artiste qui va devoir affronter les transformations de l’industrie du disque, les pressions des majors sur les labels indépendants, l’avènement du CD qui détrône le vinyle et l’explosion du téléchargement sur internet qui déstabilise tout, mais aussi les changements dans le monde des médias, la place grandissante de la communication dans la culture.

Tristan traverse les années comme un héros de tragédie grecque, toujours plus cultivé, courageux et intelligent que les autres, mais faible aussi et parfois indécis, soucieux de rester fidèle à ce qu’il est, malheureux à l’idée de ne pas trouver sa place dans le monde.

Une fois dit qu’il s’inscrit dans la tradition du roman balzacien tout en le renouvelant par ses innovations formelles et sa radicalité, une fois remarqué qu’il joue avec les temporalités et la notion de narrateur pour mieux nous déstabiliser, il est compliqué de classer Toutes les planètes que nous croisons sont mortes dans une école romanesque particulière au sein du paysage littéraire français du moment.

Bien que primo-romancier, l’auteur n’est pas un inconnu dans le monde des livres et de la littérature. Éditeur, Vincent Raynaud est entré en 2017 à L’École des loisirs après s’être occupé de littérature italienne durant plus de dix ans chez Gallimard. Traducteur de l’anglais, de l’italien et de l’espagnol, on lui doit d’avoir fait connaître à la France de la narrative non fiction américaine, de la littérature d’Amérique du sud et de jeunes outsiders italiens, dont le désormais célèbre Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra.

On pourrait , dans sa façon d’observer de près un microcosme – le milieu de la musique rock en France – rapprocher l’écriture de Raynaud à de grands romans sociaux à l’américaine.

C’est probablement vers la pratique de traducteur et l’ouverture de l’auteur sur des littératures d’ailleurs qu’il faut chercher pour comprendre le roman et prendre la mesure de son originalité.

Ces dernières années, Raynaud a par exemple traduit aux éditions du Sous-sol, spécialiste de la creative nonfiction, les livres de Lillian Ross, Janet Malcom ou Michael Paterniti, emblématiques journalistes du New Yorker, auteurs de reportages au long cours. On pourrait ainsi, dans sa façon d’observer de près un microcosme – le milieu de la musique rock en France – rapprocher l’écriture de Raynaud de travaux de ce genre, ou plus généralement la relier à de grands romans sociaux à l’américaine, tel ceux de Jonathan Franzen, qui à travers la vie d’un personnage ou d’une famille parviennent à faire le portrait d’une société.

Pourtant, c’est probablement chez les jeunes auteurs italiens qu’il faut aller chercher pour comprendre le travail de Raynaud. En tant que traducteur il a permis au lectorat français de découvrir plusieurs écrivains nés comme lui dans les années 70. Gian Mario Villalta, Andrea Bajani, Marco Mancassola, Gianluigi Ricuperati, pour n’en citer que quelques uns, ont renouvelé le roman transalpin, tant par les thèmes abordés que par les formes expérimentées. Ils sont les acteurs d’une nouvelle littérature italienne engagée, capable de dépecer les années Berlusconi, mettre en scène les changements du monde et jouer avec les genres littéraires. Tout en étant tournés vers l’extérieur, ces jeunes auteurs explorent toujours plus l’univers culturel péninsulaire, et il est emblématique qu’un de leurs représentants, le romancier et scénariste Nicolo Ammaniti, signe la série Il miracolo produite par Arte. Dans laquelle un premier ministre, à la veille d’un référendum important sur l’Europe, découvre que, dans un lieu gardé secret au fond des sous-sols de Rome, une statue de la vierge s’est mise à pleurer des larmes de sang.

Cette tension entre modernité et patrimoine est, aussi, ce qui donne une tonalité particulièrement émouvante à certaines pages du livre de Vincent Raynaud. Parfois, les obscures origines vénitiennes de Tristan resurgissent, ou quelques phrases en suédois, alors que les morts s’additionnent sans que Tristan ne puisse les oublier, et que les monstres sacrés de la musique se succèdent sans que les nouveaux n’effacent leurs aînés.

 

Vincent Raynaud, Toutes les planètes que nous croisons sont mortes, L’Iconoclaste, 16 janvier 2019, 544 pages.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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